L'AUTRE QUOTIDIEN

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Un devenir fantômatique poétique avec Sandra Moussempès

Parmi des créatures hollywoodiennes ensoleillées qui ne sont évidemment pas seulement ce qu’elles semblent en première intention, la poésie méticuleuse et sauvage de Sandra Moussempès se déploie et se ramifie.

La chaleur des plateaux, on peut extraire cette chaleur. « Votre corps soutient une veilleuse, vous êtes alangui » – titre du premier dialogue –
Le héros se dit subjugué.
Lorsque vous êtes dans cet hôtel de Santa Monica vous avez vue sur la mer, vous êtes à l’intérieur d’un décor acheté par plus de 900 chaînes de télé.
Vous aimez le bleu qui facilite la pensée positive, la blancheur des murs rappelle la Grèce mais à L.A. il ne fait jamais ni trop chaud ni trop froid « j’aime la qualité de vie, nos enfants vont dans une école privée » ou tout autre dialogue en vente fera l’affaire.
Elle se promène sur la plage, cette mer n’est pas à proprement dire un lieu de baignade, on y trouve des requins et l’idée que s’en font les Californiens.
– Nous nous déplaçons en voiture, je vois, vous n’aimez pas la voiture, il faudra vous y faire, ça et la salle de sport.
La lumière rouge s’intensifie, les visages se plissent, 1979 ou peut-être 1982, pas de mouvements de foule, le groupe Cocteau Twins très apprécié des jeunes Californiens de l’époque, à L.A. il y avait de faux punks qui vivaient dans des villas cossues, ils organisaient des parties dans les patios de leurs parents chirurgiens esthétiques.
[J’y ai rencontré une femme brune qui ressemblait à Mia]
Mais aussi des réalisateurs arty et des acteurs en pleine ascension ; parfois les serveurs devenaient des stars, peut de temps après, mais personne ne savait réellement se perdre comme ici.

Soleils de Santa Barbara et de Santa Monica – qui ne seront pas ceux chantés par System Of A Down, rouleaux de Malibu, canaux résiduels de Venice, étoiles du Sunset et théâtres chinois du Hollywood : c’est largement dans ce décor pelliculé et pelliculaire que Sandra Moussempès fait évoluer les « Sunny girls » de son neuvième recueil poétique, publié en 2015 chez Poésie Flammarion. Mais ses starlettes hollywoodiennes et leurs bronzages caractéristiques, qu’elles soient piochées dans les films eux-mêmes ou au sein des parkings et des trottoirs entourant, de loin, les studios, ne seront pas ici les seules femmes ensoleillées à hanter les pages de leur présence. Trois ans après les kamikazes affectives des « Acrobaties dessinées », et anticipant à l’état de traces de moins en moins diaphanes ce qui adviendra dans « Colloque des télépathes » (2017) puis dans « Cinéma de l’affect » (2020), avant l’explosion libératrice de « Cassandre à bout portant » en 2021, les créatures qui hantent ici les lignes commencent à affirmer, interstitielles, leur devenir fantomatique. À Zabriskie Point, une Daria soigneusement non identifiée évoquera l’art de la guerre, tandis que Chris Marker sera convoqué pour son absence de soleil, justement, et que les bruits, les anti-bruits, les timbres et les tessitures habitent plus que jamais les espaces laissés libres à l’investigation poétique.

Quelle relation entre polysémie et ardeur ?

Regrettant d’absorber la résilience ou sa dislocation

Leurs prédictions sur les besoins humains

Avant l’éclosion de phrases demeurées transparentes

Leurs prédictions sur les besoins humains

= modifier le temps

Car le sentiment lié à la perte est une transition vers un système

Pourquoi faire immerger une formule de votre esprit ?

Car le sentiment lié à la perte est une transition vers un système

Ensuite il y a plus de latitude avec un sécateur

Plutôt me servir de mes mains et faire pression sur les régimes tyranniques

Réécrire en blanc sur cette page ce qui est noir

Derrière le brouillard apparent de l’image consacrée et du son d’abord opaque, Sandra Moussempès conduit, en une étrange résonance avec un autre travail d’investigation poétique, celui de Suzanne Doppelt dans « Rien à cette magie », une approche scientifique de notre mémoire cache et de ses contenus ectoplasmiques dissimulés. Car, l’autrice le sait bien, la blessure se dérobe longtemps à l’explication et au soin, et ce n’est pas ici de cure psychanalytique qu’il s’agit, mais bien d’habileté dans le pas de côté et le détour.

TOUTE ALGÈBRE EST PHYSIOLOGIQUE
Faut-il approfondir la raison d’un stratagème avant d’en extraire une rivalité
Expliquer par des mots ce qu’il adviendra de ta voix
On extirpe des cheveux une canule
Et d’autres pensées de fierté mieux dissimulées

Il ne suffit pas pourtant de parcourir des archives sonores ou filmiques, de quêter l’image ou le bruit qui viendra entrechoquer le réel qui se dérobe : encore faut-il distinguer dans les fatras possibles et les amoncellements qui guettent ce qui saura prendre et donner de la signification : la poésie de « Sunny girls » est indiciaire, au sens de Carlo Ginzburg et de Luc Boltanski. Qu’elle déploie son texte en plusieurs pages enchaînées ou qu’elle le condense en un presque aphorisme, brutal ou feutré, Sandra Moussempès enquête et contre-enquête, pour notre plus grand bonheur de déchiffreuses et de déchiffreurs du monde et de nous-mêmes.

Ne parlons pas de densité
même si cela ne fait pas un texte assez long
retracez la courbe du mouvement
vous verrez alors apparaître une idée neuve
toile d’araignée tremblotante garnie de sédiments
& d’un code secret finement broyé

j’ai longtemps pensé
prend la place du jugement
angle, vision, perspective facilitée par la grâce
j’aime aussi convoiter certains chiffres
me dire finalement ce nombre est une curiosité
comme l’œuf qu’on ne voit jamais d’un reptile microscopique

Sandra Moussempès - Sunny Girls - Poésie Flammarion
Hugues Charybde le 23/02/2021

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