Bienvenue à l'Hôtel Andromeda et ses surprises
Entre les mystérieuses boîtes new-yorkaises de Joseph Cornell et l’horreur toujours oubliée – incarnée ici en Tchétchénie -, Gabriel Josipovici conduit avec obstination l’interrogation sur les places que nous pouvons, voulons et devons donner à l’art et ses mécanismes magico-analytiques.
Elle aime bien venir ici, dans l’appartement lumineux au dernier étage de la maison, passer du temps avec la vieille dame dans sa grande cuisine, la fenêtre ouverte sur le ciel.
La vieille dame dit :
– Je n’ai que des morceaux.
Elle est debout sur une chaise et fouille sur l’étagère du haut du placard.
Helena dit :
– C’est bon. J’aime bien les morceaux.
– Tant mieux, dit la vieille dame. Parce que c’est tout ce que j’ai.
Elle descend de la chaise, serrant fort une boîte en carton de couleur bleue.
Helena dit :
– En fait, je préfère les morceaux.
– Les morceaux se gardent mieux, dit la vieille dame. Le truc cristallisé a tendance à coaguler au bout d’un moment, donc c’est idiot d’en acheter puisque tu es la seule personne que je connaisse qui prend du sucre et tu ne viens pas me voir si souvent.
– Ne dis pas ça, dit Helena.
– C’est la vérité, non ? dit la vieille dame.
– Certainement pas, dit Helena. Je viens tout le temps. Et même, je dois me retenir de monter parce que j’ai peur de t’ennuyer.
– Pas de danger que ça arrive, dit la vieille dame.
– Tu es sûre ?
– Bien entendu. Et en plus, tu le sais.
– Non, dit Helena. Mais je sais que tu es bien trop polie pour me dire si je t’ennuie.
– Ça prouve bien que tu me connais mal, dit la vieille dame. Si tu me connaissais mieux, tu saurais que je dis toujours ce que je pense.
– Tu dis toujours ça, dit Helena, mais je doute que tu le fasses vraiment. Pas si tu penses que ça pourrait blesser quelqu’un.
– Je tiens à mon intimité autant que n’importe qui, dit la vieille dame. Tu n’as pas à t’en faire. Je te dirai quand je ne veux pas te voir. Allez, dit-elle, en faisant un signe de tête vers la boîte, sers toi.
Helena prend délicatement un morceau dans la boîte et le laisse glisser dans sa tasse de thé. Elles regardent toutes deux tandis qu’il se désagrège lentement et ne fait plus qu’un avec le liquide brun.
La vieille dame dit :
– En Russie, avant la Révolution, ma mère me racontait, il y avait un seul morceau de sucre pour toute la famille. Il était suspendu au-dessus de la table, attaché au fil de la lampe par un bout de ficelle, et celui qui voulait sucrer son thé le tirait vers lui et en suçait un bout.
– Je n’aurais pas aimé être la plus jeune, dit Helena.
– Ça ne t’aurait pas dérangée, dit la vieille dame. Pas si tu n’avais rien connu d’autre.
– C’est vrai, dit Helena.
– En parlant de Russie, dit la vieille dame, tu as des nouvelles de ta sœur ?
– Non, dit Helena. Tu sais qu’elle n’écrit jamais.
Historienne d’art et talentueuse essayiste, Helena s’est attelée, dans son petit appartement londonien, à un ouvrage sur Joseph Cornell (1903-1972), l’artiste new-yorkais oscillant entre surréalisme et art brut qui, presque toute sa vie durant, entre brefs tournages de films expérimentaux et compagnie de son frère, complice affligé de paralysie, et de sa mère, figure abusive exemplaire, dans leur petite maison de Flushing, assembla d’étranges et merveilleuses boîtes à partir d’objets chinés dans les brocantes de la métropole américaine et de collections documentaires confectionnées par ses soins.
Helena a une sœur, Alice, responsable d’un orphelinat humanitaire en Tchétchénie livrée aux combats et aux exactions, sœur dont elle n’a jamais de nouvelles, malgré ses permanentes tentatives de contact. Helena la soupçonne de mépriser profondément son douillet confort londonien et la futilité de ses travaux.
