“Soror”, la résilience rock de Mathilde Janin
Une partie du jaillissement initial d’un art rock dépend peut-être d’une blessure, sa pérennité et sa maîtrise ont bien ici à voir avec la domestication nouvelle d’un souvenir dissimulé. Et de belles clés brûlantes nous en sont ici offertes, dans les méandres et les paradoxes souverains de la mémoire, du traumatisme, du mensonge et de la création. Un roman bouleversant d’intelligence, d’empathie et de tendresse rageuse.
La première fois que Nicola avait vu Aulnoye, elle avait été déçue. Quand on lui avait annoncé que Tristan et elle iraient désormais dans une école anglaise, où tout ce qu’ils apprendraient serait en anglais, où ils étudieraient ensemble le violon, qui plus est dans un château, elle s’était imaginé un bâtiment médiéval avec fortifications, tours et tout le tremblement. La construction néoclassique, sur deux étages, lui avait semblé dépourvue de magie et d’envergure.
Elle avait quatre ans, c’était le printemps. Un homme imposant, aux cheveux gominés, les avait accueillis ; de son col ouvert s’échappait une chaîne en argent. Il s’était présenté : Frank Scheffer, l’intendant d’Aulnoye. En cas de souci, c’était lui, l’intendant, qu’il fallait venir trouver : il était au courant de tout ce qui se passait dans l’enceinte de l’école. Il surveillait les études et les récréations, construisait les emplois du temps, coordonnait les activités extrascolaires ; il avait même exercé, dans une vie passée, le métier d’infirmier. Bref, il était prêt à prendre soin des enfants, à condition évidemment que ceux-ci soient admis – mais oh ! il n’en doutait pas.
Comment pouvait-il en être certain ? Eh bien, leur avait avoué Frank avec un air de conspirateur, il avait un secret. Ce secret, c’est qu’il était un grand, très grand ami du directeur de l’établissement et de la directrice de l’école primaire – les enfants les rencontreraient plus tard, M. et Mme Drouot étaient un très gentil couple. Ils avaient été tellement impressionnés par le dossier de candidature des enfants qu’ils avaient même montré à Frank la vidéo de Tristan en train de jouer… L’Humoresque, c’était bien ça ? Dvořák ? Bien sûr que c’était vrai ! Ils l’avaient même diffusée chez eux, à l’issue d’un dîner où assistait également Paul Lalande, le responsable pédagogique de l’école, et leur fils Éric, qui ferait lui aussi en septembre sa première rentrée à Aulnoye – sa première rentrée en tant qu’instituteur. Les enfants comprendraient vite qu’à Aulnoye, on était une grande famille. Une famille étanche, compacte, resserrée… comme une forêt. Leur disant cela, Frank leur avait adressé un clin d’œil puis leur avait proposé de le suivre. Il leur avait fait visiter les lieux avant de les conduire au bureau du directeur, Daniel Drouot, avec lequel ils s’étaient entretenus séparément. Quelques semaines plus tard, en raccrochant le téléphone, un large sourire lui barrant le visage, leur mère leur avait annoncé : C’est bon, vous êtes pris.
S’est-il vraiment passé quelque chose au sein de l’école privée d’Aulnoye, avec son amour professé de la musique, une quinzaine d’années auparavant ? Quelques enfants et adolescents de l’époque, devenus jeunes gens, semblent peiner à reconstruire ce passé enfui, lorsque les hasards (mais y a-t-il vraiment du hasard ?) les poussent, ensemble et séparément, à entrechoquer leurs souvenirs divergents et incomplets pour qu’en jaillisse peut-être, volontairement ou non, une vérité. Dans les pas de la jeune Nicola Demaret, devenue la musicienne électro-rock Légion, en voie de trouver une petite mais authentique notoriété par son talent d’instrumentiste et sa hargne de compositrice, on the road again, de son frère Tristan, de leurs amis d’enfance Jérôme, désormais violoncelliste reconnu, et Yaël, avec certainement la médiation aussi indispensable qu’extérieure de Rita, car, disait en substance Auguste Comte à propos d’introspection, l’œil à la fenêtre ne peut pas se voir passer dans la rue, il sera temps alors de laisser une sororité toujours à réinventer jouer son rôle le plus précieux, et de dégager enfin les obstacles qui barraient et empuantissaient un passé trop mal apprivoisé.
