L'AUTRE QUOTIDIEN

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Watchmen, post-scriptum : 2020 année intoxiquée (sauvons-nous de nos sauveurs)

Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons est un chef-d'œuvre du comics. Imaginer une suite au roman graphique est un pari osé mais relevé par Damon Lindelof dont la mini-série diffusée sur HBO en 2019 est une autre réussite après Lost et The Leftovers. Si le « showrunner » est un narrateur sophistiqué doublé d'un horloger à l'heure de la relativité, c'est en multipliant les effets de parallaxe comme autant de masques à soulever. La déconstruction du super-héros fendille la coquille du manichéisme en dénudant désormais le noyau de la race dont les bavures maculent notre actualité.

Le masque blanc des justiciers révèle alors des peaux noires scarifiées en donnant à la culture pop la possibilité de vérifier l'actualité de Frantz Fanon. Si Damon Lindelof est notre Jules Verne, c'est en explorateur avisé de la culture saturée de notre temps. Il n'en oublie pas de montrer de quelles omelettes nos histoires sont faites et pourquoi les blessures ont besoin d'air pour cicatriser. Une tâche urgente pour une décennie naissant frappée d'emblée d'asphyxie.

Nota bene : le présent texte est une version légèrement remaniée du dernier chapitre de Masques blancs, peau noire. Les Visages de Watchmen de Damon Lindelof  (éd. L'Harmattan, 2021).

Qui a observé les gardiens en 2020 ? 

(chronique de l'intoxication)

« Quis custodiet ipsos custodes ? » demandait Juvénal à l'époque où, de son point de vue qui a été sanctionné par un exil en Égypte, Rome ressemblait de plus en plus à un gigantesque lupanar. « Who Watches the Watchmen ? » a renchéri Alan Moore à l'heure où l'Horloge de l'Apocalypse marque minuit moins deux. C'était le milieu des années 1980. À la fin des années 2010, il est toujours minuit moins deux. Au début des années 2020, il est minuit moins deux plus que jamais. Tic-tac, tic-tac, tic-tac.

« Quis custodiet ipsos custodes ? » : la traduction française de la célèbre citation induit un effet de parallaxe, tantôt si l'on privilégie « Qui surveille les surveillants ? », tantôt en préférant « Qui garde les gardiens ? ». L'écart parallactique est celui d'une ambivalence quand elle n'est pas un masque de duplicité et elle creuse la différence. La différence jusqu'à l'antagonisme entre la protection que l'on doit apporter à nos protecteurs en raison des risques qu'ils encourent et l'obligation de les surveiller en nous protégeant d'eux quand ils abusent des pouvoirs de gardiennage et de surveillance qui leur ont été confiés. À la question proverbiale, Watchmen la série de Damon Lindelof répond ceci : « Nos custodimus », soit « Nous protégeons ». On découvre cependant rapidement que c'est un nous clivé quand Judd Crawford, le chef de la police de Tulsa en Oklahoma, cache dans un placard derrière le dressing-room de ses habits officiels de shérif l'habit blanc au bout pointu de membre du Ku Klux Klan.

De la penderie à la pendaison il n'y aura plus qu'un glissement, un nœud coulant, un tic-tac comme un autre écart parallactique qui fait tomber de l'arbre de la connaissance, de la vie et de la mort un fruit pourri qui a un nom biblique, celui de la trahison (Judd, Judas). Strange fruit. La pomme est un fruit contrarié par plus d'un effet de parallaxe, pomme du jardin d'éden et pomme de la discorde jetée par Éris, pomme d'or des Hespérides avec la trahison d'Atlas par Hercule et pomme de Newton, tomate transgénique et œuf qui tombe sur un crâne comme une brique, « Big Apple » (la « Grosse Pomme » est le surnom de New York) et le ver coincé dans son fruit (le céphalopode géant projeté dans Manhattan par Adrian Veidt en 1985, décidé à sacrifier rien moins que trois millions de personnes pour sauver l'humanité). L'arbre de la connaissance qui est celui de la loi, de son dehors et de ses excès a de tels fruits et ses racines ne sont pas moins compliquées, dyades racinaires intriquant nos cordons ombilicaux avec la corde utilisée pour les pendaisons.

D'un côté la loi formelle coïncide avec ses exceptions réelles ; de l'autre le droit fini reste hétérogène à la justice qui l'excède infiniment. Gilles Deleuze et Félix Guattari ont indiqué comment, mieux que Sade et Sacher-Masoch qui outrepassent la loi de l'extérieur, l'un par la nature et l'autre par le contrat, Franz Kafka investit de l'intérieur le formalisme juridique conceptualisé par Kant en l'invertissant pour en révéler le vide abyssal. De son côté, Jacques Derrida a relu à nouveaux frais Pascal, Montaigne et Walter Benjamin pour montrer la différance d'une justice qui reste encore à venir et dont l'avenir, qui invite au droit sans s'y arrêter ni s'y épuiser, rejoint celui de la déconstruction. En suivant de près Hannah Arendt et Michel Foucault, Giorgio Agamben a enfin montré comment le juridisme est la machine moderne du pouvoir souverain qui produit avec le droit son dehors qu'est la vie nue et superflue à laquelle s'oppose l'éthique d'une vie dont la règle répond moins à des normes qu'elle correspond à sa forme, puissante de ne jamais épuiser ses possibilités, puissante de pouvoir sa propre impuissance (1).

