"Let My People Go", le free blues & gospel actualisé par Archie Shepp et Jason Moran
Si pour certains, comme Miles Davis, le blues n’est qu’une musique d’esclave qui ne mérite plus d’être jouée, pour d’autres, comme Archie Shepp, elle est un fond commun à partir duquel développer de nouvelles formes pour faire sentir l’actualité du combat pour la libération des Noir(es)- et pas que le matin. Enregistré en 2017, ce Let My People Go avec Jason Moran qui sort enfin est un grand album.
Tout au long de sa carrière, Archie Shepp a exploré le lien entre blues et aspiration à un avenir meilleur. Il l'a fait en ramifiant les qualités sonores de la forme pour lui impulser les développements historiques ultérieurs. Au milieu des années 60, Shepp a tracé un chemin vers l'avant-garde. "Rufus (se balançant enfin le visage au vent, puis le cou brisé)" et "Call My By My Rightful Name" ont autant fustigé les lynchages et la dégradation générale qu'ils rêvaient d'un jour sans l'un ou l'autre. Attica Blues (Impulse ! 1972) a poussé la ligne musicale plus loin en incluant des idées issues du funk et de la poésie pour traiter de l'inhumanité parrainée par le gouvernement Nixon. L'essor du sampling l’a amené vers des associations au hip hop sur Phat Jam in Milano (Dawn of Freedom, 2009) et Ocean Bridges (Redefinition Records, 2020). L'actuel album en duo du légendaire saxophoniste avec Jason Moran, Let My People Go (Archieball, 2021), s'inscrit dans ce contexte. Cependant, il inverse l'approche adoptée par ces enregistrements antérieurs.
Enregistré lors de deux concerts du festival Jazz à la Villette de Paris en 2017 et du festival Enjoy Jazz de Mannheim en Allemagne en 2018, l’album ne comporte aucune composition originale. Compte tenu de la liberté que Shepp et Moran prennent pour leurs improvisations, cette distinction est une formalité, tout en étant un point de mire. Les origines de ces chansons se trouvent dans des spirituals et des standards anciens. Si aucun des deux artistes n'est étranger à ces airs, le fait qu'ils leur servent de base est révélateur. Au lieu de mettre l'accent sur le chemin qui mène du passé au présent, il suggère de regarder d'abord le présent puis d'étudier le passé pour chercher une nouvelle voie. C'est dans cette optique que Moran a choisi de devenir le partenaire de Shepp ; ses projets comme le Fats Waller Dance Party et son travail d'accompagnateur avec Charles Lloyd ont également, dans une certaine mesure, exploré ces idées. Mais le blues est le lien apparent des développements de l'album.
Avec "Sometimes I Feel Like a Motherless Child", Moran met en place un paysage contemplatif sur lequel la soprano iconique de Shepp à la sonorité nasale fournit une narration qui reflète les paroles de la chanson, pleine de larmes - mais pas entièrement enlisée dans le désespoir. Au fil du titre, le pianiste envoie des promesses, même avec quelques discordances occasionnelles. Sa référence à "Lush Life", même si la chanson apparaît plus tard sur l'album, est inspirée car elle suggère que même dans "la vie plus fine" recherchée, des luttes peuvent subsister. Le phrasé contemporain de Moran sur le morceau complète admirablement les cris des ancêtres de Shepp sur le passé. Et, le morceau atteint son apex lorsque le saxophoniste met son cuivre de côté, en chantant comme un vieux crooner. Ici, Shepp réfléchit sur la perte, la douleur et le sacrifice qu'il a vus et vécus avec tant d'autres au cours de sa vie, même s'il affirme qu'il y a peut-être de l'espoir pour celui qui reste un "vrai croyant".
Sur "Go Down Moses", Moran joue lourdement de la main gauche pour passer d'un son sinistre à un son de fierté et de force. La frustration face au statu quo atteint un point d'ébullition. Tout au long de la pièce, Shepp se faufile dans la mélodie mais y revient souvent. Elle aspire à être libre, mais elle est toujours tirée en arrière. Avec le solo de Moran, une nouvelle paix est recherchée, avec un avenir plus radieux. La voix de Shepp, pleine d'âme, est assurée, mais elle se demande toujours si, après avoir lutté contre une adversité aussi extrême, le temps promis est enfin arrivé. Même après que le pharaon ait laissé partir les gens, le voyage dans le désert est encore long et fatiguant.
On sait que Monk, Ellington, Strayhorn et Coltrane ont été des compagnons de route sur la voie de l'équité et de la reconnaissance. Le duo aurait pu choisir parmi les nombreux standards désormais écrits par le héros, l'ami et le collègue de Shepp, qu'il s'agisse d'explorer des nappes de son ou de voyager dans l'espace interstellaire. Au lieu de cela, le choix de "Wise One" semble destiné à lier les "vieux negro spirituals" aux "nouveaux standards du jazz". Sur l'album original contenant le morceau, Crescent (Impulse !, 1964), les profondes méditations de Coltrane sur le blues lui ont permis de mettre un pied dans sa musique d'avant et un pied dans la musique - plus précisément A Love Supreme (Impulse !, 1965) - à venir. Cela lui a également permis d'examiner de plus en plus le sens de la vie et de l'univers. Shepp et Moran en donnent une interprétation individualisée, mais fidèle à l’esprit.
Let My People Go est un album qui ne pouvait être développé que par deux maîtres. En établissant des liens entre l'histoire et l'actualité, Archie Shepp et Jason Moran montrent la puissance et la beauté transcendantes de la musique. Bien que les idées puissent évoluer au fil des ans et que de nouvelles normes culturelles et technologiques émergent, certaines vérités restent cohérentes. Parmi elles, le pouvoir continu des spirituals et du blues dans la recherche de l'égalité. Et c’est un bonheur qu’il sorte après le départ du crétin Trump. Essayez d’attraper la version avec les bonus, on ne vous dit que ça…
Elmo Hop le 5/02/2021
Archie Shepp & Jason Moran - Let My People Go - Archieball / L'autre Distribution