Et de "Deux saisons en enfer" avec Ketty Steward
Jouant habilement avec le carcan apparent de la forme poétique classique, un chant rageur et lucide d’émancipation, de liberté et d’amour. Une fusion rare et sauvagement musicale de l’intime et du politique.
L’île
Bains de soleil et sables mouvants,
Plages pavées d’or, dures, confuses,
Fiévreux insectes et mordants serpents
Typhons rageurs, oursins et méduses.
Fuyez cette île sous le vent
Où j’ai dormi les pieds dans l’eau
Allongée sur le sable chaud
La tête éclaboussée de sang
Méfiez-vous des rires et des chants
Des danseuses, joyeux tempo
Leurs sourires dévoilent des dents
Limées pour mieux percer vos peaux
Évitez l’île sous le vent
Où j’ai grandi les pieds dans l’eau
Angoissée sous le sable chaud
Le corps éclaboussé de sang
Entendez le vent du tourment
Les pleurs de ces champs ancestraux
Des cris de la rage d’antan
Des rancœurs contre le « métro »
Et craignez l’île sous le vent
Qui pourrit là, les pieds dans l’eau
Enterrée sous le sable chaud
Ses filles éclaboussées de sang
Ce lieu de mort est alléchant
Les spectres y semblent amicaux
Les monstres y côtoient l’enfant
Les goyaves et noix de coco.
Ce trou, c’est l’île sous le vent
Que j’ai quittée les pieds dans l’eau
Écorchée par le sable chaud
Le cœur éclaboussé de sang
Il n’est pas du tout évident, en 2020, malgré de salutaires rappels périodiques tels celui, pétri de culture souriante et de curiosité jamais rassasiée, formulé par le grand Jacques Réda de « Quel avenir pour la cavalerie ? », ou celui, ironique et talentueux, du Hans Limon de « Poéticide », d’accepter de confier à la poésie de forme classique, avec rimes, quatrains et variations techniques autour de ce noyau connu, le ressenti d’un parcours tendre et combattant, le récit d’une deuxième vie avec ses anicroches et ses chocs, ou l’espoir jamais abandonné d’une plénitude simple et efficace, pour mieux bondir vers d’autres cibles, justement. C’est le beau pari qu’a tenté Ketty Steward, en toute conscience, avec ces « Deux Saisons en Enfer », publiées en octobre 2020 aux Éditions du Net.
Quelle forme plus adaptée, précisément, pour signifier, par la voix de la narratrice (car c’est bien d’un récit qu’il s’agit ici, malgré certaines apparences, et le cadencement des titres est aussi là pour nous le rappeler) de ces moments choisis, qu’il y a ici un enjeu vital de jeu et d’échappée avec les carcans, ceux, évidents pourrait-on dire, d’une jeunesse gravement maltraitée (qui étaient aussi les enjeux du magnifique « Noir sur blanc » de l’autrice en 2012), et ceux beaucoup plus insidieux (la deuxième saison en enfer, justement, occupe presque un demi-terrain de plus au sein de l’ouvrage) d’un conformisme social, politique et intime qui peut s’affirmer jusque dans les environnements se recommandant d’abord les plus libérateurs, en bonne ou en mauvaise conscience.
Je ne sais pas appartenir
Je ne tiens pas de ces statues
Monuments fixes et tendus
Vers des valeurs immarcescibles
Raides soldats privés de cibles
Je ne sais pas appartenir
À vos principes
À vos combats
Digne disciple
De Saint Thomas
Juste bien faire et voir venir
Je ne suis pas de vos anneaux
Tendres cerclages de bourreaux
Cours de sourires imperturbables
Figés d’agréments immuables
Je ne sais pas appartenir
À vos estimes
Et à vos goûts
Amie intime
À vos genoux
Juste être là, du rire au pire
Je ne suis pas de vos romans
Fleur au cœur tendre, au regard pur
Cadeau de cire inaccessible
Mutique et creuse si possible
Je ne sais pas appartenir
À vos amours
Contes de fées
À vos toujours
À vos jamais
Juste aimer, le faire et le dire.
Comme le rappelle avec une tendresse incisive Mélanie Fazi dans ses deux essais intimes « Nous qui n’existons pas » et « L’année suspendue », la pression à la conformité (on pensera aussi sans doute à l’excellent « Liquide » de Philippe Annocque) est une machine de guerre beaucoup plus insidieuse qu’on ne l’imagine souvent, et les meilleures âmes amicales (sans parler de celles beaucoup moins bien intentionnées) s’y laissent sans cesse piéger sans même s’en rendre compte. Il ne s’agit donc pas simplement ici, pour l’héroïne souterraine de Ketty Steward de choisir entre « Vivre ou mal partir » pour pouvoir tenter de se consacrer à l’amour, « Symphonie en quatre mouvements ». Le désir, la passion, les ruptures et les regrets ne se limitent pas à une histoire plus ou moins personnelle, mais sont bien les étapes de la rude revendication d’un espace propre, qui ne serait pas seulement laissé à la différence, mais dans lequel celle-ci pourrait se montrer nue et se vivre sans crainte, avec fougue combattante, qu’elle ait été au départ invisible ou masquée par une différence plus visible : ne jamais se résigner vraiment, comme le chantait Élisabeth Wiener dans « Vies à vies », quelques années avant son Castafiore Bazooka, à « vivre sa vie sans visage / en changeant de masque avec l’âge ».
Autre forme de « Confessions d’une séancière », où il s’agirait bien cette fois d’échapper aux ramifications intimes délétères de la sorcellerie capitaliste, « Deux saisons en enfer », sous le patronage subtilement ambigu d’un certain homme aux semelles de vent, s’offre bien en antidote à la mascarade sociale et à ses si nécessaires écrans de fumée, et en véritable manifeste discret contre l’hypocrisie socio-politique et les fausses compassions qui contaminent nos vies. Un chant d’émancipation comme il s’en écrit bien peu.
Écrans de fumée
Vous jugerez mon parler profond
Vous louerez l’éclat de mes idées
Tant qu’à vos yeux sera éludée
La tragédie qui leur sert de fond
Vous danserez jusqu’à la passion
Mes litanies viendront vous guider
Tant que ma voix, sans se dénuder
Taira l’essence de mes chansons
Vous aimerez mes noirs horizons
Tous mes artistiques dégradés
Dans le refus de les décoder
D’y voir ma ruine et ma déraison
Riches formules et fine façon
Sont mes barrières, écrans de fumée
Qui loin de moi sauront vous garder
Loin de mes doutes et de mes prisons
Hugues Charybde le 21/04/2021
Ketty Steward - Deux saisons en enfer - éditions Les éditions du Net
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