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Lorsque survient Ed, un photographe et journaliste tchèque ayant couvert pendant des années les guerres et les misères quotidiennes de Tchétchénie, brutalement exilé à Londres, ayant besoin d’un hébergement « pour quelques jours », et se disant recommandé par Alice, l’ordonnancement paisible des journées, consacrées jusqu’alors essentiellement à l’élucidation intime du mystère Cornell, à quelques occasionnelles joutes amoureuses avec le voisin Tom et à de salvatrices discussions régulières avec la vieille et fine voisine du dessus, vacille – et un étrange abîme se fait jour peu à peu.
Il prend une grande tasse qui était dans l’évier et se verse du café.
– Un type sympa ? demande-t-il.
– OK.
– Pourquoi est-il là ?
– Ils l’ont expulsé.
– Mais pourquoi pas Prague s’il est tchèque ?
– Il cherche du travail.
– Il écrit en anglais ?
– Il est photographe.
– Ah. Et qu’est-ce qu’il avait à dire sur Alice ?
– Il dit que les conditions sont intolérables. Il y a un semblant d’ordre mais en gros, c’est une république bananière, à la mode du Caucase : un dictateur de pacotille qui reçoit des ordres de Moscou, tous ceux qui ne font pas partie de son entourage ont trop peur de lever la tête, de la corruption partout, les villageois toujours en état de choc après deux guerres sanglantes, quelques partisans déterminés à continuer le combat, qui ont maintenant le renfort de djihadistes venus de l’autre côté de la frontière. Pour la plupart des gens, dont Alice et l’orphelinat, pas d’argent, des abus constants de la part des autorités, des enfants sauvages qui n’hésitent pas à voler tout ce qui est à leur portée, qui maltraitent les plus faibles, les mutilent parfois ou même les tuent. Sinon, tout va bien.
Comme Patrick Beurard-Valdoye cherchant et trouvant le mécanisme technique et formel pour rendre compte intimement du collage sériel et insulaire de Kurt Schwitters (« Le narré des îles Schwitters », 2007) et bien que ne surgissant pas du tout du même horizon poétique, Gabriel Josipovici attache toujours, me semble-t-il, une importance fondamentale à la manière dont son écriture, pour un ouvrage donné, se met au diapason (sonore ou non) de la matière humaine et artistique qui l’imprègne. On se souvient ainsi avec forte émotion de l’activation d’un mode musical classique (« Goldberg : Variations », 2002) ou contemporain (« Infini : L’histoire d’un moment », 2012), d’un mode discursif itinérant (« Moo Pak », 1994), voire d’un mode silencieux presque cloîtré (« Tout passe », 2006), pour ne citer que quelques exemples de cette fusion artistique et littéraire très résolue.
Dans « Hotel Andromeda » (2014), traduit en français en 2021 chez Quidam par Vanessa Guignery – sa deuxième belle réussite avec Gabriel Josipovici, après « Dans le jardin d’un hôtel » (1993) en 2017, depuis que le si regretté Bernard Hoepffner nous a quittés -, pour établir cette correspondance avec les boîtes si spéciales de Joseph Cornell, il a fallu à l’auteur trouver à la fois des matériaux simples, réputés sans noblesse et sans héroïsme, bribes de quotidien et conversations en apparence anodines comme reflets subtils du bric et du broc infra-ordinaire inscrit dans les boîtes, et du carburant souverain, en écho au précieux insolite pouvant surgir des brocantes new-yorkaises, véhiculé par l’irruption de l’horreur tchétchène (renvoyée pour nous normalement au bruit de fond de l’Occident) dans les mots fiévreux et pourtant calmes d’un mystérieux photo-reporter digne du grand Stanley Greene. Par le patient truchement de la critique d’art Helena, et dans le mouvement même de ses interrogations (et de cette scansion unique construite par les « dit-elle / dit-il » de Gabriel Josipovici, telle qu’elle avait pu être discutée lors d’une mémorable soirée à la librairie Charybde en 2014, ici, avant celles de 2016 et de 2017), il se poursuit ici, plus belle que jamais, cette constante investigation à propos de ce qui constitue l’art pour nous, de ce qui le rend largement irréductible aux algorithmes de l’intelligence artificielle développée par Ian Soliane dans son « Basqu.I.A.t », par exemple, et de ce qui peut résonner en nous du monde, de ses images transformées en mots et en pensées poétiques.
