L'AUTRE QUOTIDIEN

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La construction sociale à bras le corps de Juliette Mancini

Avec “Éveils”, la dessinatrice Juliette Mancini s’interroge sur la société, la politique, la famille, le corps à travers les prises de conscience d’une femme, de son enfance à l’âge adulte. Un parcours d’une jeune fille jalonnée d’éveils, qui pourrait être celui de toutes les femmes.

Sans être une autobiographie ou un journal intime, le livre emprunte aux souvenirs et à l’expérience personnelle de l’autrice. La narratrice Juliette se rappelle, se confie, s’interroge. Pourtant derrière cette écriture intime se développe un propos plus universel, où cette familiarité disparaît pour questionner notre époque. 

Elle prolonge un travail entamé dans son livre précédent De la chevalerie, qui explorait une partie de ses thèmes à travers un Moyen-âge miroir de notre société contemporaine, avec cette fois un regard plus direct sur le corps. Un corps encore soumis aux injonctions, pressions, fantasmes, représentations…

Vision unique & expérience commune 

Par touches, l’album s’ouvre sur une série de réflexion sur le corps, corps social ou corps de femme. Un questionnement sur la construction de cette féminité attendue moins considérée, qu’une virilité socialement plébiscitée. Une réflexion sur le désir de plaire mise en regard de la possibilité d’avoir ses propres désirs. Des réflexions sur les mythes, les clichés sexistes, les injonctions à plaire, celles qu’on intériorise, que l’on ne remarque pas.

Par fragments, la narratrice s’interroge sur le sexisme, le colonialisme ou la politique à travers des anecdotes personnelles. Elle convoque sa mémoire pour mettre en scène quelques souvenirs qui illustrent ses questionnements avec beaucoup d’humour. Scènes familiales ou moments de vie qui jalonnent son parcours et ses moments d’éveils. 

Par points, elle interroge le parcours d’une jeune fille à travers une série d’étapes personnelles qui se fondent dans une expérience universelle. Du poids du regard de l’autre aux archétypes imposés par notre société patriarcale, du besoin de se couler dans la norme même si on la remet en question. 

Juliette Mancini choisit d’écrire son album à la 2e personne, le Je deviens Tu, un dispositif habile qui permet que chaque phrase puisse être lue comme une affirmation ou une interjection. Un procédé qui évite l’autobiographie lui permet de prendre de la distance et confronter ses expériences.  

Puzzle graphique & narratif 

Son approche non chronologique, par scènes, se double de planches présentant des citations graphiques (Œuvres d’art, extraits de film, images historiques…) mais également de lectures importantes dans ces éveils directement dessinées ici. Une short-liste de textes marquants proposés comme une invitation à prolonger cet album à travers d’autres livres d’autrices qui abordent des questions communes à différentes époques. 

L’autrice installe des ruptures de ton et changements de style sur cet album pour souligner cette écriture fragmentaire et ce mélange de l’intime et de questionnement plus général. Le dessin s’adapte pour marquer ses étapes, chapitrer les prises de paroles et rend assez fluide cette collection de fragments. 

Le corps, sujet central du livre, devient formes. Juliette Mancini multiplie les dessins, variations, collages et superpositions pour mettre en scène ce corps féminin dont les femmes sont dépossédées. Explorant le côté de la forme pour poursuivre les réflexions de fond, certaines planches se font symboliques, le trait cherchant autour des signes, des idéogrammes. 

Tout aux crayons de couleur, le trait se charge ou au contraire suggère. La dessinatrice passe du figuratif à des formes plus abstraites, de planches très détaillées, fruits d’une longue observation ; à d’autres qui semblent sorties d’un carnet de croquis, comme prises sur le vif.  

Pour son deuxième livre, Juliette Mancini touche juste avec un album qui questionne et expérimente. 5 ans après De la chevalerie, elle commence à tracer un sillon qu’on espère la voir développer dans les prochaines années. Une autrice qui publie peu mais dont vous pouvez retrouver ses planches, avec d’autres autrices/auteurs, dans la revue Bien Monsieur qu’elle a co-crée avec Elsa Abderhamani. Un fanzine devenu revue qui propose des histoires courtes sur des sujets de société.

Thomas Mourier le 7/04/2021
éveils de Juliette Mancini, éditions Atrabile
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