« Quis custodiet ipsos custodes ? », « Who Watches the Watchmen ? ». La question est ouverte, elle reste en suspens et c'est ainsi qu'une autre réponse est encore possible : « Sauvons-nous de nos sauveurs ». On reconnaît là un écho assumé avec le début du deuxième couplet de L'Internationale écrite en 1871 par Eugène Pottier : « Il n'est pas de sauveurs suprêmes, / Ni Dieu, ni César, ni tribun, / Producteurs sauvons-nous nous-mêmes ! / Décrétons le salut commun ! » et son adoption en titre par l'ouvrage à quatre mains de Slavoj Žižek et Srećko Horvats dédié à la crise de la dette grecque et, plus généralement, une crise du modèle hégémonique néolibéral en Europe (2).

« Sauvons-nous de nos sauveurs » est le battement de cœur et de paupière que n'aura pas étouffé le tic-tac de l'horloge détraquée de l'année 2020, l'année de toutes les intoxications, de toutes les désorientations. Si Watchmen de Damon Lindelof est probablement l'une des meilleures séries télévisées de l'année 2019, elle aura été aussi et plus sûrement encore la meilleure de l'année 2020. Il aurait fallu tenir un journal à la manière de Rorschach, manière littéraire plutôt que politique évidemment, pour noter comment tous les désastres qui se sont accumulés en obscurcissant l'année écoulée peuvent, même faiblement, s'éclaircir un peu à la lumière d'une série qui, digne héritière du comics d'Alan Moore, Dave Gibbons et John Higgins, aura su considérer avec autant d'intensité le présent pour voir venir avec l'avenir non seulement la probabilité du pire mais aussi la possibilité alternative de s'en prémunir. Il y a une puissance d'éclaircissement rétrospective qui avère avec le génie démonique de notre narrateur préféré la contemporanéité d'une œuvre comme Watchmen. La série est notre contemporaine en effet, non seulement parce qu'elle a la lumière nécessaire pour éclairer avec les lueurs fossiles du passé les ombres du maintenant, mais également parce qu'elle sait ne pas s'aveugler des flashs médiatiques dont l'époque est saturée en accueillant le faisceau de ténèbres qui provient de notre temps (3).

La postmodernité est un masque ludique qui n'asphyxie pas la lucidité hyper-critique d'une série ayant une vive conscience que la modernité, haussée au niveau des excès de l'hypermodernité, caractérise plus que jamais aujourd'hui l'époque qui n'est pas celle de la crise accidentelle ou conjoncturelle mais de la crise tendancielle, intrinsèque, structurelle. Watchmen n'a rien prophétisé mais a senti cependant dans l'atmosphère actuelle de souffre qu'il y avait aussi du grisou. La série de Damon Lindelof a vu ainsi l'amplification des passions apocalyptiques dont 2020 s'est fait le réceptacle comme un œuf saturé, une marmite débordant de l'accumulation des crises, crise économique et sociale, crise environnementale et politique, crise sanitaire enfin avec une pandémie mondiale qui est la plus grave que le monde ait connu depuis un siècle.

Sauvons-nous de nos sauveurs consiste alors à désirer nous entraider en soulevant quelques masques. C'est réapprendre à reprendre ensemble notre souffle en synchronisant nos respirations. Par exemple en repensant à une série télévisée et en convenant de ses puissances démoniques qui sont des puissances proprement pharmacologiques et immunologiques, des puissances de soin et de protection devant l'excessive réalité des violences auto-immunes et des remèdes trouvés qui peuvent être aussi toxiques que les poisons dont ils ont été tirés (4).

Construire de nouvelles immunités collectives, la preuve par neuf 

(communisme, co-immunisme)

       1) La diffusion de la série n'est pas terminée quand, en France, un mouvement social important a lieu en mobilisant de nombreux salariés et citoyens convergeant dans la lutte contre l'énième projet de contre-réforme des retraites et la mobilisation a été populaire, même pour le ministère de l'intérieur, en se comptant en millions quand on cumule en effet le nombre de manifestants le jour des grandes mobilisations nationales réparties entre le 5 décembre 2019 et le 20 février 2020. Vivre sa vieillesse dans la dignité d'un statut associé au versement d'un salaire continué (le retraité n'est pas un pauvre vieux disposant d'un revenu épargné mais un salarié d'un type particulier qui continue sans patron et en toute liberté de travailler) est une respiration accordée par des acquis sociaux qui sont historiquement des conquis de haute lutte. Des protections sociales comme des bulles d'oxygène qui témoignent de la capacité ou non d'une société à financer avec les richesses créées par le travail la production sociale d'amples effets de serre et de climatisation.

Attaquer les principes de la répartition des richesses salariales et de la cotisation sociale au nom de la fiscalisation, de l'épargne et d'une logique de revenu actionnariale consiste à étrangler davantage encore le legs social historique du Conseil National de la Résistance et la contre-offensive populaire a pris notamment la forme carnavalesque des multitudes mobilisées et rassemblées pour respirer ensemble. Et, en arborant parfois des masques de pacotille comme on l'a vu dans les grands cortèges rouges de la CGT, pour rire en grand du masque non moins factice des crânes d'œuf et autres défenseurs d'un droit à la retraite qu'ils veulent en réalité asphyxier. On a ainsi découvert dans le placard de Jean-Paul Delevoye, haut-commissaire à la contre-réforme des retraites, qu'il cumulait une dizaine de fonctions (et autant de revenus) non déclarées parmi lesquels la présidence d'un think tank répondant au nom de Parallaxe, cela ne s'invente pas. La contre-réforme ainsi que le mouvement social la contestant ont été suspendus en raison du contexte sanitaire qui s'est imposé entre les mois de février et mars 2020. To be continued.

