L'AUTRE QUOTIDIEN

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Du refus de l'invisibilisation par Denis Maillard

Dans la crise qui révèle les impasses et les paradoxes de nos sociétés du back-office, tracer des pistes d’urgence, à la fois humbles et ambitieuses, pour refaire société. Au beau milieu d’une épreuve collective singulière, ce petit livre est salutaire, et beaucoup plus directement politique qu’il n’y semble au tout premier abord.

Dans ces boulots, en fait, on est traité comme on est vu : malheureusement nécessaires, mais jetables et très en dessous de tous les autres. (Kerry Hudson, « Basse naissance »)

En plaçant sous le signe de la jeune romancière écossaise qui explore depuis 2012, en trois récits romancés, les pannes définitives des ascenseurs sociaux ouest-européens, Denis Maillard ne procède évidemment pas à l’aventure : son essai « Indispensables mais invisibles ? », publié chez L’Aube dans la précieuse collection La petite boîte à outils, avec le soutien de la Fondation Jean Jaurès, en mars 2021, explore avec finesse le télescopage cognitif et médiatique d’abord, potentiellement social et politique ensuite, qui s’est produit au cours des vingt derniers mois lorsque le courant de fond d’une société fonctionnant sans le dire sur un back-office globalement invisibilisé et méprisé s’est retrouvée prise dans un mouvement de révolte de grande ampleur, quoi qu’on en pense, celui des Gilets Jaunes (mouvement auquel Denis Maillard consacrait déjà une remarquable analyse avec son « Une colère française » de mars 2019), et dans la brutale poussée en visibilité des travailleurs modestes indispensables lors des confinements et ralentissements liés à la pandémie ayant explosé en France depuis mars 2020.

En à peine plus de 70 pages de petit format, cette note fait mouche en plusieurs occasions, et quoique volontairement humble dans son approche, esquisse des pistes ambitieuses.

En montrant d’abord comment la sociologie contemporaine a fort logiquement détruit progressivement la vision unifiée d’un « monde du travail », il mobilise les travaux relativement récents conduits autour du back-office de la société de service, en ajoutant aux simples descriptions d’un Pierre Veldt les approches par le contenu ressenti et l’expérience au travail  développés notamment par Philippe Askenazy, pour recenser cinq « mondes » qui représentent bien l’objet du travail en cours : monde de la manutention, de la logistique et de l’acheminement, monde du comptoir et du guichet, monde du care  et de l’espace domestique, monde des « premières lignes de la République », monde du bureau routinier en voie d’automatisation. En poussant dans des retranchements salutaires l’heureuse formule de Jean Viard (« Le hors-travail structure le travail »), il montre comment la société rêvée de notre modernité, société d’individus, de marché et de services, a de facto rendu de plus en plus difficile la vie dans un monde commun.

Il paraissait tellement juste, en effet, que les invisibles d’hier obtiennent demain remerciements, gratifications et reconnaissance. Après tout, le consultant en stratégie ou le développeur de jeux vidéo paraissent moins utiles au maintien de la société que l’infirmière, la caissière ou le transporteur. Plus encore, le télétravail massif a placé sur la sellette les managers de proximité et tous les chefs de service, prouvant qu’il était possible de se passer d’eux. Au point de faire de leurs postes les véritables bullshit jobs de notre monde, ces fameux « boulots à la con » décrits par l’anthropologue David Graeber, dont la définition est précisément que la société peut s’en dispenser sans s’arrêter pour autant : e pur si muove !

Rejetant toutefois les visions micro-identitaires qui font florès depuis une quinzaine d’années, comme d’une valeur explicative beaucoup trop incomplète et parcellaire, Denis Maillard montre bien comment, malgré la disparition de la « vieille » classe ouvrière en temps que telle, la diversité culturelle du temps présent n’empêche nullement l’expérience, ponctuelle ou plus profonde, d’une unité sociale ressentie. Si l’inconscience de classe et la fragmentation identitaire ne peuvent bien entendu être niées, prévenant ainsi une lecture marxiste à l’ancienne, il y a bien un enjeu social et politique profond dans le partage d’une expérience de vie au travail (qui est résumée, presque dramatiquement – mais résonnant hélas de manière ô combien familière, par la terrible formule : « utilité aux autres, inutilité à soi »).

Et cet enjeu impose une urgence, contre le temps de la politicaillerie, aux élus de la démocratie bien entendu, mais plus encore peut-être aux partenaires sociaux (les syndicats structurellement réformistes, ou ceux qui acceptent de l’être si la réforme est suffisamment ambitieuse, sont vraisemblablement les destinataires tout désignés du travail de Denis Maillard) : réduire enfin la pénibilité, ouvrir le chantier des compétences – sans « faire semblant » -, et développer une véritable politique du back-office, passant par une paradoxale lutte pour la visibilité, sortir enfin de « l’économicisme », et aboutir à une nouvelle représentation sociale, plus conforme à la réalité des expériences des individus au sein de notre société en manque de commun.

Et c’est ainsi, au beau milieu d’une épreuve collective singulière, que ce petit livre est salutaire, et beaucoup plus directement politique qu’il n’y semble au tout premier abord.

Hugues Charybde le 28/04/2021
Denis Maillard - Indispensables mais invisibles ? - Reconnaître les travailleurs en première ligne - éditions de l’Aube

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Denis Maillard