Avec Adam Roberts Emmanuel Kant envahit la SF
Sous le double signe flamboyant et malicieux d’Emmanuel Kant et de John Carpenter, Adam Roberts nous offre, sous couvert d’aventure science-fictive, une réjouissante critique de la faculté de juger en même temps que de forts insidieux fondements d’une métaphysique des mœurs.
C’est avec la lettre que ça a commencé.
Roy, lui, situerait sans doute le début de cette histoire au moment où il a résolu le paradoxe de Fermi, lorsqu’il a atteint (dixit) la lucidité. Un bien grand mot, si vous voulez mon avis : je lui préfère maladie. Maladie mentale. Sans doute lui-même en conviendrait-il, désormais. Vu le nombre de psychiatres qui se sont penchés sur son cas. Toujours est-il que Roy le reconnaît lui-même dans les nombreuses missives qu’il m’a adressées depuis son asile. Il envoie également divers manifestes et communications aux journaux, si j’ai bien compris. Dans chacune de ses lettres, il prétend avoir enfin résolu le paradoxe de Fermi. Si tel est le cas, je ne m’attends pas à voir mes cauchemars s’atténuer de sitôt.
Parce que je fais des cauchemars, ça, oui. Des cauchemars viscéraux. Je me réveille en sueur, et en pleurs. Si Roy se fourvoie, peut-être s’atténueront-ils avec le temps.
Mais vraiment : tout a commencé avec la lettre.
Je me trouvais en Antarctique avec Roy Curtius, à des centaines de kilomètres de toute civilisation. C’était en 1986, lors d’une soirée polaire longue de plusieurs semaines précédant une nuit polaire longue de plusieurs mois. Notre travail consistait à traiter les données astronomiques brutes provenant de Proxima et d’Alpha du Centaure. Ce qui revient à dire qu’on cherchait des preuves d’une vie extraterrestre. Certaines bizarreries avaient été détectées dans les émissions radioastronomiques provenant de cette partie du ciel, et nous avions pour mission d’examiner ça d’un peu plus près. On nous avait confié d’autres études scientifiques, histoire de rentabiliser notre présence sur place, mais c’était la recherche de vie extraterrestre qui occupait l’essentiel de notre temps. On entretenait l’équipement, on faisait un premier tri dans les données – dont on transmettait la majorité au Royaume-Uni, pour qu’elles y soient analysées plus en détail. Vu que je vais dire un certain nombre de choses désobligeantes sur Roy dans les pages qui suivent, je vais commencer par lui concéder ceci : ce type était un genre de génie de la programmation – alors même, ne l’oubliez pas, que « l’informatique » en était encore à ses balbutiements à la fin des années 1980.
La base était située aussi loin que possible de toute pollution, tant lumineuse que radio. Il n’existait pas d’endroit plus isolé sur cette planète.
Deux brillants jeunes chercheurs britanniques isolés en Antarctique dans le cadre principal du programme SETI de recherche de signaux extraterrestres. Vingt-cinq ans plus tard, l’un est toujours interné en hôpital psychiatrique de haute sécurité, l’autre est éboueur dans une banlieue londonienne, tout en se débattant avec de terribles cauchemars et d’improbables rêves éveillés. Voici pourtant qu’une agence para-gouvernementale, hautement secrète, se penche de très près sur le sort de Roy Curtius et de Charles Gardner, le narrateur. Si l’on doit croire ce que disent ses émissaires, le développement surprenant de l’intelligence artificielle des années 2010, le paradoxe de Fermi sur les civilisations extraterrestres, et peut-être bien rien moins que le sort de l’humanité, se jouent maintenant, entre ce qui s’est passé en 1986 au cœur de l’Antarctique et une interprétation de la « Critique de la raison pure » (1781) d’Emmanuel Kant, dont les catégories de l’entendement, appliquées et comprises autrement, bien loin de constituer une bouffée délirante attribuée alors à Roy Curtius, constitueraient la clé de tout ou presque.
Ne me demandez pas comment j’ai fait pour franchir la porte verrouillée. Je ne pourrais pas vous répondre.
La chaleur de l’air me brûlait la gorge. Incapable de rester debout plus longtemps, je me suis à moitié affalé sur le côté ; mon bras a heurté un des radiateurs – on aurait dit du métal en fusion. Je me suis écroulé par terre en hurlant, hors d’haleine.
Peut-être ai-je perdu connaissance. Je ne saurais dire comment je suis revenu à moi. Sans doute ne suis-je resté évanoui que quelques instants, parce que j’ai aussitôt éprouvé une douleur terrible dans les mains. Une douleur atroce ! Comme si quelqu’un les avait insérées toutes les deux dans le Gom Jabbar, ou dans un bain d’eau bouillante. Aujourd’hui, je sais de quoi il s’agissait : du retour des sensations dans ma chair gelée. Mais pareille douleur… c’était nouveau pour moi. J’ai crié et hurlé comme si l’Inquisition espagnole s’était acharnée sur moi. Je me tortillais et pleurais comme un bébé.
