L'AUTRE QUOTIDIEN

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Avec Raùl Argemi, lundi c'est Patagonie !

Aux confins de la Patagonie argentine, à bord d’un tortillard hors d’âge néanmoins fierté de la région isolée, un casse inoubliable, somptueux de vivacité, de surprise et de drôlerie dramatique.

Il soufflait ce vent froid typique des heures précédant le lever du jour. Le bus s’arrêta devant la gare de chemin de fer dans un bruit de ferraille rafistolée. Le conducteur attendit juste le temps que les deux hommes descendent et s’éloigna aussitôt avec son chargement de paysans endormis.
Un des hommes était grand, basané, avec des rides façonnées par le soleil au coin des yeux. Sa chevelure blonde, éclaircie par des cheveux blancs, lui donnait un air de gringo, accentué, si besoin était, par un caban écossais. Il portait à l’épaule un sac de marin en toile renforcée.
L’autre avait une tête de moins et de larges épaules d’haltérophile accablé par l’infortune. Une moustache sombre, mal taillée, lui coupait le visage en deux. À l’inverse de son compagnon, il semblait n’avoir jamais vu le soleil.
– Nous aurions pu voyager sur le toit et nous économiser le billet…, râlait le plus petit, occupé à épousseter ses vêtements avec violence.
Chaque coup soulevait un nuage de poussière que le vent entraînait vers un destin incertain.
– Mais nous arrivons à temps, dit le blond, et il vérifia l’heure à sa montre. Tout était calculé.
– Oui, je sais, froidement calculé, murmura le plus petit, du ton de celui qui a entendu ça jusqu’à plus soif.
– Oui, froidement calculé…, répéta le blond avec un demi-sourire. Il est à peine plus de six heures cinq, et ça doit être la gare.
– Tu parles d’un scoop ! Allons-y, Haroldo, je suis en train de me peler.
Le plus râblé enfonça sa casquette à visière, attrapa un petit sac et commença à s’éloigner du pas mal assuré de celui qui a fait un mauvais voyage. Mais il s’arrêta vite parce que le blond ne le suivait pas. Tout au contraire, il semblait plus figé que jamais et regardait de tous côtés d’un air distrait.
– Qu’est-ce que t’attends, mec ?
– C’est à moi que vous parliez, monsieur ?
– À qui, sinon ? Bordel de merde ! Ah ! Je sais, j’ai oublié nos noms de guerre. Cela vous conviendrait-il que nous cessions de nous les geler en entrant dans cette putain de gare, monsieur Butch Cassidy ?
– Tout à fait, monsieur… Juan Bautista Bairoletto. Même s’il n’y a pas d’urgence. Le train passe à huit heures.
– Je ne sais pas, je ne sais pas…, marmonna l’autre et il pressa le pas. Avec les trains on ne sait jamais, on peut aussi bien être obligés de l’attendre toute la journée.
– Ça, c’était autrefois, maintenant qu’ils sont privatisés, ils doivent être efficaces.
Celui qui répondait au nom de Bairoletto lâcha son sac qui rebondit sur le chemin de terre et il se retourna, le visage empourpré.
– Je t’ai dit de ne pas me parler de privatisations. Cela me rend fou. Tu en parles encore une fois, je me barre, et tu te débrouilleras tout seul.
– C’était une plaisanterie !

Dans les années 1990, au pied de la cordillère des Andes, au fin fond de la Patagonie argentine, là où serpente la voie étroite du train affectueusement surnommé La Trochita, unique desserte praticable pour beaucoup de bourgades de la région aux routes incertaines, deux hommes se préparent à voler, à main armée, un petit magot qui va emprunter la ligne sous escorte policière.

Entre les mythologies personnelles qui les habitent, leurs principes bientôt confrontés aux accidents de la réalité, la présence de voyageuses et de voyageurs ordinaires, et d’une petite horde de touristes européens, et les comportements inattendus de certains protagonistes, l’affaire est toutefois loin d’être dans le sac.

Entre fable douce-amère, comédie farceuse ne perdant toutefois jamais de vue la rude matérialité des choses, télescopage de personnes et de situations tour à tour dramatiques et joyeuses, Raúl Argemí compose pour nous en 2005, un an après le musclé et terrifiant « Ton avant-dernier nom de guerre », une nouvelle incision de cette Argentine d’après la dictature et de pendant le néo-libéralisme déchaîné, où l’affrontement national des avidités ne laisse que de petits espaces bien ténus aux laissés-pour-compte et aux êtres humains nourris de décence ordinaire.

Traduit en français en 2010 chez Rivages par Jean-François Gérault, « Patagonia Tchou-Tchou » constitue, dans un décor rare et grâce à une galerie de personnages particulièrement hauts en couleurs, une fort réussie synthèse provisoire de la farce tragique, que défendait « Le Gros, le Français et la Souris » dès 1996, et du récit quasiment épique de combat socio-politique, dont l’emblème demeure le magnifique « Les morts perdent toujours leurs chaussures » de 2002, en compactant leurs essences respectives en un grand sourire narquois, assorti d’une larme bienvenue de tendresse complice.

Le petit train finit de monter une côte pleine de virages en épingles à cheveux et s’arrêta. Il avait cessé de neiger, mais tout était blanc, « comme couvert d’écume », pensa Butch. La tour, avec son réservoir et son tuyau, se rapprocha jusqu’à se trouver en face de la locomotive.
Il secoua le bras de son compagnon qui dormait pelotonné sur son siège, et Bairoletto se réveilla en sursaut.
– C’est le second arrêt pour faire le plein en eau, expliqua Butch sur un ton de conspirateur. La prochaine gare c’est Los Ñires. Il vaut mieux que nous descendions nous dégourdir les jambes afin de ne pas tomber de sommeil.
Bairoletto acquiesça sans vraiment comprendre, encore sous l’effet des grillades dévorées debout à côté du poêle, mais il se laissa entraîner.
Une rafale de vent froid lui rendit d’un seul coup toutes ses facultés. Si ça, ce n’était pas la mort, la mort n’existait pas. Le néant, la voie, une tour faite de poutres métalliques et couronnée d’un réservoir sur lequel on pouvait encore lire le sigle du chemin de fer quand il était anglais – à l’origine des temps – et, à cinq cents mètres environ, une petite cahute en pierres, couverte de lauzes, avec un cheval attaché à un poteau enfoncé dans la terre. Appuyé à la porte, un paisano buvait le maté et les observait avec sérénité, au milieu du néant.
Genaro sentit soudain son courage décliner et il était sur le point de retourner à l’abri du train, quand la vision de longues jambes dénudées qui descendaient de l’autre wagon le vissa dans la neige.
Sans réfléchir, il dépassa Butch et se mêla au groupe d’étrangers rieurs. Ceux-ci préparaient leurs appareils pour se faire photographier à côté des mécaniciens.
Il profita de la couverture que lui donnait le groupe pour observer de près les hommes en combinaison qui faisaient le plein en eau.

Hugues Charybde le 19/04/2021
Raùl Argemi - Patagonia Tchou tchou - éditions Rivages Noir

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