L'AUTRE QUOTIDIEN

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Dominique Dupart, faire l'aqueux pour La Vie légale

Caustique et savoureux, émouvant et intelligent, le roman intime et fort rusé d’un décodage / recodage des clichés d’après septembre 2001, entre Nord et Sud.

Le 12 novembre 2001, une jeune héroïne des temps modernes piétinait en compagnie d’autres héros et héroïnes des temps modernes sur l’esplanade de la Préfecture du Nord. Elle faisait la queue dans le froid d’une nuit finissante enchaînée à une longue file de personnes, tous âges, tous sexes, toutes nationalités, devant les guichets de la Préfecture, qui étaient tous fermés à cette heure, parce que l’heure, c’est l’heure, et que les guichets de la Préfecture du Nord, ça ouvre que pile après 8 h.
Personne ne connaît le véritable nom de cette jeune héroïne des temps modernes, si ce n’est son mari, qui était tout aussi jeune qu’elle, qui avait eu accès à sa véritable identité, en dépit de sa profonde ignorance de ce qu’avait été la vie de sa femme avant, quand, pour savoir, il aurait fallu voyager dans un pays où on voyage seulement armé de fusils d’assaut, de chars et de drones, ce qui ne l’avait pas empêché de continuer de l’appeler Joséphine, le prénom sous lequel elle s’était présentée à lui dans la vieille caravane où, si jeune, elle travaillait déjà dur pour se sortir, à force d’attraits, d’efforts et d’épargne, de la jungle humide du Nordaisis. Dans cette jungle humide, Joséphine avait atterri deux ans avant de rencontrer ce futur mari, qui n’était qu’un jeune marlou revêtu tous les jours gris de l’hiver et de l’automne du même manteau taillé en loden râpé, étonnant, en totale contradiction avec ses occupations sociales de jeune marlou faisant de toute sa vie une misère de trafics et de larcins au bord d’un canal déshérité, le canal du Nord, encore et toujours hébergé chez sa mère, encore et toujours créchant en jeune adulte dans l’unique chambre du F2 loué par sa mère sur les bords d’un canal depuis sa naissance.
À ce stade, il est encore trop tôt pour évoquer la mère du jeune marlou en loden râpé, une mère qui s’appelle Madame Dabritz et qui est, plus pour très longtemps, semble-t-il, secrétaire Admissions et Scolarité au Département de Français Langue Étrangère (FLE) de l’université du Nord, Département qui a vocation à enseigner la langue française à des étudiants étrangers, mais, puisqu’elle s’appelle Madame Dabritz, et puisque le jeune marlou, son fils, prénommé Guillaume, surnommé Loulou, porte son nom, cela fait que nous avons au moins ça, que, depuis qu’elle est mariée à Guillaume Dabritz, la jeune héroïne en attente sur l’esplanade de la Préfecture du Nord pour obtenir un rendez-vous à l’issue duquel elle obtiendra sans nul doute – c’est la loi – sa carte Vie Privée et Famille (VPF), Art. L313-11, Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, peut d’ores et déjà répondre au doux patronyme de « Joséphine Dabritz », dans la rue, à la banque, chez le médecin, à l’ANPE, au guichet de la Préfecture du Nord (« Madame Dabritz, que puis-je faire pour vous ? »), ou, hélas, bien avant de toucher au graal du guichet de Préfecture, au cours du contrôle d’identité qui allait funestement advenir sur l’esplanade en question, alors que la file qui faisait la queue était encore et toujours immobile occupée à se les geler, pieds et reste, dans le froid glacial de cette petite aube de journée d’automne.
Un automne particulier dans le monde. Des bords de l’Indus qui hydrate tout le Pendjab pakistanais jusqu’à la ville qui ne dort jamais, bâtie sur un ancien territoire indien à l’embouchure de l’Hudson sur l’Atlantique où, à 9 h 16 GMT / UTC-5 ce jour-là, un avion va s’écraser à nouveau, ça fait 5 avions maintenant, où, aussi, une jeune Française prénommée Blanche, 63 jours avant ce jour du 12 novembre 2001, était assise sur son canapé devant la téloche à regarder défiler des images de cratères fumants qui lui avaient fait se mordre la lèvre supérieure jusqu’au sang d’avoir migré au mauvais moment de l’autre côté de l’océan. Un automne particulier dans le monde entier. Dans le Nouveau Monde, dans l’Ancien Monde, jusqu’à Khwājah Bahā ud Dīn, province de Takhar, Afghanistan, une ville pas plus grosse que Béthune, en passant par Kaboul, même si le grand jour mondialisé de Kaboul n’allait advenir que dans 24 heures, le 13 novembre 2001, jour de l’entrée des Américains dans la ville, ville ouverte, ville soumise, à l’issue du contrôle de routine qui allait advenir sur cette esplanade de Préfecture du Nord, et il n’y aura donc pas ici l’injure écrite d’expliquer comment, pourquoi, à quelles fins, cet automne de l’année 2001 a été si particulier dans le monde pour tous.

Novembre 2001. Quelques semaines plus tôt, entre l’assassinat du commandant Massoud en Afghanistan le 9 septembre et les destructions massives causées par les détournements de vols commerciaux le 11 septembre, le monde a peut-être changé d’orbite. Pourtant, alors que désormais tout accident aérien est d’abord réputé issu du terrorisme, certaines choses ne changent guère, même si elles ont entamé des évolutions plus ou moins subrepticement.