Maintenant que le concert est achevé, il l’aperçoit, stupéfait d’abord par l’étrange hasard qui l’a conduite ici. Alors qu’il se tient devant la salle, son violoncelle en appui contre son flanc, qu’il discute avec les cinq autres instrumentistes, il se détourne un instant pour protéger du vent la flamme de son briquet – et elle lui apparaît, Nicola Demaret. Nico, Nicky. Son ancienne camarade se tient à quelques mètres, adossée à une colonne du bâtiment au minimalisme convenu ; elle consulte son portable. Il la reconnaît immédiatement, à l’arête suprêmement fine du nez, au tracé arrogant de la lèvre supérieure. Il pense : Finalement, Aulnoye m’a rattrapé. Il commence à esquisser un geste pour attirer son attention, le retient : il n’est plus certain.
Le visage a perdu ses rondeurs enfantines et affiche, au niveau des maxillaires, de vilaines cicatrices d’acné. Le menton, dont il a gardé l’image d’une pointe spirituelle, s’est affaissé. Et puis il y a ce blond – un blond artificiel qui ne flatte pas le teint, qui donne au visage un air provincial. Même si c’est le profil d’une belle femme que Jérôme contemple, ce n’est pas forcément celui de Nico. Aucun détail ne le séduit autant qu’a su le faire naguère l’adolescente.
L’ensemble lui plaît pourtant. Le corps, la fluidité des gestes, l’air d’ennui profond.
La jeune femme au portable, dont les cheveux fraîchement dénoués conservent le pli des épingles, arbore un élégant manteau en laine camel. Elle délaisse son téléphone, relève la tête, jette dans la direction de Jérôme un regard d’abord flou, puis elle le reconnaît à son tour et d’un coup, c’est de nouveau elle – cette ampleur, cet abandon dans le sourire.
Alors qu’il se détache du reste de l’orchestre, elle avance vers lui d’un pas assuré en brandissant le programme où apparaît son nom. Elle le prend dans ses bras et colle sa joue glacée contre la sienne.
C’est bien toi. C’est vraiment dingue. Ça fait quoi ? Douze ans, treize ans ?
Elle éloigne son visage du sien et l’examine, de cet air téméraire qui suffit à raviver chez Jérôme une ancienne tendresse. Il répond : Dans ces eaux-là, oui.
Comme il ne trouve rien à ajouter, elle lui demande en riant : Tu te souviens de moi, au moins ?
Oui. Bien sûr, oui. Nicola.
Huit ans déjà après « Riviera », ce deuxième roman de Mathilde Janin, publié en mars 2021 chez Actes Sud, n’est pas, malgré certaines apparences pouvant se faire insistantes a posteriori, et comme le note très justement Alain Nicolas dans sa belle chronique dans L’Humanité (à lire ici), un roman sur la pédophilie, même si ce spectre bien particulier le hante, bien entendu. Comme nous le rappelait aussi récemment Lola Lafon avec son « Chavirer », la mémoire dispose d’une capacité rare à enfouir, maquiller et déplacer les souvenirs d’enfance lorsqu’ils sont potentiellement traumatisants – et les âmes faussement bien-pensantes qui s’offusquent de ces victimes d’abus ne se manifestant que des dizaines d’années plus tard devraient s’en souvenir davantage. La reconstruction, lorsqu’elle a eu lieu, et même s’il s’agit d’un os mal ressoudé, n’aime guère à être contredite ou potentiellement mise à bas lorsque du refoulé vient toquer un peu trop fort à la porte.
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À sa manière trop rare, et en une langue qui manie à merveille les assauts cyniques, affectés ou non, les violences inévitables, les bouffées d’intelligence salvatrice et les douceurs précieuses, Mathilde Janin nous offre aussi un étrange pas de côté en direction de la fêlure et de ce qu’elle produit, pour le pire mais aussi pour le meilleur. On se souviendra certainement, dans des registres bien différents mais pourtant voisins, des musiciens personnages centraux du « Owen Noone et Marauder » de Douglas Cowie, du « La nuit ne dure pas » d’Olivier Martinelli, du « Too Much, Too Late » de Marc Spitz, ou de ceux, beaucoup plus réels et célèbres du « Médium les jours de pluie » de Louis-Stéphane Ulysse : on saisira sans doute ainsi mieux encore à quel point l’agencement d’un art musical et d’une forme de révolte sont de bouillonnants remèdes à ce qui s’est abattu sur soi, surtout si cela a été tu, caché, oublié, enseveli ou déguisé – par notre propre conscience et par celles des autres. Une partie du jaillissement initial d’un art rock dépend peut-être d’une blessure, sa pérennité et sa maîtrise ont bien ici à voir avec la domestication nouvelle d’un souvenir dissimulé. Et de belles clés brûlantes nous en sont ici offertes.
Hugues Charybde le 11/05/2021
Mathilde Janin - Soror - éditions Actes Sud
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