       2) Le dernier épisode de Watchmen a été diffusé sur HBO le 15 décembre 2019. Deux semaines plus tard, le patient zéro d'une maladie infectieuse émergente de type zoonose virale causée par une souche de coronavirus est identifié dans la province du Hubei au centre de la Chine. Un premier cas est repéré hors de la Chine le 13 janvier 2020. Dans l'intervalle l'ophtalmologue Li Wenliang voit le danger mais le lanceur d’alerte n'a pas été entendu par les autorités chinoises. Il décède des effets du virus le 7 février. Le 11 mars, l'épidémie de maladie à coronavirus 2019 est déclarée pandémie de Covid-19 par l'OMS. Les États, particulièrement en Europe et en Amérique, sont alertés depuis vingt ans par le risque de l'apparition croissante de virus qui sont des maladies infectieuses zoonotiques en étant la conséquence virulente de la destruction de la biodiversité par l'exploitation économique intensive des ressources naturelles finies et l'extension virtuellement infinie de la sphère de valorisation du capital. Ces mêmes États réunis autour de la religion du capitalisme et ses évangiles néolibéraux ont plus souvent qu'à leur tour réduit le nombre de lits au nom de la réduction de la dette publique quand ils n'ont fermé ou délocalisé des usines à produire des masques et des vêtements de protection sanitaire.

Il y a des masques qui sont tombés et d'autres qui ont tardé à arriver. Les premiers appartiennent en effet aux États qui exposent les populations dont ils ont la garde aux risques sanitaires des dévastations qui s'ajoutent à l'insécurité économique, sociale et environnementale engagées par le capital. Et il y a ceux qui aident malgré tout à respirer sans contaminer les autres ni être contaminé par les gouttelettes respiratoires générant des aérosols microscopiques que tout un chacun émet en parlant.

L'écart parallactique est celui des masques qu'il nous faut porter et d'autres qu'il nous faut déposer. Aide-moi et donne-moi un masque si je veux respirer en ayant le tact de ne pas t'infecter. Aide-moi et soulève ton masque si la défiance que tu provoques ne doit pas finir dans l'asphyxie du discrédit qui alimente tous les discours complotistes. Sauvons-nous de nos sauveurs, ces anticorps qui s'apparentent à des auto-anticorps quand, symboliquement, les remèdes préconisés et dispensés peuvent provoquer de terribles intoxications. Déposer le masque est la condition de la cordialité inter-faciale comme du soin nécessaire aux blessures qui, pour respirer, ont besoin d'air. Face aux pouvoirs décrédibilisés et leurs institutions désavouées, la déposition des masques appartient aux puissances qui sont, dialectique oblige, à la fois constituantes et destituantes.

       3) Le 15 mai 2020, George Floyd est un africain-américain arrêté à Minneapolis dans l'État du Minnesota et son arrestation est filmée par plusieurs caméras appartenant entre autres aux passants et aux policiers. Les officiers de police procèdent notamment par plaquage ventral et genou sur la nuque. George Floyd dit souffrir de claustrophobie, affirme avoir été infecté par le coronavirus et répète à plusieurs reprises « I can't breathe », « Je ne peux pas respirer ». George Floyd meurt une heure après son arrestation dans l'hôpital de Minneapolis. L'autopsie officielle conclut à l'homicide par arrêt cardiopulmonaire consécutif aux actions des représentants de l'ordre. Le lendemain de la diffusion d'une vidéo de l'arrestation, des milliers de personnes se rassemblent à Minneapolis sous le slogan de « Black Lives Matter » lancé en 2013 pour dénoncer la violence raciale et le racisme systémique de l'institution policière aux États-Unis. Les manifestations s'étendent dans la foulée sur l'ensemble du territoire étasunien et, à partir du 31 mai, au-delà, dans le monde entier. En France le 2 juin, et malgré l'interdiction de tout rassemblement en raison du contexte sanitaire, entre 20.000 et 60.000 personnes se réunissent face au Tribunal de Paris suite à l'appel lancé par le collectif « Justice pour Adama » au nom des ressemblances criantes existant entre l'affaire de George Floyd et celle d'Adama Traoré décédé à la gendarmerie de Persan dans le Val-d'Oise le 19 juillet 2016. Sans oublier Cédric Chouviat décédé dans des conditions semblables le 5 janvier 2020. Lui aussi a crié à ses bourreaux qu’il ne pouvait plus respirer.

Les rassemblements et manifestations se poursuivent aux États-Unis qui tournent parfois en pillages et en émeutes quand les militants antiracistes affrontent des groupuscules armés d'extrême-droite. La situation est d'une telle gravité que le gouverneur démocrate du Wisconsin accepte la proposition de Donald Trump d'envoyer 500 membres de la Garde nationale à Kenosha où des émeutes ont éclaté en août à la suite de deux homicides commis par une milice locale et le refus du président de les condamner. Au 4 septembre 2020, le bilan étasunien des violences ayant entraîné la mort consécutives aux rassemblements en hommage à George Floyd est de 32 victimes.

