L'AUTRE QUOTIDIEN

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Au tamis des particules ( de soi ) de Sandra Moussempès

Collecter des particules de soi, les tamiser en puissance et en finesse, nous les offrir comme méditations et comme munitions : la poésie de Sandra Moussempès poursuit son cheminement redoutable.

John Collier (1850–1934), Cassandre, 1885, huile sur toile.

Objets féminins non identifiés
Des princesses filmiques échappées d’un couvent orienté à l’Est savent depuis longtemps jusqu’où elles peuvent aller
Elles se sont réfugiées dans une maison hantée, abandonnée depuis 1972, fatiguées d’avoir marché des heures dans la forêt, elles savent à présent qu’à tout moment le récit peut s’arrêter
Le film peut se dématérialiser, elles rentreront alors dans leur famille aisée de Beverly Hills ou dans un de ces lotissements luxueux de Santa Monica en bordure de mer
Pour le moment elles mâchent du chewing-gum à la fraise sauvage, écoutent du dubstep en se trémoussant dans un couloir mordoré, allongées sur de vieux matelas posés à même le sol poussiéreux
Il reste sur la table de la cuisine des corn-flakes figés depuis 1972, la boîte est recouverte de toiles d’araignée, les énoncés publicitaires ont gardé les couleurs passées de l’époque
On pressent quelque chose de vaporeux dans l’atmosphère, des ectoplasmes à la recherche de leur histoire, des corps qui essayent de s’infiltrer dans d’autres corps.
Nous ne savons pas ce qui se trame ici, toute explication serait incomplète devant l’ampleur des débats invisibles, les voix off s’entremêlent :
– Où se trouvent les souvenirs dont tu ne te souviens pas ?

Porteuse d’un féminisme discret en apparence mais acharné dans sa résolution et dans ses moyens d’expression, Sandra Moussempès nous offre, avec son douzième recueil, publié en janvier 2021 chez Flammarion Poésie, une incursion poétique décisive dans ce qui peut se jouer entre les sons recueillis et les images arrachées – véritables fantômes, témoins et mémoriaux – aux drames du passé, individuel ou collectif.

« Acrobaties dessinées » (2012) construisait le féérique et l’imaginaire en robustes clés des songes, capables d’infiltrer le jeu sans fin des miroirs servant en définitive à occulter le passé, douloureux ou peu glorieux ; « Sunny girls » (2015) décollait la surface des icônes hollywoodiennes de papier et de celluloïd pour y détecter d’autres vérités enfouies, le sable des plages servant autant à combler des tombes qu’à accueillir les bains de soleil ; « Colloque des télépathes » (2017) convoquait cette fois pour agir les substances ectoplasmiques répondant, à Londres, aux soleils californiens, pour entrechoquer le swinging moderne avec le retour du refoulé victorien, et pour mieux y détecter l’écriture des stéréotypes féminins les plus courants ou les plus pernicieux ; « Cinéma de l’affect » (2020), enfin, exhumait avec une grâce volontariste la tessiture d’une ancêtre cantatrice pour porter le fer révélateur là où le besoin de refuser l’acquis et le socialement exigé se faisait de plus en plus sentir. « Cassandre à bout portant » prolonge, renouvelle et amplifie ce cheminement poétique qui devient sous nos yeux la rencontre éblouissante d’une histoire culturelle à facettes et d’une histoire familiale singulière.

Variation Dickinson
Voici une raison home-made
                                 loin de tout contexte géographique
quand une poupée plastifiée à peu près de ma taille
                                se prend de passion pour son propre sillage
                                           puis l’extermine

Jérôme-Martin Langlois (1779-1838), Cassandre implorant la vengeance de Minerve contre Ajax, 1810, huile sur toile, Musée des Beaux-Arts de Chambéry.

Dans « Cassandre à bout portant », Iphigénie, Lilith, Emily, Cindy (sous sa forme Cinderella comme sous sa forme d’artiste photographe), Salomé, Messaline ou, naturellement, Cassandre ne sont bien entendu pas liées uniquement par la similarité des chevelures : doublures conscientes, elles ont un rôle essentiel à jouer dans l’atelier dédié à la réappropriation des miroirs (marquant bien, ainsi, une étape décisive dans le projet poétique toujours en découverte et en devenir qui s’esquissait neuf ans plus tôt avec les « Acrobaties dessinées »). Pour échapper à la dictature du happy end, le temps est bien venu des héroïnes. Rassemblés en neuf ensembles, ces 83 poèmes, par leur contenu même, mais aussi par leurs titres, tracent désormais beaucoup plus clairement le contour d’un récit, d’une narration poétique à facettes où viennent se cristalliser lieux et personnages récurrents, contre-obsessions sauvages et complexes destinées à casser les codes dominants, à refuser les injonctions du développement personnel, du bien-être, de la socialisation policée du couple et de la famille, surtout lorsqu’elle est fallacieuse, alors même que la parole peut, plus que jamais, se libérer et s’affranchir. De la notation généralisée et obsessionnelle de l’épisode « Nosedive » de la série télévisée « Black Mirror » à la résonance entre maisons hantées et jeunes filles qui s’y réfugieraient, des « Virgin suicides » à un « Pique-nique à Hanging Rock », de sainte Thérèse de Lisieux à Mary Shelley, les traumatismes culturels et les créations, vigoureuses ou diaphanes, de l’imaginaire heurtent l’histoire personnelle, et permettent à des morceaux signifiants d’émerger, non comme aléas d’une thérapie au long cours, mais bien comme cadeaux littéraires et poétiques offerts à notre attention, comme façon souveraine de tresser des fissures dans un hôtel rempli de fantômes.

En accrochant mon manteau à une branche je veux pénétrer l’essence d’un personnage
Je t’ai demandé si les rivières profondes s’effacent lors de catastrophes et tu as su me répondre en dessinant la membrane d’un cercle nuageux
Reparlons de cinéma il aurait fallu tuer le personnage central sans faire sombrer le rôle
Je pourrais y voir une conjoncture ou la combustion lente d’une méduse

(…)

Pierre-Narcisse Guérin (1774-1833), Clytemnestre hésitant avant de frapper Agamemnon endormi, 1817, huile sur toile, Musée du Louvre.

Je me souviens de mes cils très noirs et épais à six ans
Que j’imbibais d’eau oxygénée pour atténuer
La colère des fillettes à la piscine me traitant de pute qui se maquille
La logique de l’escalade
Ou peut-être la structure socio-émotionnelle de l’affrontement
Pour qu’un poème puisse respirer des dizaines d’années plus tard

Collecter des particules de soi, les tamiser en alliant puissance et finesse, et nous les offrir comme méditations et comme munitions : c’est ainsi que la poésie si spécifique de Sandra Moussempès poursuit son cheminement redoutable, pour notre plus grand bonheur de lectrice ou de lecteur.

Grâce à La Maison de la Poésie, on peut écouter et voir ici la lecture-performance d’un extrait de « Cassandre à bout portant », ainsi qu’un entretien avec Sandra Moussempès à propos de ce recueil.

Sandra Moussempès - Cassandre à bout portant - Poésie Flammarion
Hugues Charybde le 25/02/2021

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