L'AUTRE QUOTIDIEN

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Le Médoc sans Marten's de Yan Lespoux

Entre dune et marais, 33 savoureuses pièces à conviction gorgées d’humour noir pour élucider l’universalité paradoxale des Landes du Médoc et de leurs habitants, d’ici ou d’ailleurs.

« Toi, ta gueule. De toute façon, t’es Bordelais. » Celle-là, il l’entend souvent, le Bordelais. En fait, il habite au village depuis des décennies, mais il a grandi à Bordeaux et ses parents avaient une maison ici. Il se considère comme un vrai mec d’ici : il a ses coins à cèpes, il chasse, il pêche, il a un 4 x 4 et c’est pas le dernier pour l’apéro. Il aime bien donner son avis sur tout, mais en général personne ne le lui demande et la conversation est régulièrement interrompue par un : « Toi, t’es pas d’ici, on n’a pas besoin de l’avis d’un Bordelais. » Ça l’agace, alors il fait comme s’il avait pas entendu.
Mais il y a aussi les soirs où l’apéro chez l’un ou chez l’autre s’allonge. Dans ces moments-là, il a vraiment envie de donner son avis. Mais ça ne manque pas : « Toi, ta gueule. De toute façon, t’es bordelais ». Parfois, il y a autour de la bouteille de jaune ou de whisky un autre type venu d’ailleurs. Des fois, même, c’est un autre Bordelais. Et même, encore mieux, il arrive que ce soit un Bordelais d’un autre village. Alors là, il ne réfléchit même plus, le Bordelais, quand l’autre commence à parler, il le coupe : « Toi, ta gueule. De toute façon, t’es bordelais. » L’autre, eh bien ça l’agace.
Selon l’heure, il peut arriver que les esprits des deux Bordelais s’échauffent. Alors, ils sortent, s’empoignent, et l’un d’entre eux sort son couteau – un Opinel mais bien coupant – pour menacer l’autre qui, du coup, sort aussi son couteau – un Laguiole, mais les autres, parfois, lui disent que c’est un faux, un truc fabriqué au Pakistan, et ça l’énerve, même s’il fait semblant de rigoler. Alors, le maître des lieux attrape son fusil et dit à ces deux-là d’arrêter leurs conneries ou d’aller les faire ailleurs ; que c’est vrai, quoi, c’est complètement con de se battre parce qu’on se traite de Bordelais, même si c’est vrai que lui non plus n’aimerait pas qu’on lui dise ce genre de trucs.
Les deux Bordelais remballent leurs couteaux. Au fond ils sont contents. Si on les a menacés de leur mettre un coup de fusil, c’est bien parce qu’on les considère un peu comme des copains du coin. Pas comme tous ces Bordelais qui s’installent là, dans des lotissements sur des terrains vendus par la commune, qui bossent à Bordeaux, ne rentrent que tard le soir, ne mettent jamais les pieds dans un commerce du patelin et saccagent les coins de cèpes tous les dimanches entre septembre et octobre.
Ils sentent bien qu’ils sont allés un peu trop loin, une fois encore. Ils rentrent chez eux plutôt que de reprendre un Ricard ou un Label 5. Ceux qui restent pour prolonger l’apéro ou manger (« J’ai fait du pot-au-feu au moins pour dix, et j’ai du pâté de chevreuil ») les regardent s’éloigner et il y en a un qui dit : « Ils sont cons quand même, ces deux-là. C’est toujours pareil, avec les Bordelais, ils ont toujours besoin de parler quand il faut pas. »

Dès la première de ces trente-trois nouvelles en forme de « Presqu’îles », ainsi que s’intitule le recueil inaugural de Yan Lespoux (publié chez Agullo en janvier 2021), on devine qu’un ton unique est là, déployé tous azimuts pour évoquer et nous rendre vivant, sous toutes ses coutures, un terroir français bien particulier – et pourtant redoutablement presque universel. Frange septentrionale, en quelque sorte, de la terre transformée progressivement en contrée mythique, trans-historique, presque magique, par le Jérôme Lafargue de « Dans les ombres sylvestres » (2009), de « L’année de l’hippocampe » (2011), de « En territoire Auriaba » (2015) ou de « Le temps est à l’orage » (2019), bien calé entre dune et marais plus ou moins résiduel, séparé par les vignobles les plus célèbres du monde d’une autre terre médocaine encore, effilochée au long de la Gironde et de ses anguilles, celle que nous contait incidemment le Hervé Le Corre de « La douleur des morts » (1990), qui signe aussi la belle préface du présent ouvrage, les landes de Yan Lespoux sont toutes infiltrées d’une rugueuse tendresse, souvent paradoxale et toujours soigneusement ironique.

