“America, Americas” d'Alain Keler 2/2
Alain Keler remonte Washington Square, traverse Manhattan, se rend dans le Bronx, revient sur Soho, Alain arpente en tout sens New York et photographie. C’est la raison de ce récit fleuve autobiographique qui donne ses correspondances et qui aide à en prendre la mesure. Alain Keler a tout d’un Film Maker, d’un réalisateur, préférant joindre le texte à l’image sans passer par la caméra, le mouvement et sans doute le temps linéaire du film…
Toutes les photographies exposées ont la simplicité de l’évidence, tout est clairement présent de cet amour d’Alain pour l’énergie cosmopolite de New York et des new-yorkais, bien des citations affleurent dans ce travail.
Et pourtant, tout est marqué, inconsciemment; des correspondances s’effectuent entre différentes œuvres. Une de ces correspondances avec America, America, le film d’Élia Kazan, tisse un réseau de sens non négligeable sur l’antécédence de l’empreinte inconsciente et imaginaire, symbolique, de la portée du cinéma d’Élia Kazan, de ce que veut, voulait dire immigration, exil, exode, terre Promise, passages, Eden.
Il est ici question d’une scène primitive explicite à travers le récit que fait Alain Keler de son arrestation par l’immigration, alors qu’il est clandestin. Ce récit renvoie à une scène précise du film, pratiquement à sa fin. Alain écrit la scène de son arrestation par les services de l’immigration, avec un humour de romancier, la paire de chaussures coupable apparaît dans le texte comme le signe, la preuve qui le désigne aux yeux de l’immigration. Il est donc arrêté.
America, America se clôt pratiquement sur un drame, la dernière scène, si ma mémoire ne fait pas défaut, montre la paire de chaussure d’un des migrants clandestins, restée sur le pont du paquebot transocéanique qui aborde enfin à Staten Island, (le film raconte la migration du jeune Stavros depuis l’Anatolie fin du XIX siècle, pour New York et toutes les épreuves traversées) et dont on comprend qu’elle constitue la seule trace de sa présence, après qu’il ait préféré se jeter du pont… suicide, disparition, sacrifice… Le Travelling avant, très lent de la caméra de Kazan accuse une dramaturgie, cette puissance implacable du destin qui broie la vie; elle inscrit toute le drame existentiel que tout migrant doit affronter dans l’épreuve des dangers, de la mort, et cette part funeste d’un des personnages, voulant rejoindre New York, préférant la mort par noyade à l’arrestation de l’immigration et à l’échec. Cette séquence d’America America ne me semble pas étrangère à l’imaginaire du photographe. Elle en constitue un élément actif…. à mon sens dans un rapport secret et différencié à sa Psyché. De fait cette correspondance est présente dans l’exposition … comme une référence et une citation.
On retrouve cette image non photographiée dans le texte qui accompagne les photographies, c’est dire que la paire de chaussures d’Alain évoque une continuité d’America, America de Kazan pour s’affirmer dans une sorte de filiation, comme un passage de témoin. Cette image référente naît de l’écriture, elle n’est pas photographie, elle circule pourtant d’un récit à l’autre, d’une fiction à une réalité, du film America America, au projet d’Alain : América, Americas.
Toute la magie et le charme du travail d’Alain Keler résident en ces entraperçus des moments de vie qui s’éternisent parce que composés au plus près de sa propre fréquence, de son être profond, de la question de l’identité et de l’altérité, de l’exergue rimbaldien, de la réfraction libre du je est un autre, parfaitement assumée artistiquement parlant, face à l’Histoire, car déterminé par la question de la judéité en tant que système moral éthiquement investi. Une vision de l’Homme sous tend celle du Destin et de la liberté de chacun et plonge chacun dans une vie d’épreuves et de coups du sort, appelant ce Beat, ces combats afin de vivre pour faire œuvre. La vie du photographe est un engagement au côté de la lumière, dans la sensualité de ses nuances, dans le don de cet œil complice qui révèle et qui montre l’infinité du temps et son imperceptible mouvement, le cours secret du monde.