Dans de pareilles circonstances, les gardiens de la paix sont moins les anges de la concorde civile que les démons de la discorde sur laquelle capitalisent les miliciens forcenés qui prophétisent la guerre raciale à laquelle ils se préparent en voulant à tout prix la faire advenir. Comme on l'avait déjà vu dans The Leftovers, les prophéties autoréalisatrices sont le fait des prophètes qui ont la passion virulente et addictive de l'apocalypse. Cette passion virale et toxique est une forme d'insulation autistique qui va même jusqu'à s'incarner au plus haut sommet de l'État quand le président le plus droitier de toute l'histoire étasunienne n'oublie pas dans son placard le legs d'un père, Fred Trump, impliqué aux côtés du Ku Klux Klan dans des émeutes raciales à New York à la fin des années 1920. D'ailleurs le KKK le lui a bien rendu en le remerciant avec la voix de son ancien leader David Duke à la suite de ses prises de position concernant les événements de Charlottesville en Virginie les 11 et 12 août 2017.

L'entre-deux-guerres est très exactement le contexte historique où, enfant né du massacre de Tulsa en 1921, Will Reeves devient en 1938 le Juge Masqué en voulant retourner contre ses bourreaux la violence dont il a été la victime. Ce contexte est celui dont hérite sa petite-fille Angela Abar quand à la fin elle consent à déposer le masque parce que, comme le lui dit son grand-père,« wounds need air ». Pour respirer, les blessures ont besoin d'air en effet.

« Les blessures ont besoin de respirer » serait dès lors une réponse poétique apportée par la série de Damon Lindelof à un pays asphyxié par les gaz à effet de serre du racisme systémique et des protections policières qui produisent des violences à propension auto-immunitaire. Une réponse qui invite à prendre ses responsabilités dans une société intoxiquée par la cécité et la surdité instituées de tous ceux qui tiennent aux masques et coquilles, écorces et placards les empêchant d'entendre et recevoir la plainte d'un homme qui est devenue aujourd'hui celle de notre époque : « I can't breathe ».

       4) Faire société c'est respirer ensemble pour vivre ensemble, c'est abriter pour couver et climatiser. Sauf que la bulle terrestre a enflé avec l'été 2020 des embrasements des forêts étasuniennes et sud-africaines, de la jungle amazonienne et de la brousse australienne. Les poumons de la Terre brûlent et les incendies, quand ils ne sont pas accidentels mais criminels, avèrent l'existence des pompiers pyromanes, autres symptômes d'une violence auto-immune globalisée. Tic-tac, tic-tac, tic-tac.

Le 4 août vers 18 heures, le port de Beyrouth explose deux fois. La seconde explosion est provoquée par le stockage irresponsable de 2750 tonnes de nitrate d'ammonium en causant selon le dernier bilan la mort de plus de 600 personnes, plus de 6500 blessés, 9 disparus et plusieurs milliards de dollars en dégâts matériels. L'horloge du nouveau millénaire nous tombe sur la tête comme la brique de la blague de Laurie Blake, comme du haut de son muret Humpty Dumpty

Le peuple libanais veut pourtant respirer et c'est pourquoi il brave à répétition les restrictions des libertés de rassemblement et de circulation justifiées par la crise sanitaire en retrouvant la rue des grandes manifestations d'octobre 2019. Et pousser haut et fort le cri exigeant la déposition des masques d'autorités qui sera leur destitution appelle à retrouver un nouveau souffle : « Sauvons-nous de nos sauveurs ».

La protestation a valeur « naissancielle ». Victor Hugo a toujours raison quand, dans Les Misérables (1862), il écrit ceci : « Parfois, insurrection, c'est résurrection ».

Le jour d'après l'explosion du port de Beyrouth, Épineuil-sur-Fleuriel, 5 août. Un philosophe se donne la mort, Bernard Stiegler, un Socrate de notre temps. Se donner la mort est à soi-même le plus radical des dons, sans possibilité de retour ni contre-don. L'arrêt de mort n'est cependant pas un coup d'arrêt à la pensée mais le don fait à l'autre de son accidentalité originaire, la relance pour nous de son défaut d'origine qui ne cesse pas de s'écrire comme de ne pas s'écrire. L'accident est originaire et son avenir ne cesse pas de tourbillonner dans le grand fleuve du devenir. Placée sous le signe du frère jumeau de Prométhée, son double originaire et placentaire qu'est Épiméthée, la philosophie qui reste pour l'orientation de nos vies surexposées est celle d'une organologie ajointant économie de la contribution et démocratie participative, doublée d'une pharmacologie soucieuse des remèdes tirés de nos poisons et des soins qui font de nos blessures un destin.

Penser c'est panser, prendre soin c'est bifurquer, un philosophe nous y a aidé. Sa philosophie va continuer à le faire et le viatique d'une série aussi en étant autrement sensible aux immunités qu'il nous reste à construire pour vivre et respirer dans le courage de la vérité.

       5) Le 30 septembre 2020 sort au cinéma Un pays qui se tient sage réalisé par le journaliste David Dufresne. Le documentaire est dédié à questionner la légitimité des violences policières exercées notamment à l'encontre du mouvement des Gilets Jaunes à l'aune des enregistrements vidéo existants que le journaliste a accumulés entre novembre 2018 et février 2020. Si le film milite pour un débat démocratique concernant des violences trahissant la dérive autoritaire de la République française, son militantisme souffre cependant, malgré des interventions touchantes et pertinentes, d'insuffisance analytique générale et, en particulier, d'une faible dialectisation de ses matériaux sacrifiée au nom d'une surenchère émotionnelle aveuglante.