Je me suis remis tant bien que mal en position assise, mon dos contre le mur et les jambes étendues par terre. Roy, posté devant la porte de la salle commune, tenait dans sa main droite ce qui me semblait être un pistolet – j’allais bientôt découvrir qu’il s’agissait en fait d’un lance-fusées.
Publié en 2015 (et traduit en français en 2021 par Sébastien Guillot chez Denoël Lunes d’Encre), le seizième roman en quinze ans du prolifique Adam Roberts constitue un défi en soi, au moins autant qu’une chose-en-soi : comment conduire un incroyable roman d’aventures, voire un thriller riche en Men In Black, en nous aiguillant initialement, lectrice et lecteur, vers une autre Chose, celle de John Carpenter (« The Thing », 1982), pour mieux nous entraîner ensuite dans une sarabande dans laquelle la possibilité des civilisations extraterrestres, l’intelligence artificielle (ou ce qui pourrait en tenir lieu dans le chaos ambiant des définitions possibles, spécialistes ou profanes) et la notion même d’appréhension du monde sensible sont toutes trois moulinées au filtre diablement intellectuel des catégories kantiennes ?
Laissez-moi reprendre le fil de cette histoire, réorganiser les lettres pour leur donner un sens nouveau. Et l’anagramme qu’on obtient, la voici : la vie ne met pas cinq minutes à devenir merdique. C’est en tout cas ce qui est arrivé à la mienne, croyez-moi. Pendant longtemps j’ai mis ça sur le compte de l’alcool, de mon visage difforme, de ma solitude prolongée – voire d’une divinité maligne qui me détestait et n’existait même pas, la salope, ce qui n’arrangeait pas les choses. Mais pas sur ce qui s’était passé en Antarctique – parce que je n’avais vraiment aucune envie de me remémorer la rencontre (appelons ça comme ça) que j’y avais faite. J’avais vécu des choses que je ne pouvais pas dé-vivre. Point barre. Et pourtant, cahin-caha, ma vie s’est poursuivie. Grâce à l’alcool, entre autres. J’agissais comme si ça ne s’était jamais produit, alors même que cela structurait l’intégralité de ma misérable existence – « comme si » étant, bien entendu, plus que suffisant pour vivre une existence anglaise. C’est peu ou prou une définition concise de l’anglitude.
Cette phrase d’Oscar Wilde, sur le fait de vivre dans le caniveau mais en regardant les étoiles, m’a toujours irrité. Quelle préciosité ! Quelle affectation. Moi j’étais quelqu’un dont le quotidien consistait, littéralement, à regarder les étoiles ; jusqu’à ce que je me retrouve jeté – tout aussi littéralement – dans le caniveau. Je sais donc de quoi je parle. J’étais, à vingt-cinq ans, un doctorant en astrophysique de l’université de Reading, occupé à travailler sur des émissions radio non aléatoires en provenance d’objets stellaires appartenant à notre galaxie. Et puis ma vie a pris un tour merdique. Le jour de mon cinquantième anniversaire, j’étais éboueur à Bracknell et à Wokingham. Les lettres s’accumulent au bas de la pente, déversées par la benne du camion poubelle. Chacune est un petit fantôme personnel.
Ce qui aurait pu apparaître comme une bien improbable gageure se transforme au fil des pages en une étonnante réussite, servie par une alliance rare entre sérieux imperturbable et sens profond de la farce, assez proche de ce que l’on trouve chez l’Américain James Morrow, de « La trilogie de Jéhovah » à « L’arche de Darwin », n’hésitant pas à manier une extrême érudition néanmoins rendue joliment digeste, à pratiquer des incises historiques et futuristes (oh, la saveur baroque du Fan Club des Maladies Démodées !) pour mieux affoler la perception du réel que le roman place résolument sur la sellette, en se permettant de réjouissantes parodies concernant aussi bien James Joyce que Joseph Conrad, à faire surgir l’horreur authentique, glaçante et gore, à travers le tendon d’un mollet gauche, ou encore à laisser planer en une somptueuse ironie des certitudes assenées telles que « Je suis un ordinateur. Je ne peux pas mentir ». Se déplaçant avec grâce et malice parmi les attentes de la lectrice ou du lecteur pour les déjouer efficacement, Adam Roberts nous offre, sous couvert d’aventure science-fictive, une réjouissante critique de la faculté de juger en même temps que de forts insidieux fondements d’une métaphysique des mœurs.
Adam Roberts - La chose en soi - Denoël
Hugues Charybde le 8/02/2021
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