L'AUTRE QUOTIDIEN

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Pleasures, Sadness, Sometimes : désir et mise en scène chez Jeffrey Silverthorne à L’ahah

Pendant 35 ans, Jeffrey Silverthorne a photographié une Amérique singulière : des nus, des prostituées et des travestis, des bars et des chambres d'hôtel bon marché, des immigrés clandestins à la frontière, la morgue, mais aussi lui-même dans des mises en scène picturales. Expo secouante, en cours à L’ahah.

Jeffrey Silverthorne - Girl With A Mask, 1969. MOMA

Jeffrey Silverthorne explore avec constance la question du sexe et de la mort et les notions de transgression, de transformation et de transcendance. Actif depuis la fin des années 1960, il multiplie les séries sur des sujets hors normes : une morgue, des bordels ou une communauté de travestis et de transsexuels. Il partage ainsi l’attirance des autres photographes américains de sa génération pour les sujets extrêmes. En effet, n’est-ce pas l’époque où Garry Winogrand affirme que tout est photographiable et où le critique A.D. Coleman constate que les photographes privilégient les images repoussantes ? Le contexte politique et social – l’affirmation d’une contre-culture, les revendications minoritaires, la révolution des droits et la guerre du Vietnam – offre une explication.

Autant que l’influence très directe de Diane Arbus. C’est d’ailleurs le renoncement d’Arbus à prendre des photographies dans une morgue qui poussera Silverthorne à se saisir d’un tel sujet. Jeffrey Silverthorne porte néanmoins aujourd’hui un regard critique sur l’engouement de sa génération pour ces sujets extrêmes qui ne font pas l’intérêt des images. En effet, seul compte le sentiment. Silverthorne sort de lui-même, se tourne vers l’extérieur absolu que constituent pour lui ces sujets. Mais c’est moins pour sacrifier à une mode que pour s’exposer davantage, être plus vulnérable et plonger plus à fond dans sa propre psychologie.

Il affirmait en 1988 : « Je fais des images pour me souvenir, non pas du motif, mais de mes sentiments et de mes réactions ». De fait, chaque série constitue une expérience tant physique que psychique.
On comprend, dans ces conditions, le désintérêt de Jeffrey Silverthorne pour le reportage objectif et, au contraire, son goût pour un documentaire subjectif et l’image construite sous la forme de mises en scène et d’expérimentations plastiques. Joel-Peter Witkins et Antoine d’Agata sauront s’en souvenir quelques lustres plus tard.

Rhonda Jewels and Chili Con Carne in front of the Homestead, 1971 © Jeffrey Silverthorne

Pour celles et ceux qui découvriront le travail de l’artiste, membre de L’ahah depuis sa création, Pleasures, Sadness, Sometimes proposera un voyage à travers les différentes séries et époques de son œuvre et, s’affranchissant de toute chronologie, fera converser des photographies datant des années 1970 jusqu’à nos jours, incluant ses plus récentes productions, encore inédites. De ces conversations entre photographies, qu’amplifieront certainement les regards complices, bruissera l’évidence : celle d’une incroyable inventivité formelle et d’une cohérence intellectuelle jamais démentie ; celle d’une complexité à l’image de l’existence – de plaisirs, de tristesse, de parfois.

Self Portrait, New Mexico, 1970 © Jeffrey Silverthorne

Pour son retour en France, l’immense Jeffrey Silverthorne investira les deux espaces de L’ahah, #Griset et #Moret, avec une exposition personnelle dont le titre doux-amer rappellera à celles et ceux qui connaissent déjà l’œuvre du photographe américain sa terrible lucidité. Avec humour, toujours – qu’il esquisse un sourire tendre ou dresse un sourcil gêné… Pour prendre de l’avance, il suffit quelque fois de prendre du recul .

Jean-Pierre Simard le 8/02/2021
Jeffrey Silverthorne - Pleasures, Sadness, Sometimes -> 27/03/2021

L’ahah #Griset 4 cité Griset + #Moret 24-26 rue Moret 75011 Paris

Couple Detroit 1992 / Jeffrey Silverthorne