– C’est mon boulot de montrer le monde, dit-il. Mais je ne peux pas le faire. Pas vraiment. Je peux photographier cet homme avec la table sur sa tête. Mais il faut l’écouter. Il faut le voir chaque jour. Pas une photo dans un magazine. Pas vingt secondes à la télévision. Et sentir l’odeur des déchets et de la fumée et de la poussière. Et alors peut-être qu’on commence à comprendre quelque chose.
La superbe chronique érudite d’Emmanuelle Caminade dans L’or des livres est ici. Celle de La viduité, avec sa belle insistance sur la métaphore dans la métaphore, est ici. Celle de Ted, dans Un dernier livre avant la fin du monde, forte en mises en abîme et en impossibilités narratives, est ici. Le somptueux article consacré par la traductrice Vanessa Guignery à l’ensemble du travail de Gabriel Josipovici, dans D-Fiction, est ici.
Elle s’arrête. Elle lève les yeux et regarde dans le vide.
Elle baisse de nouveau la tête. Elle écrit :
Et bien qu’Andromède ici dans les cieux semble s’être libérée de ses chaînes pour toujours, les ayant transformées en accessoires de son numéro de trapèze de haut vol, on se demande si Cornell, enchaîné à son frère malade et à sa mère dominatrice, n’était pas en train de créer une image à laquelle il pouvait aspirer mais ne pouvait jamais concrétiser. Mais la splendeur de la série (car il en existe plusieurs versions) réside dans le fait que la boîte est une dramatisation non pas du rêve mais à la fois du rêve et de sa source dans une vie dont il n’est pas possible de s’échapper. Nous sommes confrontés ici à un aperçu des cieux et à la promesse d’une vie à la fois suspendue dans les airs et lourde de sens, un monde peuplé de héros et d’héroïnes de l’antiquité, mais aussi un monde de lugubres hôtels de la province française, aux noms ridiculement grandioses, des hôtels où le réceptionniste fatigué vous donne votre clef sans vous regarder une seule fois, où il n’y a pas d’ascenseurs et les toilettes au fond du couloir sentent mauvais et les fenêtres ne veulent pas s’ouvrir. Est-il en train d’élever notre monde sordide et malheureux dans les cieux et le mythe ou de rabaisser le mythe dans notre monde sordide et malheureux ? Ce qui est excitant dans ces boîtes, c’est qu’elles n’apportent aucune réponse à cette question (je me répète).
Ces hôtels, écrit-elle, sont les hôtels de nos rêves et de nos cauchemars, les hôtels des égarés et des abandonnés, où l’on n’attend rien et où, dans la pièce d’à côté, le sexe ou la mort suit son cours sans chercher à se taire ou se dissimuler ; mais aussi des hôtels où le dedans et le dehors, le moi et l’univers, changent de place avec une joyeuse facilité et le temps lui-même est aboli.
J’ai grandi en pensant que l’art, c’était « le beau », écrit-elle, mais j’ai fini par comprendre que ce n’est pas du tout cela. L’art est ce qui permet d’exprimer ce qui est enfoui si profondément à l’intérieur de nous-mêmes qu’on ne peut jamais trouver ni les sons ni les images ni les mots pour en rendre compte, et auquel, par conséquent, on ne pourrait jamais avoir accès sans l’aide des autres, les artistes. C’est pourquoi ils sont si importants pour nous. C’est pourquoi Cornell est si important pour moi.
Hugues Charybde le 20/05/2021
Gabriel Josipovici - Hotel Andromeda - Quidam éditeur
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