Malgré ses qualités de film d'intervention, le tact est ce dont manque Un pays qui se tient sage quand il préfère à la prise nécessaire de distance une focalisation directement dans l'estomac. Le film de David Dufresne s'aveugle alors de vouloir toucher juste et faire mouche en ayant le tort de vouloir faire mal ses spectateurs. L'aveuglement du pouvoir concernant les violences policières se redouble alors symptomatiquement de l'auto-cécité de celui qui appelle la société civile à surveiller les gardiens tout en relayant sans filtre ni protection le pouvoir de terreur des images de la brutalité policière.

Il n'empêche, avec Watchmen en tête, une vision s'impose, très nette : la présidence d'Emmanuel Macron qualifiée par lui-même de jupitérienne s'autorise à multiplier les yeux crevés de Gilets jaunes comme autant d'œufs cassés, coquilles brisées, jaune et blanc réduits en bouillie. La France ressemblerait toujours plus à la lune de Jupiter habitée par Adrian Veidt, Europe occupée par un pouvoir souverain qui ne craint pas de casser des œufs à répétition pour faire les omelettes dont s'engorge son règne.

       6) L'expression des omelettes nécessitant que l'on doive censément y sacrifier quelques œufs soutient la critique arendtienne du léninisme et elle a pour fond la critique radicale de la morale jésuitique de la fin justifiant les moyens. La rengaine des attentats terroristes ne nous habituera jamais à l'horreur des morales supérieures dont les jouissances furieusement sacrificielles trahissent une volonté de néant intégralement désintégrante. L'année 2020 aura ainsi vu la perpétration de plusieurs attentats comme la France n'en avait pas connu depuis 2015. Le 3 janvier à Villejuif (deux morts, deux blessés), le 5 janvier à Metz (un blessé), le 4 avril à Romans-sur-Isère (deux morts, sept blessés), le 27 avril à Colombes (trois blessés), le 14 juillet à Bastia (aucun blessé), le 25 septembre à Paris (deux blessés), le 16 octobre à Conflans-Sainte-Honorine (deux morts), le 29 octobre à Nice (trois morts et un blessé). Tous sont des attentats djihadistes à l'exception de celui de Bastia qui est un attentat à la bombe revendiqué par le groupe indépendantiste du FLNC. Sept autres tentatives ont également été déjouées, parmi lesquelles celle de Limoges où un militaire proche des milieux suprémacistes et néonazis est suspecté d'avoir préparé au nom de la thèse d'extrême-droite du « grand remplacement » un attentat le 12 mai contre un lieu de culte juif, et celle d'Avignon le 29 octobre où un militant du groupuscule Génération Identitaire a tenté de s'en prendre à un automobiliste d'origine maghrébine avant d'être abattu par la Brigade anti-criminalité.

La passion de l'apocalypse a ses idéologies qui sont des auto-intoxications addictives, fanatisme et djihadisme, suprémacisme et racisme. Une même volonté de néant les unit comme elle réunit les plus savants et dandys Adrian Veidt et Lady Trieu. Un même ressentiment nourrit les bombes incendiaires jetées par toutes les têtes d'œuf qui se ressemblent quand elles bouillissent dans le même chaudron d'une fureur identitaire et suicidaire, Joe Keene fils de son père et gourou du 7ème de Kavalerie. Pourtant la place est vide et sa vacance à combler à tout prix indique le creux de la race fantasmée et du dieu absent. Le quasi-dieu lui-même, autrement dit le Docteur Manhattan préfère ne pas occuper la place entretenue par ses aficionados idolâtres en préférant oublier et se faire oublier dix ans durant un « tunnel de l'amour » qui est la parenthèse éclipsée et enchantée des amoureux dont le secret est de vivre en le chuchotant entre eux et en le taisant aux autres le caractère divin de l'événement qui ne concerne qu'eux.

Le nihilisme est enfin placentaire quand la victime désignée au lynchage sur les réseaux de l'opinion toxique, virale et mimétique est celui dont le métier est justement de nous aider à faire de la connaissance les respirations nécessaires à nous retrouver dans l'histoire branchue et touffue dont nous héritons. La décapitation du professeur d'histoire-géographie Samuel Paty le 16 octobre à Conflans-Sainte-Honorine est le symptôme d'une désorientation générale à laquelle n'échappe pas lui-même le ministre de l'éducation nationale Jean-Michel Blanquer qui, pour expliquer les circonstances du drame, emploie à tue-tête l'expression d'islamo-gauchisme sans admettre qu'elle est issue de la sémantique de l'extrême-droite décalquée d'un judéo-bolchévisme de sinistre mémoire.

Le choix d'instaurer le lendemain de la décapitation de Samuel Paty un couvre-feu en raison du contexte sanitaire et de la deuxième vague de la pandémie de Covid-19 est un autre remugle de l'histoire quand on se souvient que le 17 octobre a été aussi en 1961 le jour du massacre de centaines d'algériens à Paris et ses environs par des policiers autorisés par le préfet de police Maurice Papon à frapper fort afin d'affaiblir le FLN pendant la guerre d'indépendance. L'histoire a des racines profondes qui s'apparentent tantôt à des cordons ombilicaux, tantôt aux nœuds coulants des cordes des pendus. L'histoire devrait être une bulle d'aération comme un vent dans la cime des arbres pour la compréhension de notre présent saturé d'actualité au lieu d'être un sac de macération pour tous les ressentiments, les têtes de gland et les dealers d'opinion comme un mauvais fruit, un œuf pourri.

