L'AUTRE QUOTIDIEN

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L'art souverain d'Hans Magnus Enzensberger pour casser la pensée en poésie

Une précieuse incursion dans la facette la moins connue de l’art acéré du grand penseur allemand contemporain : celle de sa poésie joueuse et malicieuse, ironique et incisive.

Le kiosque

Au prochain coin de rue
les trois sœurs entre deux âges
dans leur baraque.
En confiance, elles proposent
à une gentille clientèle
meurtre poison guerre
pour le petit déjeuner.

Beau temps aujourd’hui. Des clodos
qui mangent des biscuits pour chiens.
Dans leurs villas, des propriétaires
étouffant sous leurs tanagras,
et d’autres créatures qui,
ponctuelles, au lever du soleil,
disparaissent dans des banques,

bizarres comme le mammouth
aux défenses recourbées
et la mante religieuse.
Elles ne me gênent pas.
Moi aussi j’aime acheter
chez les Parques.

Propulsé sur la scène littéraire française par son grand roman-collage sur la vie de Buenaventura Durruti, « Le bref été de l’anarchie » (1972), puis surtout connu chez nous pour ses fréquents et brefs essais incisifs, situés au carrefour de la sociologie, de l’histoire, de la politique et de ce qui ne s’appelle encore guère alors les cultural studies, essais souvent regroupés en recueils thématiques comme « Politique et crime » (1964) ou « Médiocrité et folie » (1988), avant la nouvelle reconnaissance induite par le beau et rusé roman « Hammerstein ou l’intransigeance » (2010), l’Allemand Hans Magnus Enzensberger est pourtant au moins autant un poète qu’un essayiste ou un romancier, et ce depuis l’origine, et c’est bien ainsi qu’il se fit d’abord connaître, en Allemagne comme dans l’univers anglophone, où sa poésie a été abondamment traduite. Ici, en dehors des petits monuments précoces que constituaient « Défense des loups » (1957) et « Mausolée » (1975), disponibles depuis longtemps, regroupés en un volume, chez Poésie Gallimard, un certain silence régnait dans ce domaine-là. Voici donc une excellente raison de saluer d’emblée le travail des éditions Vagabonde et du traducteur Patrick Charbonneau (que l’on connaissait surtout jusqu’ici pour son activité sur les textes de W.G. Sebald), qui nous offrent en ce mois de février 2021 une superbe anthologie, couvrant la production du poète allemand de 1980 à 2014, à travers les recueils Die Furie des Verschwindens (1980), Zukunftsmusik (1991), Kiosk (1995), Leichter als Luft (1999), Rebus (2009) et Blauwärts – Ein Ausflug zu dritt (2013), auxquels s’ajoutent trois poèmes « isolés » de 2014.

Avant de se retirer
Plein de compréhension
pour le ministre de la Santé
qui, dépassé, croit gouverner mais,
épuisé par la pagaïe inextricable,
tandis qu’au sous-sol son équipe
de planification danse sur les tables,
résout entre deux séances
sur son bureau vide
un dernier sudoku,
je songe moi aussi, parfois,
à remettre ma lettre de démission.

