L'AUTRE QUOTIDIEN

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Les Crépuscules d'Irène Jonas par Pascal Therme 2/2

Une enfant au surnom de Fleur de ghetto, se penche soixante ans plus tard, dans un devoir de mémoire, sur les déterminismes de ce surnom, de ce nom de remplacement, qui a modifié sans doute sa propre histoire, la poussant à endosser l’épreuve de la totalité de l’aberration nazie.

©Irène Jonas-Agence révélateur, Crépuscules, ed de juillet.

Heureusement il existe en ce livre, des passages secrets et discrets. S’échapper sans doute de ce noir et blanc funèbre, se tourner vers l’or du soleil des matins magiques, recouvrir, habiller de lumière et de couleur ces images difficiles. Une opération alchimique a lieu, ici, dans cette poétique de l’absence et de la pertinence, faisant jouer sans cesse le référent et son obligation à produire des preuves pour que s’étaie le vivant contre le mort, il en résulte un effroi qui cherche à sublimer la noirceur dans la couleur, afin de s’approcher du mouvement des ombres et se tourner vers cette conscience intérieure qui est la seule vraie source de lumière, filant la correspondance avec le mythe platonicien.

Les noms sont devenus ici essentiels à la vie du projet photographique, ils voyagent à la frontière du fantasme. L’entreprise de la nomination et de la dé-nomination joue sans cesse l’interstice référentiel entre ici, maintenant, et in illo tempore,  un différentiel qui tend à se figer, comme un sang mauvais. (J’ai tant fait patience…A.R.)

On devine que l’angoisse a du être, à chaque pas, présente, pour que l’action de la couleur et ses recouvrements aient pu inhiber la portée mortifère de l’image, qui, plastiquement s’empare de l’interdit et du refoulé, afin de renvoyer les masques au néant. L’artiste en travaillant sur elle même cherche une auto-libération, ici réussie par le succès rencontré à la fois par l’exposition et le livre. Quelque chose de cet intime a bien été socialisé et reconnu à travers ses qualités, offrant sans doute à Irène cette paix qui est traduction de son prénom Iréna, du grec Eirênê.

©Irène Jonas-Agence révélateur, Crépuscules, ed de juillet.

Crépuscules pourrait être ce lieu d’une absolution et d’un absolu. Une enfant au surnom de Fleur de ghetto, se penche soixante ans plus tard,  dans un devoir de mémoire, sur les déterminismes de ce surnom, de ce nom de remplacement, qui a modifié sans doute sa propre histoire, la poussant à endosser l’épreuve de la totalité de l’aberration nazie, démons noirs, ces léprosités hargneuses, échappées rimbaldiennes, par cette Chanson de la plus haute tour…” J’ai tant fait patience qu’à jamais j’oublie craintes et souffrances au cieux sont parties, et la soif malsaine obscurcit mes veines…”. 

Se déprendre de ses cauchemars, de ses ombres là, de cette peau sombre, un travail d’herméneutique a structuré le projet photographique de Crépuscules et l’a porté au jour. 

Sociologue, photographe, et toujours en quête d’absolu,  d’absolution,  psycho généalogie oblige, Irène Jonas a parcouru l’Europe pour en situer l’énergie noire, poursuivre les noms, se soumettre à cet exercice du voir, de l’apercevoir . Mesurer, trier, faire distance, éditer, raconter, tracer ce périmètre dans une archéologie de mémoire, inventorier ce qui surgit de ce théâtre d’ ombres, ce qui semble porter, supporter l’insoutenable objet résiduel de conscience dans une dé-marche rationnelle, scientifique, consciente.

Il y a une tolérance de soi, une connaissance plus objective de son propre voyage intérieur,  afin de s’emparer dans le geste de ce qui s’est effacé. Il y aura plus tard, un autre côté du miroir, celui de la galerie et celui du livre en font partie,  là, où s’annulent définitivement la part mal-dite d’Irène et l’échéance négative du sur-nom.

©Irène Jonas-Agence révélateur, Crépuscules, ed de juillet.

Et Jonas me direz vous? puisque le mythe peut éclairer la poursuite de cette aventure des nominations heureuses et moins heureuses, faut-il s’en remettre  au livre sacré, sans aucun doute par souci épistémologique et symbolique.

« Lève-toi, va à Ninive et crie contre elle car sa méchanceté est montée jusqu’à moi. » C’est l’ordre que le Tout Puissant donne à Jonas dans le livre de Jonas, qui raconte son histoire. En place, Jonas fuit le chemin qui doit le mener à Ninive et s’embarque sur un bateau, se cache dans la cale. Une tempête survient, il avoue sa faute à l’équipage et demande à être jeté par dessus bord.

« Prenez-moi et jetez-moi dans la mer, et la mer se calmera envers vous, car je sais que c’est moi qui attire sur vous cette grande tempête. »

(Jon, 1, 12) Jonas est avalé par la baleine. Il y passe trois jours et trois nuits avant d’être recraché sur le rivage, et accepte sa mission divine, se rendre à Ninive, et faire cette proclamation que l’Éternel détruira la ville dans quarante jours si ses habitants ne se repentent pas et ne l’honorent à nouveau.

Trois jours et trois nuits sont le temps de la mort et de la résurrection. Au sortir du ventre de la baleine, Jonas revient dans l’espace sacré du logos, de la bonne parole, conséquemment il est en capacité de renaissance et de faire renaître sa propre identité en accomplissant le projet formé pour lui.

Pour Irène Jonas, il s’agit d’une réintégration de son nom réel dans un processus de conjuration de la mort et de défection des ombres du nazisme toujours actives, actuellement vécues comme des réalités psychiques associées et issues de sa propre histoire personnelle, réfléchie par l’Histoire, dans un lien que l’analyse a du mettre en évidence; nous sommes peut-être le produit de tous les déterminismes actifs, ceux des chimères mais aussi ceux de la Culture, de notre histoire personnelle, à découvrir dans les profondeurs du temps intérieur comme sous la main de l’instant et le regard qui éclaire…

Laissons lui le soin de conclure dans ce souvenir de travail, où son regard interprète pour nous ce que deviennent les personnages issus de ces contextes.

« Le conducteur d’un petit train à vapeur touristique sur l’Ile de Rügen devenait le conducteur des sinistres convois roulant vers la Pologne, la petite fille jouant à chat avec sa mère dans une forêt polonaise m’apparaissait, l’espace d’un instant, comme fuyant devant l’armée allemande, un rideau battant au vent dans l’ancien quartier juif de Budapest devenait celui d’un appartement dont les occupants avaient brutalement été arrêtés.»

Pascal Therme le 19/03/2021
Irène Jonas, Crépuscule, textes de Camille de Toledo et Alain Keler, Les Editions de Juillet, 2020, 128 pages, 84 photographies, couverture toilée