       7) Le 3 novembre 2020 est le jour des élections présidentielles aux États-Unis et elles sont comme d'habitude les plus suivies et les plus commentées de la planète. Celles-là le sont tout particulièrement. Le candidat démocrate Joe Biden, ancien vice-président du pays à l'époque du double mandat de Barack Obama entre 2008 et 2016, est en lice et s'oppose à Donald Trump pour le camp républicain qui se représente afin de remporter un second mandat. Tic-tac, tic-tac, tic-tac. Les résultats se font attendre, notamment parce qu'en raison du contexte sanitaire, les votes par correspondance sont massivement plébiscités quand le président sortant soupçonne un risque aussi massif de fraude par voie postale. Le 7 novembre, les grands médias étasuniens annoncent la victoire de Joe Biden qui finit par remporter 306 grands électeurs tandis que Donald Trump n'en gagne que 236. À la différence de la Chambre des représentants américains dont les membres sont élus au suffrage indirect, le scrutin caractérisant les élections présidentielles est indirect puisque le peuple choisit les grands électeurs qui ont ensuite mandat pour élire le président et son vice-président, ce qui sera le cas le 14 décembre prochain.

Le suspens n'est donc pas épuisé. Le count-down n'est pas à l'heure où nous écrivons ces lignes complètement épuisé, tic-tac, tic-tac, tic-tac. Ce qui est certain est que ces élections sont d'ores et déjà historiques pour trois raisons qui témoignent des contradictions de la démocratie aux États-Unis. D'abord parce que la participation atteint en dépit du contexte sanitaire un record avec un taux frôlant les 70 %, le plus élevé depuis plus d'un siècle. Ensuite parce que Donald Trump a marqué son refus de faciliter la tradition démocratique de la transition pacifique du pouvoir en contestant le résultat des urnes et en multipliant les expressions publiques, les fake news et les recours juridiques. Enfin parce que Kamala Harris est la première femme (et la première d'origine à la fois africaine-américaine par son père jamaïcain et indienne par sa mère) à accéder à la vice-présidence des États-Unis.

L'Amérique et ses effets de parallaxe. D'un côté, la démocratie étasunienne est mutilée et sa confiscation s'apparente à une asphyxie quand le président sortant en appelle pendant la campagne électorale directement à des groupuscules d'extrême-droite comme les néofascistes « Proud Boys », pas loin d'être des équivalents du 7ème de Kavalerie. Et ceci afin d'attiser les fantasmes obsidionaux de soulèvement racial et de guerre civile qui saturent le crâne de ceux dont la culture consiste à ruminer la défaite des États du sud depuis la fin de la guerre de Sécession. De l'autre, la démocratie aux États-Unis témoigne d'une réelle vitalité avec son taux de participation record et l'élection à la vice-présidence d'une femme aux origines aussi créoles que Kamala Harris.

Si Donald Trump est indirectement évoqué dans Watchmen avec la figure paternelle de l'épicier des années 1930 dont les salades fascistes empoisonnent la vie de Will Reeves en accélérant l'avènement de la figure du Juge Masqué en premier super-héros masqué de l'histoire, il est saisissant de voir à quel point Regina King dans le rôle d'Angela Abar ressemble fortement à Kamala Harris. La ressemblance n'est cependant pas que physique et elle est d'autant plus irrésistible que les deux femmes souffrent de plusieurs contradictions. Angela Abar est un officier de police qui profite de la disposition légale protégeant l'identité des policiers à Tulsa pour jouer aux justiciers masqués qui, eux, sont interdits tout en s'autorisant des infractions qui sont des exceptions à la loi qu'elle est censée représenter. Kamala Harris qui prendra ses nouvelles fonctions le 20 janvier 2021 est quant à elle une procureure aux idées progressistes pour tout ce qui concerne la législation contrôlant les armes à feu, la protection des minorités sexuelles et l'extension de la couverture santé. Ce qui ne l'empêche pas d'être ciblée et à juste titre par le mouvement « Black Lives Matter » pour avoir participé durant les années 1970 à une culture de la répression ayant contribué à un taux élevé de prisonniers africains-américains jusqu'à représenter cinq fois leur proportion dans la population de cet État.

Que la loi coïncide avec ses exceptions, que la justice demeure hétérogène au droit et que le juridisme soit une machine à produire avec des coupables et des peines son dehors qui est celui de la vie nue, c'est ce que Watchmen raconte avec un sens des effets de parallaxe résultant notamment de sa perspective uchronique. C'est ainsi que la série de Damon Lindelof présente un miroir devant la complexité de la réalité ressaisie aux États-Unis au niveau du noyau antagonique de la race, cette fêlure nationale qui est une craquelure sur l'écorce mondiale.