Aujourd’hui c’est la Saint Patrick,
Alain remonte Washington Square, traverse Manhattan, se rend dans le Bronx, revient sur Soho, Alain arpente en tout sens New York et photographie. C’est la raison de ce récit fleuve autobiographique qui donne ses correspondances et qui aide à en prendre la mesure. Alain Keler a tout d’un Film Maker, d’un réalisateur, préférant joindre le texte à l’image sans passer par la caméra, le mouvement et sans doute le temps linéaire du film…
Cette opération d’écriture engage une mémoire immense, aujourd’hui il se souvient de tout, des évènements, des gens, des situations, du jour, du temps qu’il fait, de ce qu’il ressent, de tout, et il l’écrit en marge de sa photographie, il raconte la trame même des évènements… comme si tout s’était passé hier.
Il faut lire ses textes, documentant les situations, expliquant de l’intérieur des évènements le pourquoi et le comment. Une narration imprime un climat, donne un tempo, réinstalle sa photographie dans un contexte et la situe dans toutes ses valeurs, documents, fictions, narrations.
La magie des images d’Alain de sa période new-yorkaise, de 1971 à 1975, images éclairées de l’intérieur par une poétique de la présence au monde et de la célébration instinctive du vivant, est riche de sympathies, le Manhattan de Woody Allen ou du Greenwich de Ginsburg, Dylan, au café Wha où se croisent le Velvet, Nico, Wharhol, Klein, Kerouac, Patti Smith.
Il faut être à l’écoute de ces images et se glisser dans ces aperçus des quotidiens, cette poésie décrite par Ginsberg et Kerouac (qui préfaça d’ailleurs The Americans de Robert Frank, 1957) d’asphalte, de fumée, à la respiration des manifestations, des bars, de ces petits matins magiques, de ces dimanches habités, de ces quotidiens qui font en ce New York là, la matière même du rêve du photographe.
On y voit sa version des Américains, dans une photographie sociale, documentaire, qui rêve sa filiation avec Walker Evans et trouve des correspondances avec ce cinéma du Réel de Robert Kramer, Jonas Mekas, Frederick Wiseman, Nicholas Ray, Wim Wenders, un cinéma en noir et blanc, où la séparation entre l’approche documentaire et l’approche « fictionnalisante » n’est plus discernable…
….Peut-être faut-il apercevoir derrière Alain Keler, tout un cinéma américain, riche de son mythe, de ses mythologies, de ses reliefs et notamment de la mise en scène du quotidien et de ce qu’il découvre de la part fécondante du drame qui éclaire en contrepoint la beauté de l’éphémère, de ce qui se coule sans cesse au fond du regard et qui devient matière visuelle vivante, éclairs de génie dans l’approche d’une condition humaine, vue ici par le menu de son être là, dans une poétique qui sacre avant tout la vie et le vivant…
Tout cela vient de l’exil et du cœur, de la fuite des repères, du magnétisme de l’instant, de la préservation et de l’établissement du cogito barthésien, la photographie est la preuve du ça a existé... le photographe a vécu dans un tremblement intérieur, retenu, passionné, dans une sorte de fièvre et de transe calmes, attitudes paradoxales issues de cette soif inextinguible de faire des photographies où tout d’un coup, un monde respire et se donne pour toujours dans un secret où se répondent le rêve et la réalité, anses du poète où se fait le temps, tout le temps du souvenir à actualité du présent de l’œuvre.
A signaler l’exposition d’Alain Keler qui a lieu également, en ce moment, à la maison des associations à Rennes, sur le Delta du Mississippi et le Blues des champs de coton, au titre de Juke Joint blues.
A venir aux EDITIONS DE JUILLET, deux ivres d’Alain Keler, AMERICA, AMERICAS, devrait sortir cet automne et UN VOYAGE EN HIVER, ce printemps…
Pascal Therme, le 24/03/2021 2/2
Alain Keler - America -> 30/04/2021