L'AUTRE QUOTIDIEN

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Perrine le Querrec attise le feu dans la joie

Cinquante-sept feux poétiques bouleversants pour dire l’horreur et pour en imaginer l’issue, pour dire la joie et la répandre.

Feux arrive avec son vocabulaire, mots tous intenses,
incandescents et contradictoires
Ses histoires oubliées, modestes ou mythiques
Feux politiques
Feux de religion
Feux symboliques
Feux géologiques
Feux artistiques et littéraires
L’humanité se dessine à travers ses feux

Feux ranime une mémoire enfouie
Il allume des signaux
Des feux autoritaires, des feux de dictatures
mais aussi
Des feux de résistance, des feux brûlants de vie

Des feux de poésie
Des Feux comme des cérémonies

L’arrivée d’une nouvelle œuvre de Perrine Le Querrec s’est révélée, ces dernières années, une joie jamais démentie. On connaît désormais sa capacité rare à naviguer dans un matériau étrange, parfois déroutant, parfois cruel, toujours captivant, pour extraire d’une documentation historique ou d’un témoignage direct une double étincelle d’humanité crue et de poésie irradiante : qu’il s’agisse de plonger avec fougue dans le rapport d’un artiste à la chair et au sang (« Bacon le cannibale », 2018), de transformer le vécu de femmes victimes de violence conjugale en trait enflammé (« Rouge pute », 2018), de traquer la folie sociale qui se dissimule dans quelques planches de bois obsessionnellement gravées (« Le plancher », 2013), de montrer avec éclat ce que le traitement même d’un prétendu « fait divers » a de profondément sordide et significatif (« Le prénom a té modifié », 2014), d’explorer le mystère Unica Zürn (« Ruines », 2017), de mettre à jour un destin singulier enterré dans les archives psychiatriques et hospitalières (« Jeanne L’Étang », 2013), ou encore de saisir la beauté non évidente d’une esthétique brute de l’entassement (« La Ritournelle », 2017), Perrine Le Querrec excelle dans l’art d’exhumer une poésie combative là où tant d’autres ne verraient que ruines, scories et rejets.

Des corps comme des battants de cloche
d’avant en arrière
Ils cognent en haut des campaniles
aux murailles du ciel
s’époumonent assourdissent de leurs ondes délétères
la vie qui fourmille et fouaille la terre

Des corps suspendus sous des coupes d’acier
aveuglés de lumière de nuages et d’orages
ravagés de lumière de nuages et d’orages
Ils clament leur innocence en un chant douloureux
percent les rêves des amants bienheureux
hantent les consciences des éminences grises

La ville silencieuse cadenasse ses oreilles
Qu’on démonte les cloches, qu’on fonde leur acier
dans le feu des sorcières et des illuminés

Ce « Feux », publié chez Bruno Doucey en 2021, ne fait pas exception au sein de ce cheminement multivoque, et, s’il se rapproche peut-être davantage conceptuellement de l’étonnant travelling constitué en 2013 par « De la guerre », il mobilise néanmoins, en à peine 70 pages, presque tout ce que l’humanité et son histoire peuvent compter d’usages du feu, réel ou métaphorique, répertoriés in fine dans les trois dernières pages de l’ouvrage, en forme d’index, qui égrène les sources de chacun des poèmes assemblés, sobrement et efficacement. C’est ainsi que, si l’on sentira rôder aussi bien les sages-femmes de Carole Martinez que les catastrophiques mines de Courrières, les immolations de Vanessa Veselka (« Zazen ») et de Claro (« Comment rester immobile quand on est en feu ? ») comme les feux s’élevant sur la mer d’Henri Queffélec, l’incendie du Triangle comme le crime d’Oradour-sur-Glane, les émanations infernales d’Henri Barbusse comme les orages d’acier d’Ernst Jünger, les feux de joie comme ceux de survie (et l’on aura bien sûr une pensée émue pour le Jack London de « Construire un feu »), et que l’on distinguera, au milieu des flammes, les silhouettes de Dante Alighieri, de Jeanne d’Arc, de Nicolas Gogol, de Gérard de Nerval, d’Antonin Artaud, d’Yves Klein, de Thich Quang Duc ou de Mohamed Bouazizi, ce seront bien les streghe chères à Carlo Ginzburg qui se tailleront ici la part déterminante – et le redoutable imaginaire patriarcal et religieux longtemps développé autour des sorcières (comme le rappelaient encore récemment Chloé Delaume ou Antoine Volodine).

Et c’est ainsi que la magie poétique, une fois de plus, transforme le discours en une pensée directe et en un ressenti salvateur.

l’horizon ligne noire couche avec la nuit
sur le sable entre mer et ciel elle se dresse
seule dans l’encre et la mer en roulis de silence
au bout de ses bras les flammes tournoient elle écrit
une langue de feu pour elle seule et la mer et la nuit

Huigues Charybde le 8/04/2021
Perrine le Querrec - Feux - éditions Bruno Doucey
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Perrine le Querrec