       8) D'autres événements témoignent de la vitalité du monde, quand bien même beaucoup s'efforcent d'en faire le déchet immonde de la mondialisation du capital. Il y a de quoi s'enthousiasmer, autrement dit gonfler ses poumons, soulever sa poitrine et respirer devant les grandes levées populaires, manifestations parisiennes des sans papiers du 20 juin auxquels se sont joints les Gilets Jaunes et du 17 octobre malgré l'instauration du couvre-feu, large victoire aux élections présidentielles boliviennes du candidat socialiste Luis Arce le 18 octobre, référendum chilien du 25 octobre qui voit la victoire du camp de la réforme d'une constitution datant de 1980 et héritée de Pinochet dont la rédaction sera le fait d'une assemblée constituante. Même l'abstention massive du référendum constitutionnel algérien du 1er novembre indique en creux que les grandes mobilisations populaires du Hirak depuis février 2019 entretiennent le même désir des chiliens d'une réforme de la constitution assortie d'une assemblée constituante.

Autant d'îles qui font un archipel, un réseau de bulles, une écume comme la bière dont la fermentation s'accorde aux cœurs qui palpitent autour de la table d'un bar de Saïgon un soir de l'année 2009.

9) Il y a pourtant d'autres motifs d'intoxication, d'autres raisons d'étouffer en ne laissant pas les blessures respirer. En France, entre le 17 et le 20 novembre a été examinée par l'assemblée nationale et adoptée en procédure accélérée une proposition de loi relative à la sécurité globale qui a été déposée le 20 octobre dernier par deux députés de la majorité présidentielle et l'un des deux, Jean-Michel Fauvergue, est un ancien patron du RAID, unité d'élite de la police nationale. Favorable au renforcement des pouvoirs de la police municipale et du secteur de la sécurité privée, comme à l'utilisation élargie des images captées par drone, caméras-piétons et caméras de vidéosurveillance, la proposition de loi dispose également d'un article 24 qui, sous prétexte de protéger l'intégrité des policiers malmenée par la circulation des vidéos, risque d'empêcher les médias de faire leur métier qui consiste à informer.

Le conseil des droits de l'homme de l'ONU, les syndicats de journalistes et de réalisateurs, le Défenseur des droits, le Conseil national des barreaux et plusieurs associations de défense des libertés publiques font valoir des critiques qui insistent sur la dimension autoritaire et restrictive des libertés républicaines, notamment d'informer, et cela en contradiction totale avec tous les discours publics sur la liberté d'expression qui se sont multipliés à la suite de l'assassinat de Samuel Paty. Des manifestations contre ce projet de loi ont lieu les 17 et 21 novembre et y ont participé de nombreux Gilets Jaunes qui savent qu'un film comme Un pays qui se tient sage n'aurait jamais pu voir le jour si l'article 24 existait déjà. Des violences ont également éclaté au cours desquelles deux journalistes ont été arrêtés en écopant d'un rappel à la loi.

Masquer les policiers au nom du respect de leur intégrité c'est leur offrir la promesse d'une totale impunité quand il ne s'agit pas d'immunité et c'est faire de nos gardiens les auto-anticorps qu'il nous faut dès lors plus que jamais surveiller. Schizophrénie d'une société qui, tantôt exhorte les musulmanes à se dévoiler au nom d'une égalité entre les sexes et d'une laïcité dévoyées quand elles les dénudent pour mieux les exposer aux stigmates du racisme hérité de l'époque coloniale, tantôt exige le port obligatoire du masque dans les espaces publics pour lutter contre la pandémie de Covid-19, tantôt veut protéger l'anonymat des policiers en favorisant l'impunité des violences qu'ils commettent.

Sauvons-nous de nos sauveurs ainsi démasqués dans leur volonté de recouvrir leurs tendances à l'autoritarisme du voile de la liberté d'expression. Une liberté d'expression viciée et corrompue par les dealers d'opinions et autres prophètes médiatiques de l'apocalypse qui en tirent à bon compte un pouvoir contagieux de stigmatisation quasi-hypnotique. Aide-moi et soulève ton masque serait la maxime éthique d'une cordialité inter-faciale dont la coquille ou l'écorce est fendue par l'irresponsabilité d'un pouvoir qui ne désire plus répondre de rien.

Le temps qui vient reste celui de la construction de nouvelles immunités collectives, un nouveau communisme – « co-immunisme » (5).

Que le monde aille à sa perte

 et comment s'en sortir

« Que le monde aille à sa perte, c'est la seule politique » disait Marguerite Duras à l'époque du Camion (1977). Le destin de l'occident, coïncider avec son concept : un soleil couchant comme celui ouvrant India Song (1975). Que ce monde-là aille à sa perte, c'est la seule politique qui est celle aussi de l'autre monde possible quand il est déjà là, minoritaire ou marginal, certes, mais bel et bien réel. Toutes choses égales par ailleurs, en témoignent une manifestation, un soulèvement, un enthousiasme, un amour comme celui d'Angela Abar et du Docteur Manhattan caché dans le corps de Cal, une série télé qui prend soin de nous en protégeant notre effort de penser : Watchmen.

« Comment s'en sortir sans sortir » a clamé le poète Ghérasim Luca à l'occasion de son récital télévisuel filmé par Raoul Sangla et diffusé en 1988 sur La Sept/FR3. C'est la question au temps des confinements et une série signée d'un génie démonique qui est notre accompagnateur placentaire y aurait beaucoup aidé en effet, premier confinement, deuxième confinement, tic-tac, tic-tac, inspiration et expiration, enthousiasme et respiration.