À cette époque-là, de toute façon, aussi malfaisants fussent-ils, les curés n’avaient plus un grand pouvoir de nuisance. Les dunes avaient été fixées par la plantation d’une gigantesque forêt de pins, selon la volonté de l’Empereur. Napoléon III avait figé le paysage et, par l’exploitation à grande échelle du bois et de la résine, apporté l’Etat et la civilisation, reléguant au rang de souvenir honteux la geste héroïque des naufrageurs et détrousseurs de naufragés. Les bergers râblés perchés sur leurs échasses, les hommes des bois crasseux armés de haches avaient laissé la place à une armée de résiniers. À leur tour, ces derniers reculèrent face à la concurrence de pays à la main-d’œuvre moins chère et plus docile, et à l’arrivée massive de hordes de touristes accompagnés de leur lot de marchands de chichis, chouchous, mascottes ou pizzas, de restaurants de moules-frites et de poisson pas très frais, de bars pas très branchés, de boîtes de nuit dont les lumières stroboscopiques dissimulaient la couche de crasse au sol et les taches sur les sièges, d’écoles de surf, de locations de vélos et même maintenant de professeurs de yoga vendant des cours collectifs en forêt pour mieux se connecter à la terre.
Il crache au sol. Ils sont bien loin, ses rêves d’enfant. Il ne fera rien échouer, pas même un de ces foutus connards en kitesurf. Il ne détroussera pas d’étranger, il laisse ça aux commerçants qui ouvrent une boutique le temps de la saison. Et ce n’est pas le curé qui les en empêchera, personne ne le connaît, si ce n’est les quelques vieilles grenouilles de bénitier qui se pressent encore – de plus en plus lentement – à l’office dominical et aux enterrements.
Tout cela a été imposé au nom du développement et on s’en est accomodé. La forêt, on finirait presque par croire qu’elle a toujours existé, pense-t-il, on vit avec, elle fait partie de nous et on en fait partie. Les touristes… en fin de compte, on leur loue les lieux quelques mois puis ils repartent. Normalement. Mais de moins en moins.

Entre plage et étang, propices aux noyades (la première de la saison comme la dernière de la saison), entre fourrés touffus accueillants aux plantations clandestines de cannabis et fondrières aisément dévolues aux disparitions de corps encombrants, entre rituels de chasse et jaillissements de couteaux, entre sorcelleries putatives répondant à celles de Jeanne Favret-Saada et départs pas si exemplaires renvoyant à ceux de Gabrielle Wittkop, entre naufrages tragiques et incendies désespérants, en offrant une soudaine lucarne aux figures pourtant fort éloignées du Cantabria ou de Shane MacGowan, Yan Lespoux parvient à nous offrir à la fois une vue en coupe, pratiquée à la hache forestière, qui dévoilerait les cauchemars les plus saillants de ce paysage, et une radiographie intime, qui rendrait apparents certains rêves secrets de ses habitants. Déchirées entre la belle et franche stupidité ordinaire de « ceux qui sont nés quelque part » et la nostalgie affectueuse de ceux pour qui « être d’ici » n’entraînerait nulle exclusive, ces troublantes « Presqu’îles », avec leur flamboyant humour noir, sont là pour durer dans nos têtes et dans nos cœurs.

Un autre monde… il s’en est vite aperçu sur le plateau où il travaille. Il a appris, quand on lui demande d’où il vient, à dire qu’il est originaire d’une station balnéaire connue. Il précise donc toujours, après le nom de la commune, « Océan ». Ça fait moins tiquer que « Médoc », et ça évite les railleries sur l’alcoolisme, l’inceste et la sauvagerie. Enfin… la plupart du temps. Il se fond dans le moule, revient de moins en moins chez lui, coupe les ponts.

Yan Lespoux - Presqu’îles - éditions Agullo
Hugues Charybde le 17/03/2021

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