L'AUTRE QUOTIDIEN

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Manque pas de souffle : frenchy jazzy but chic !

On va finir par croire qu’il existe une planète Jacques Thollot - et c’est plutôt réjouissant comme sensation. En même temps, au jeu de la réédition, Jean-Charles Capon, Butch Morris, Philippe Maté, Serge Rahoerson, avec leur album éponyme, secouent un autre cocotier sous la férule du même Jef Gilson. Et, pour terminer une aventure d’Un Drame musical Instantané. Détails… 

En novembre 1976, le téléphone de Jef Gilson sonne. Quelle surprise ! C'est Serge Rahoerson, un des musiciens qu'il avait rencontré à Madagascar à la fin des années 60 et qui avait joué sur son premier album "Malagasy". Rahoerson lui annonce qu'il est à Paris pour quelques jours.

Immédiatement, Jef veut organiser une séance d'enregistrement, dès le lendemain. Il pense à un trio composé de Serge, d'Eddy Louiss à l'orgue et du violoncelliste Jean-Charles Capon, qui avait également participé à l'un des voyages à Tananarive et avait donc connu Rahoerson sur place. Malheureusement, Eddy Louiss - qui avait déjà joué avec Gilson et Capon sur l'album "Bill Coleman Sings And Plays 12 Negro Spirituals" en 1968 - a dû renoncer à la dernière minute : il était retardé par une session avec Claude Nougaro. Jean-Charles Capon est également devenu un musicien de studio recherché depuis son voyage à Madagascar en 1969. On le retrouve sur plusieurs albums phares du label Saravah dont le désormais célèbre "Comme À La Radio" de Brigitte Fontaine, "Un Beau Matin" d'Areski ou "Chorus" de Michel Roques, sans oublier l'album de son propre Baroque Jazz Trio. On le retrouve également avec Jef Gilson pour son album chez Vogue avec l'ex-batteur du premier grand quintet de Miles Davis, Philly Joe Jones, ou encore dans l'orchestre dirigé par Jean-Claude Vannier pour l'album "Nino Ferrer & Leggs". Il a également joué régulièrement sur les albums de Georges Moustaki.

Jean-Charles Capon et Serge Rahoerson se retrouvent donc en studio, avec Jef aux commandes. Il a décidé d'enregistrer tout de suite la structure rythmique. Il trouvera les solistes plus tard, cela ne l'inquiète pas. Serge Rahoerson est à la batterie. Bien que saxophoniste de formation, Jef se souvient que Serge est également capable de grandes choses derrière une batterie : il est le batteur improvisé sur leur reprise de "The Creator Has A Master Plan" sur l'album "Malagasy"... Les grands souvenirs reviennent (le clin d'œil sur le titre "Orly - Ivato"), et la vieille magie opère à nouveau.

Amené momentanément d'Europamerica, le nouveau big band de Gilson, dans lequel joue également J-C Capon, les saxophonistes Philippe Maté, français (autre compagnon de Saravah) et l'américain Butch Morris (bientôt membre clé du groupe de David Murray) sont invités à enregistrer leurs parties plus tard et Gilson mixe le tout comme s'il s'agissait d'une seule session (comme il l'avait déjà fait sur d'autres albums, avec les titres de Christian Vander enregistrés avant la création et le succès de Magma).

L'album ne paraîtra qu'en 1977, sur Palm, le propre label de Jef, et est dédié à la mémoire de Georges Rahoerson, le père de Serge, qui avait également joué sur l'album "Malagasy" et qui était décédé prématurément à l'âge de 51 ans en 1974.

"Je n'ai reçu mon propre exemplaire de l'album qu'en 1981, lorsque je suis venu m'installer définitivement en France", nous racontait en 2013 un Serge Rahoerson encore ému. "Je jouais dans un club un soir et Jef est arrivé par surprise avec un exemplaire de l'album pour moi, j'étais tellement content de le revoir. Quand je suis arrivé en France, j'ai dit à tout le monde que j'avais joué avec Jef Gilson quelques années auparavant, et j'ai été surpris d'apprendre que si peu de gens le connaissaient. Pour nous, il était l'un des grands visionnaires du jazz".

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Orly - Ivato Jean-Charles Capon / Philippe Maté / Lawrence "Butch" Morris / Serge Rahoerson

Pour écrire ces quelques lignes, nous avons parlé au saxophoniste François Jeanneau, un vieil ami de Jacques Thollot qui a également joué sur plusieurs de ses albums, dont le "Watch Devil Go" qui nous intéresse ici. Il nous a raconté une histoire qui, selon lui, résume bien la personnalité de Thollot. Un studio réputé avait réservé trois jours pour une séance d'enregistrement de Thollot. La première matinée est consacrée aux vérifications du son et à la mise en ordre des feuilles de partition que Jacques distribue de façon quelque peu anarchique. Puis tout le monde va déjeuner. Lorsque les musiciens reviennent au studio, Thollot a disparu. On ne le revit pas pendant trois jours. La musique de Jacques Thollot est à l'image de son auteur : elle vous emmène quelque part, s'échappe soudainement et disparaît pour revenir dans un endroit inattendu comme si de rien n'était.

Quatre ans après un premier album sur le label Futura en 1971, Jacques Thollot revient, cette fois sur le label Palm de Jef Gilson, avec toujours autant de poésie surréaliste dans son jazz. En trente-cinq minutes et quelques secondes, le compositeur et batteur français, présent sur la scène depuis ses treize ans, s'impose comme un trait d'union entre Arnold Schoenberg et Don Cherry. Rétif à tout cadre imposé, toujours excessif, Thollot se permet tout et n'importe quoi : temps suspendu d'une extraordinaire délicatesse, explosion furtive des cuivres, improvisation hallucinatoire des synthétiseurs, écriture serrée, à la limite du classique, et au milieu de tout cela, un tube, la chanson-titre, que Madlib finira un jour par entendre et sampler.