Nous sommes en 1949. Comme Ghérasim Luca Samuel Beckett écrit dans une langue qui n'est pas celle de sa mère et, à la fin de L'Innommable, il écrit ceci : « (…) il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu'il y en a, il faut les dire, jusqu'à ce qu'ils me trouvent, jusqu'à ce qu'ils me disent, étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c'est peut-être déjà fait, ils m'ont peut-être déjà dit, ils m'ont peut-être porté jusqu'au seuil de mon histoire, devant la porte qui s'ouvre sur mon histoire, ça m'étonnerait, si elle s'ouvre, ça va être moi, ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer » (6).

Nous sommes en 2020, annus horribilis, année intoxiquée. Après L'Innommable de Samuel Beckett et avec Watchmen le comics d'Alan Moore et puis Watchmen la série de Damon Lindelof, en pensant à Cédric Chouviat et Li Wenliang, à George Floyd et Bernard Stiegler, à Samuel Paty et Kamala Harris, on dit aujourd'hui ceci : il faut respirer, je ne peux pas respirer, il faut respirer, je vais donc respirer, il faut des mots et des sons et des images, il les faut pour qu'ils nous portent jusqu'au seuil de notre histoire, devant la porte qui s'ouvre sur notre histoire, dans le silence on ne sait pas, il nous les faut en tous les cas pour respirer, il faut respirer, je ne peux pas respirer, je vais respirer.

2021, annus mirabilis ou rien (7).

« Quis custodiet ipsos custodes ? ». Nous prenons nos responsabilités et nous répondons : protégeons-nous de nos gardiens, sauvons-nous de nos sauveurs. Aide-moi et soulève ton masque.

Notes :

1) Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, éd. Minuit-coll. « Critique », 1975, p. 81 et suivantes ; Jacques Derrida, Force de loi. Le « fondement mystique de l'autorité », éd. Galilée, 1994 ; Giorgio Agamben, Homo sacer : L'intégrale (1996-2015), éd. Seuil-coll. « Opus », 2016.

2) Slavoj Žižek et Srećko Horvat, Sauvons-nous de nos sauveurs, éd. Lignes, 2013.

3) Giorgio Agamben, Qu'est-ce que le contemporain ?, éd. Payot & Rivages-coll. « Petite Bibliothèque », 2008.

4) Au cours d'une discussion avec Jürgen Habermas et Giovanna Borradori à New York quelques semaines après les attentats terroristes, Jacques Derrida a montré comment l'événement traumatisant du 11 septembre 2001 représente un « symptôme d'auto-immunité suicidaire », au sens où les combattants formés et financés par les États-Unis contre l'invasion soviétique de l'Afghanistan ont agi comme des défenses qui se sont retournés contre le monde qui les a initiées, à l'exemple des anticorps qui deviennent à l'occasion d'affections auto-immunes des auto-anticorps (Le « concept » du 11 septembre, éd. Galilée, 2004).

5) « Peu importe le nom que nous donnons à cette nouvelle organisation politique. Appelons-la "communisme" ou, comme le fait Peter Sloterdijk, "co-immunisme" (soit une immunisation collectivement organisée contre les attaques virales). C'est la même chose » (Slavoj Žižek, Dans la tempête virale, éd. Actes sud, 2020, p. 119).

6) Samuel Beckett, L'Innommable, éd. Minuit, 2002 (1952 pour la première édition), p. 213.

7) Soufflée par l'un de ses conseillers, l'expression d'annus horribilis s'est imposée à l'occasion d'un discours prononcé au Guildhall par la reine d'Angleterre Elizabeth II après plusieurs désastres ayant affecté la famille royale en 1992. L'expression est une variation inspirée d'un poème de John Dryden datant intitulé « Annus mirabilis », autrement dit l'année des miracles. Le poème a été publié en 1666 qui est l'année du grand incendie de Londres sauvée des flammes. 1666 est aussi l'année qui a vu Isaac Newton publier plusieurs textes montrant l'éventail de ses avancées scientifiques, notamment au sujet des ondes optiques et de la théorie corpusculaire de la lumière. Depuis, l'expression a qualifié d'autres années miraculeuses sur le plan scientifique, notamment l'année 1905 au cours de laquelle Albert Einstein publie quatre articles déterminants dont le troisième est une description de sa théorie de la relativité générale et le quatrième décrit l'équivalent masse-énergie dont la formule a depuis été consacrée (E=mc²). Un horloger en perdra le goût de son métier tandis que son fils en incarnera le destin surhumain avant de préférer la saveur divine de l'amour.

Des Nouvelles du front, mars 2021


L'Autre Quotidien collabore avec la revue en ligne Des Nouvelles du front autour du cinéma, mais pas que, puisque nous partageons avec elle d'autres passions et prises de position. Nous la laissons se présenter elle-même :

CONTRE L'ENVERS DU CINÉMA, LE CINÉMA CONTRAIRE

Avec la conjonction de l'esthétique et de la politique, se pose l'affirmation d'une nécessité d'essayer de penser les images à l'endroit même (le cinéma) où elles seraient paradoxalement, à la fois les plus faibles peut-être (en termes de rapports de force faisant l'actuel capitalisme médiatique et culturel) et peut-être aussi les plus fortes (en promesses de sensibilité, de pensée et d'émancipation). Et il n'y aurait là rien de moins politique dès lors que l'on refuse de cantonner, ainsi qu'y travaille par ailleurs la doxa, les choses (cinématographiques) de la sensibilité et de l'esprit dans les marges de luttes qui, où qu'elles se produisent, ne le font que depuis l'esprit et la sensibilité de ses acteurs et de ses actrices. Donc, des nouvelles du front, comme autant de prises de positions.