L'AUTRE QUOTIDIEN

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Le Ikwe-Niimi danse sa résistance avec Kimberly Blaeser

De Kimberly Blaeser, vingt-et-un poèmes contemporains de la nation amérindienne anishiinabe, bouleversants de précision politique, de justesse humaine et de souffle combattant.

Edward Curtis

Ikwe-Niimi : Résister en dansant

365 clochettes en rangs sur ma robe
tournées par les mains d’une qui a déserté
pour fuir l’enseignement obligatoire délivré à Pipestone
430 kilomètres à regarder en arrière pour savoir si elle était poursuivie
se cachant pour éviter les punitions promises le jour
et sous la lune migrant comme ses cousins maang.

365 rubans tiennent les clochettes sur ma robe
bandes multicolores attachées et enfilées
cousues par les femmes rieuses de mon enfance,
femmes qui gagnaient 2 dollars et 25 cents
à coudre les tabliers décorés d’oies, des maniques,
leurs doigts enflés tapotaient un rythme à suivre en travaillant.

365 prières en cadence et tapes l’une sur l’autre
zaangwewe-magooday, robe-médecine ancienne
héritage argenté en forme de cône imitant la voix purificatrice de la pluie
145ème pow-wow de la nation de White Earth
le poids de l’histoire anishinaabeg sur mon dos
une robe devenue légère grâce à la résistance : cette guérison est un art.

Née en 1955 dans le Montana, d’ascendance allemande et anishiinabe, Kimberly M. Blaeser a grandi dans la réserve White Earth de sa nation amérindienne, dans le nord-ouest du Minnesota.

Habitant aujourd’hui le Wisconsin rural et enseignant la littérature et l’écriture créative à l’Université de Milwaukee, elle publie depuis 1993 une poésie singulière, ancrée, méditative et astucieusement sauvage, comprenant sept recueils à date. Les éditions des Lisières et la traductrice de l’anglais Béatrice Machet nous proposent en octobre 2020 cette somptueuse édition bilingue, sous le titre « Résister en dansant », de vingt-et-un poèmes issus des recueils « Apprenticed to Justice » (2007) et « Copper Yearning » (2019). Assortie d’une précieuse préface de la traductrice, cette mince plaquette se révèle à la lecture d’une puissance historique, critique et politique peu commune.

CRÉCELLE

Je plie le fantôme de papier de paix et d’amitié
doucement comme si les mots pouvaient casser
je rentre définitif et obligatoire dans mes mukluks
caché maintenant sous mes pieds.

Pieds, fenêtres de l’âme,
âmes perdues dans cette histoire,
l’histoire un banquet
où manquent des chaises.

Je prends le pemmican, le traité whisky,
la pipe. Toujours sacrée.
Moi parente de tous les X signés,
plie le fantôme de papier imposé aux Indiens.

Minces bâtonnets les syllabes de la tromperie
la deuxième clause du deuxième article,
voix de vertèbres et serif
ici apposent aux présentes leurs sceaux.

Souillure sanglante de promesses creuses
ce papier de rêve encré
ou bien gravé comme des cicatrices sur la peau
rouge. Par la présente cédée.

Oublie le traité – privilège de chasser,
de pêcher et de récolter le riz sauvage
vieille histoire qu’ils me disent :
exceptées les réserves faites et décrites.

Dans leurs oreilles les arbres ne cliquètent pas
crécelle hantée par un désir de cuivre.
Le papier plié, fantôme de vie pliée  :
poursuites de civilisés – une liasse codée pour la capture.

Sur un terrain pas si éloigné bien entendu de celui parcouru par le cinéaste Michael Apted dans son exceptionnel « Cœur de tonnerre » (1992), autour du sort des réserves indiennes aux États-Unis, de l’incident de Pine Ridge et de l’occupation de Wounded Knee, ou même de celui, multiforme, hantant les rêves aussi bien de John Trudell que de Stéphane Le Carre, terrain maudit de la spoliation et de l’éradication aussi méthodiques que débridées des Américains natifs par les envahisseurs européens bien équipés de leurs certitudes religieuses et de leurs avidités déguisées en soifs de liberté, Kimberly M. Blaeser apporte au fil de ses poèmes élégamment rageurs plusieurs notes essentielles.

Tout d’abord, comme en écho au William T. Vollmann entrechoquant le passé et le présent, dans « Les fusils » ou dans « Argall » et « Fathers and Crows » (deux des « Sept Rêves » non traduits en français à ce jour), ou à l’Éric Plamondon de « Taqawan », il s’agit bien, face aux négationnistes ou aux simples « fatigués » de tout poil, de rappeler et de souligner la contemporanéité et l’actualité de la spoliation : le génocide est ancien, la privation des droits l’est beaucoup moins, et l’oppression socio-politique n’a pas disparu.

Ensuite, sur un chemin parallèle à celui retenu par John Keene dans ses « Contrenarrations », en matière d’afro-américanisme, ou comme l’élaboraient les Wu Ming de « Manituana », et avec ici un rare bonheur dans le maniement du jargon juridique et pseudo-juridique de l’appropriation illégitime (au bonheur des traités), de rappeler encore, et d’affirmer clairement, que la spoliation est aussi – et parfois surtout – affaire de narration et de langage.

Enfin, en une émulation inattendue et symbolique du travail du sous-commandant Marcos, non les armes à la main mais l’imagination mythographique en action (dans « Don Durito de la forêt Lacandone », par exemple), en parfaite résonance aussi, à nouveau, avec les Wu Ming du « Nouvel épique italien », il s’agit bien d’inventer d’autres voies de revanche et de résistance a posteriori, sans contrainte folklorique et en adéquation avec une nature nécessairement conçue autrement (et l’on songera peut-être ici aux chemins d’émancipation, incertains et magnifiques, tracés par la Marie-Andrée Gill de « Béante », de « Frayer » ou de « Chauffer le dehors »).

Et c’est bien ainsi que la poésie constitue un combat tout de beauté et de subtilité.

ANTI-SONNET AU SUJET DE RIVIÈRES

Ensemble rapiécés-cousus ces après-midi d’université –
une vitrine frigorifique, un livre aux pages courbées,
ne peuvent adoucir ni réparer tes articulations ravagées
ni récupérer les os sauvages volés dans les tombes et troqués
ni séparer les corps attachés de sœurs noyées.
Ce journal qui nous proclame ingénieux,
prédit aussi notre futur, le papier nous damne
d’une mince louange ou d’un regard colonial :
sortilèges d’encre ainsi nous serions de bons serviteurs
et deviendrions très vite chrétiens.
Des paroles négligentes qui nous transforment, notre destin
muté en celui de mascotte américaine à la mode.
Aujourd’hui la colère de notre redskin blackhawk se déverse
en des rivières pourpres – anciennes qui se soulèvent.

Hugues Charybde le 14/04/2021
Kimberly Blaeser - Résister en dansant - éditions Les Lisières

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