"Watch Devil Go" était à la bonne place dans le catalogue de Palm, qui a accueilli la crème de l'avant-garde française dans les années 70. Mais c'est aussi l'histoire d'une longue amitié entre deux hommes. Jacques Thollot et Jef Gilson se connaissaient et se respectaient depuis longtemps. A peine âgé de seize ans, Thollot est déjà à la batterie sur les premiers albums de Gilson dès 1963 et jouera dans son big band (aux côtés de François Jeanneau encore), "Europamerica", jusqu'à la fin des années 70.

Au cours d'une carrière d'un demi-siècle centrée sur la liberté, Jacques Thollot a joué avec les plus grands musiciens expérimentaux (Don Cherry, Sonny Sharrock, Michel Roques, Barney Wilen, Steve Lacy, François Tusques, Michel Portal, Jac Berrocal, Noël Akchoté...) et tous ont entendu en lui une pulsation venue d'un autre monde.

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Après les ressorties 70’s, celle du Carnage d’Un Drame Musical Instantané qui fleure bon les 80’s en mêlant/fictionnant délire amazonien, manipulations électroacoustiques, rock déglingué, bruitages vocaux, guerre de tranchées, téléphone muet et poème symphonique. Le jazz qui repousse ses limites en pleine agit-prop. Jean-Jacques Birgé s’en souvient : voilà 30 ans que le vinyle Carnage d'Un Drame Musical Instantané était épuisé. Comme il l'avait fait pour les précédents, Rideau !, À travail égal salaire égal et L'homme à la caméra, Walter Robotka du label autrichien Klang Galerie, le publie pour la première fois en CD. On retrouve la magnifique pochette du peintre Jacques Monory. Les photos plein cadre de Bernard Vitet (le terroriste), Francis Gorgé (une victime) et moi (en héros !) forment triptyque à l'intérieur du digipack trois volets. Le sang a giclé sur la galette. C'était en 1985. Le dernier 33 tours 30 centimètres du Drame avant que nous ne passions au CD deux ans plus tard. J'avais surtout pensé au dernier plan, arrêt sur image, du dernier film de Luis Buñuel, Cet obscur objet du désir, l'explosion prophétique d'une bombe. Jacques Monory détestait la violence qui s'étale au quotidien.          

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La Fièvre Verte Un Drame Musical Instantané

Quant à la musique, je l'avais presque totalement oubliée. Elle marquait le retour du trio après trois albums avec notre grand orchestre. Pas vraiment une réduction, puisque le morceau de résistance est La Bourse et la vie, commande de Radio France pour l'Ensemble Instrumental du Nouvel Orchestre Philharmonique. Personne ne m'avait pris au sérieux lorsque j'avais exprimé notre envie de composer pour un orchestre symphonique jusqu'à ce qu'Alain Durel, alors responsable de la musique à Radio France, me demande de lui envoyer deux lignes de texte sur notre projet. Six mois plus tard, il descendait à la cave qui nous servait de studio, rue de l'Espérance, pour nous proposer de le réaliser. Il était accompagné d'Yves Prin, en charge de l'orchestre qu'il dirigera d'ailleurs lors de son unique représentation à la Maison de la Radio.

Comme nous ajoutons un "bonus track" pour chaque réédition sur Klang Galerie, on peut écouter une autre version de La Bourse et la vie que celle publiée à l'origine. Il s'agit de l'enregistrement de l'émission, avec l'introduction de Marc Monnet, avant que nous ne massacrions brillamment la pièce en réenregistrant et rajoutant nos trois instruments solistes, la trompette, la guitare et le synthétiseur PPG, que nous trouvions sous-mixés. Il me semble aujourd'hui que c'était une erreur, malgré la qualité de nos interventions (pour une fois nos egos nous jouèrent un mauvais tour), d'où l'importance de cet inédit. C'est aussi une version plus longue, puisque la version vinyle dure 12 minutes alors que celle, non trafiquée, du live est de 20 minutes ! Peut-être que je me trompe, mais ce sont en tout cas deux versions radicalement différentes. Ce ne fut pas simple de demander aux musiciens classiques de simuler une grève ou de hurler leurs noms, et Yves Prin fut d'une grande aide, par exemple lorsque la violoncelliste soliste refusa de jouer ce que nous avions écrit ou que nous découvrîmes que Jacques Di Donato, pour qui nous avions imaginé un chorus, n'était que deuxième clarinette et n'avait donc pas le droit de le faire, au profit d'un autre qui ne swinguait pas une cacahuète. Bernard y trempe aussi sa trompette dans l'eau. Nous avons bien rigolé, peut-être plus après que pendant !

Au final, trois albums aussi différents que cela soit possible, mais qui tous témoignent d’une volonté d’ouverture de l’idiome jazz, en le poussant dans des contrées de lui méconnues par le métissage ethno-musico ( machin) en le frottant à d’autres idiomes classiques, voire contemporains, ou bien en le mixant à d’autres registres plus rock ou plus politiques avec Carnage. Anyway, trois belles ressorties, dont le Thollot qui reste, comme dit plus haut, un must du catalogue Palm, un excellent retour.

Jérôme Simonneau et Jean-Jacques Birgé, édition de la rédaction.
Capon-Maté-Morris-Rahoerson - Capon-Maté-Morris-Rahoerson- Souffle Continu FFL072
Jacques Thollot - Watch Devil Go - Souffle Continu FFL071
Un Drame Musical Instantané - Carnage - Klang Galerie