Autre reflet d’une vie et d’une pensée foncièrement multiformes, la poésie de Hans Magnus Enzensberger, même lorsqu’elle prend les atours du bucolique, du lyrique et de l’intime, demeure toute de narration et de spéculation. Comme dans les poèmes de « Mausolée », pendant poétique et quasiment épique de « La structure des révolutions scientifiques » (1962) de Thomas S. Kuhn, avec ses évocations fiévreuses et caustiques des grandes figures du progrès en sciences, qui précédaient ceux de ce volume, chaque poème ou presque est doté d’une ou de plusieurs intentions : là où toutefois le risque de l’essai en vers aurait peut-être piégé d’autres auteurs moins avertis ou moins talentueux, c’est ici une malice sans fin qui se déploie, utilisant pour carburant les matériaux les plus inattendus, souvenirs d’enfance et comptines célébrissimes, fables détournées et relectures de classiques allemands ou étrangers, anecdotes mythologiques et saynètes historiques, clins d’œil enfuis aux anciens camarades du Gruppe 47 et signes annonciateurs des guerres civiles moléculaires, ou encore percées géographiques soudaines et faits divers feutrés. Au-delà de leur beauté et de leur pertinence propres, ces poèmes proposent aussi une heureuse perspective sur la manière dont se forgent les concepts chez le penseur allemand, et sur son art bien particulier d’entrechoquer le scientifique et l’imaginaire, les données objectivées et la spéculation intellectuelle expérimentale, pour produire son regard si acéré sur l’histoire moderne et contemporaine, sur la manière dont la science néglige son rôle politique (avec toujours cette secrète et étonnante convergence avec le travail d’un Kim Stanley Robinson, dans un tout autre domaine apparent), ou sur la manière dont les figures héroïques – victimes notamment de cette médiocrité qui le hante – ont perdu une trop importante partie de leur puissance combattante face au capitalisme tardif, plus que jamais dévastateur dans son refus de prendre réellement en compte ses propres effets pervers.

Nuremberg 1935
Le soleil de septembre jetait alors de longues,
de très longues ombres sur la prairie de la Wöhrd.
J’avais six ans, mais ma silhouette s’étirait tant que je pris peur.
Impossible pour moi de sauter par-dessus.
Et soudain, elle n’était plus là.
Mon âme, nul ne voulait me l’acheter.
L’air sentait le feuillage et le foin.
Qu’il était loin, l’automne 39.
Insouciante,
la paix s’attardait en chemin.
De la ville ne montait aucune colonne
de fumée. Il faisait froid
à l’ombre des hautes tours.

Traduire de la poésie est et restera un tour de force, tout particulièrement lorsqu’il s’agit comme ici d’une poésie richement nourrie de sous-textes, d’intentions et d’allusions multivoques (on songera aux pièges que dissimulent par exemple, sous des dehors souvent anodins, les subtiles narrations poétiques d’un W.H. Auden ou d’un Pentti Holappa) : on se souvient de la véritable performance proposée il y a quelques années par les éditions Les doigts dans la prose avec les « Vingt sonnets à Marie Stuart » de Joseph Brodsky, associant tête-bêche autant de fois que nécessaire le texte russe original, la traduction anglaise de l’auteur lui-même et de Peter France, la traduction française « historique » de Claude Ernoult et l’alors nouvelle traduction d’André Markowicz, pour nous montrer, preuves sous les yeux, à quel point les ambiguïtés sulfureuses et les choix d’apparence parfois draconienne font partie intégrante de cet exercice redoutable – mais plus que jamais indispensable. En parcourant les options retenues par Patrick Charbonneau au fil des 78 poèmes, on sera le plus souvent admiratif de la justesse ou de l’audace des tournures et des équivalences utilisées, comme de l’inventivité de nombreuses trouvailles langagières, on regrettera fatalement quelques expressions (subjectivement) moins heureuses et quelques intentions manifestes en allemand n’ayant pu accéder à la surface en français, et on se réjouira en tout état de cause de disposer enfin d’un bréviaire de cette qualité pour cerner davantage la puissance à facettes de l’art intellectuel de Hans Magnus Enzensberger.

Une question d’âge

La vieille dame appuyée sur sa canne,
que n’a-t-elle enduré !
Les mesures d’aide à l’emploi,
les bombes incendiaires, les calculs des points de retraite,
la « soumission à l’exécution forcée »
(pas si horrible que cela en a l’air,
a dit le notaire en quittant son pince-nez),
sans parler des nombreux baptêmes,
enterrements et dégâts des eaux.

Oh ! Le clignement qu’elle nous adresse
de ses yeux bleu pervenche !
Et son sourire charmant,
d’où vient-il donc ?

Hans Magnus Enzensberger - Poèmes (1980-2014) - éditions Vagabonde
Hugues Charybde le 16/03/2021
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Hans Magnus Enzensberger