Dans une très grande ville du nord de la France, tandis que, devançant les désirs d’un édile sachant d’où souffle le vent, un préfet au sens politique affûté – avec sa vigilante épouse – prend en douceur des mesures pourtant déjà radicales vis-à-vis des migrants qui hanteraient les parages, une jeune femme de nationalité étrangère, ayant fui son pays, récemment mariée par amour authentique mais néanmoins commode à un jeune de nationalité française, échoué du mauvais côté de l’ascenseur social résiduel, teste par plusieurs angles le système de l’asile, entre multiplication des démarches administratives aux allures de course d’obstacles de longue haleine et bienveillance risquée d’une fonctionnaire universitaire qui se trouve être la mère de son chéri. Dans le même décor, une jeune femme se remet difficilement d’avoir bien failli être au mauvais endroit au mauvais moment, de l’autre côté de l’Atlantique, et ne voit plus désormais, peut-être définitivement, les avions d’un même œil.

Dans une cité de banlieue du sud de la France, aux tours appelant désormais rénovations urgentes et moins urgentes, une jeune femme gère au plus près ses aspirations religieuses et son voile social, tandis qu’un jeune homme trouve un moyen inattendu, astucieux et extrêmement militaire d’échapper à une certaine chape métaphorique de plomb et de ciment qui menaçait diablement son avenir. D’improbables rêves d’émancipation parviennent pourtant ici à se former et à se nourrir, contre toutes attentes ou presque.

Les circonstances particulières qui avaient conduit à la conception de Guillaume s’étaient traduites par l’écume sociale d’une vérité à jamais échappée des deux amants, à jamais échappée de leurs deux corps qui avaient fait follement l’amour trois nuits dans une chambre pas très luxueuse à l’arrière d’un hôtel de gare. Cette vérité avait percé l’obscurité qui accompagne les mystères de la Conception, mystères jamais disparus, qui s’étaient étendus à tous les individus même, alors qu’auparavant ils touchaient seulement les exceptionnelles naissances, type Jésus-Christ, Mahomet ou Kaspar Hauser. Et cette vérité était parvenue, par le biais de formulaires administratifs, à la connaissance des praticiens de l’Hôpital du Nord, ceux-là désormais doués d’un savoir incontestable sur ce que les deux amants étaient devenus à la suite de leurs trois nuits d’amour : un « parent isolé » + une « case vide.»

C’est un fort étonnant deuxième roman, aux allures puissantes de mosaïque orientée avec ruse et beauté, que nous offre Dominique Dupart, aux éditions Actes Sud, en ce mois de janvier 2021.

Jouant en permanence avec un cadre de montée des périls et d’hystérie obsidionale dans la cité, dont on trouverait les échos aussi bien chez le Frédéric Paulin de « La guerre est une ruse » que chez le Julien Suaudeau de « Dawa », voire chez le DOA de « Citoyens clandestins », passant au crible de son ironie structurée, à l’instar de la Cloé Korman des « Saisons de Louveplaine » ou du Charles Robinson de « Dans les cités » et de « Fabrication de la guerre civile », voire du Frédéric Arnoux de « Merdeille », les clichés infiniment non neutres aujourd’hui de la banlieue de béton, puisant merveilleusement aussi dans le matériau bureaucratique des méandres du droit d’asile, si magnifiquement appréhendé par la troupe théâtrale des Entichés dans leur « Provisoire(s) », elle opère, au fil de ses quatre grands portraits en action, joliment enchâssés et subtilement enchevêtrés, un étourdissant rétablissement qui vient, dans un beau jaillissement d’humour acide et de feux follets pince-sans-rire, démentir ce que nous croyons savoir comme ce que nous peinons à imaginer, sous les feux croisés de plusieurs leçons inattendues d’humanité qui ne dépareraient sans doute pas non plus chez le Loïc Merle de « Seul, invaincu », le Jérôme Ferrari de « Un dieu, un animal » ou la Fanny Taillandier de « Par les écrans du monde ». Une réussite caustique impressionnante par sa technique et enthousiasmante par sa passion, servie par une langue à facettes particulièrement savoureuse.

Après le 3 nivôse 1800, rapport à l’élimination des chefs de guerre, les méthodes avaient beaucoup changé.
Ainsi, les deux conspirateurs de l’attentat dit « de la machine infernale » ont voulu eux aussi infliger la mort à un chef de guerre despotique au nom honni par tous, et pour cause, et nous avons nommé Napoléon, mais ils ne voulaient pas pour autant sauter avec le despote dans leur feu d’artifice sanguinaire, ils ne voulaient pas finir avec le gros tonneau à vin bourré de poudre qui devait sonner la fin d’un despotisme d’autant plus unique qu’il tenait le langage de la liberté. Ils se sont donc enfuis, loin, très loin. Alors que les deux comparses qui ont réussi à faire sauter la tronche au grand loup gris à la cigarette fumante, Prince des montagnes et vallées reculées, chef militaire admiré des enfants, de l’Europe, le seul des chefs de l’histoire de tous les brigands du monde jamais convié à une table de négociation par Youri Andropov, eux, ils n’ont pas hésité à se faire sauter en bouillie en compagnie du chef de guerre au béret de laine des montagnes.

Hugues Charybde le30/03/2021
Dominique Dupart - La Vie légale - éditions Actes Sud
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Dominique Dupart