L'AUTRE QUOTIDIEN

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Comment réécrire l'Amérique sans se laisser berner avec Barry Lopez

D’un grand voyageur arctique, géographe humain et résistant infatigable, un récit, un manifeste et un entretien pour tenter d’enfin habiter notre monde américanisé sans le détruire.

Quelques heures après minuit le matin du 4 octobre du calendrier julien occidental – ou le 22 octobre, selon le calendrier grégorien moderne -, Juan Rodriguez Bermeo, au poste de guet de la caravelle Pinta, repéra la côte de l’île de San Salvador ou de Samana Cay aux Bahamas, et poussa un cri d’exclamation dans l’obscurité. C’était la dix-huitième année du règne de Ferdinand et Isabelle de Castille, et ces marins étaient leurs émissaires.

Cristoforo Colombo – littéralement, « Christophe Colombe » -, commandant de la flotte de trois navires, donna l’ordre de border les voiles et de naviguer au plus près à une distance de cinq milles du rivage, en attendant le lever du jour. La mer était agitée. De forts vents déchiraient les crêtes des vagues. Une lune gibbeuse se couchait dans le ciel clair.

Pendant qu’ils attendaient l’aube, Colomb fit savoir qu’il avait vu auparavant une lumière sur l’île, quelques heures avant minuit. Les navires avançaient à une vitesse d’environ dix nœuds lorsque Bermeo cria. Selon cette déclaration, le navigateur aurait dû voir la lumière à une distance de plus de quarante-cinq kilomètres sur la courbure de la Terre. Colomb s’appropria ainsi la pension à vie qui avait été promise au premier homme qui verrait la terre.

De Señor Bermeo, l’histoire ne dit pas beaucoup plus. Une rumeur raconte qu’il se convertit à l’islam et qu’il mourut en combattant aux côtés des Maures qui, en cette année 1492, perdaient leur dernière place forte en Espagne, la même année où les Juifs furent chassés du pays par édit royal.

Nous ne savons pas ce que Colomb et ses hommes envisageaient lorsqu’ils arrivèrent sur le rivage de Samana Cay ou de San Salvador, l’île que le peuple arawak appelait Guanahani, et que les Espagnols allaient appeler les Lucayas. Mais nous savons que durant ces premières heures commença un processus que nous appelons aujourd’hui une incursion. Au nom de pouvoirs lointains et abstraits, les Espagnols commencèrent à s’approprier les lieux, une partie des gens qui s’y trouvaient, et tout ce qui pouvait être emporté.

Cette découverte fut suivie de décennies d’actes criminels – meurtres, viols, vols, enlèvements, vandalismes, agressions d’enfants, actes de cruauté, tortures et humiliations. Bartolomé de Las Casas, qui arriva à Hispaniola en 1502, et devint ensuite prêtre, fut le témoin direct de ce qu’il appela « le caractère épouvantable et inflexible » des Espagnols, qui « servaient leur avarice et leur pingrerie », leur quête féroce de richesse. Un jour, en présence de Las Casas, les Espagnols démembrèrent, décapitèrent ou violèrent trois mille personnes. « Ces inhumanités et barbaries qui étaient commises sous mes yeux », dit-il, « n’étaient comparables à rien de ce qu’aucune époque n’a connu… » Les Espagnols coupaient les jambes des enfants qui tentaient de leur échapper. Ils ébouillantaient les gens. Ils se lançaient des défis pour savoir qui allait réussir, avec un seul coup d’épée, à couper une personne en deux. Ils lâchèrent des chiens « qui dévorèrent un Indien comme un porc, en un instant ». Ils prenaient des nourrissons pour donner à manger à leurs chiens.

C’était une « interminable récréation de massacres », pratiquée par des hommes qui avaient perdu tout respect pour eux-mêmes, qui imaginaient des insultes à leur religion, ou qui étaient contrariés dans leur quête d’or ou de rapports sexuels.

Les mots de Las Casas – qui dit « Je me résous silencieusement à éluder, craignant de terrifier le lecteur des horreurs que j’ai vues », un témoignage plus graphique de ces incidents – furent écrits à Valencia en 1542 à la demande des historiens, « afin de montrer au monde les énormités, etc., que les Espagnols avaient commises en Amérique pour leur éternelle ignominie. » Las Casas écrit dans les premières pages de son traité, « Je supplie honnêtement tous les hommes de se persuader que ce résumé n’a pas été publié à des fins privées, ni dans un but sinistre de faveur ou de préjugé envers aucune nation, mais pour le profit et l’avantage publics de tous les vrais chrétiens et de tous les hommes doués de moralité à travers le monde. »

Je mets en avant ces épisodes de dépravation non pas tant pour accuser les Espagnols, que pour établir deux points. Le premier, que cette incursion, cette nuisible route vers « le Nouveau Monde » devint vite une quête de richesse impitoyable et fiévreuse. Cela donna le ton aux Amériques. La quête de la possession personnelle devait, dès les premiers moments, prendre la forme d’une série de raids, irresponsables et criminels, d’une fièvre – d’esclaves, de cuivre, de perles, de fourrure, de minerais précieux, puis de terre arable, de charbon, de pétrole, de minerai de fer – dont on ne vit jamais la fin, dont la fin n’avait pas de sens.

L’hypothèse d’un droit impérial conféré par Dieu, sanctionné par l’État, et renforcé par une milice, l’hypothèse d’une supériorité jamais remise en cause sur un peuple, basée non pas sur la moralité mais sur la race et la comparaison culturelle – ou, pour le dire simplement, sur l’ignorance ou sur un analphabétisme fondamental -, l’hypothèse que la richesse est due en Amérique du Nord résonne dans les journaux intimes des gens sur la piste de l’Oregon, dans les discours publics des industriels du 19e siècle, et dans la politique contemporaine. On l’entend aujourd’hui dans la rhétorique des exploitants de bois de mon État natal de l’Oregon qui, devant la dernière forêt ancienne, s’irritent de ce que quiconque ose dire qu' »assez est assez ».

Ce que Colomb initia alors, ce que Pizarro, Cortès et Coronado perpétuèrent, n’est pas isolé dans le passé. On trouve dans le présent la continuité de ce comportement brutal, avide, un abus profond des lieux au cours des siècles de recherche de richesse matérielle. On peut le vérifier dans les forêts brûlées d’acide du New Hampshire, les sols cautérisés de l’Iowa, ou l’écroulement de la vallée San Joaquin dans des grottes vidées de leurs eaux fossiles.

Le deuxième point que je voulais établir est que cette corruption violente ne nous définit pas nécessairement. En nous plongeant dans l’incursion espagnole, nous pouvons prendre la mesure de l’horreur et affirmer que nous n’y serons pas liés. Nous pouvons dire que oui, cela s’est produit, et nous en avons honte. Nous répudions cette avidité. Nous reconnaissons et condamnons le mal. Et nous voyons que le mal a été perpétué. Mais cinq cents ans plus tard, nous souhaitons représenter autre chose dans le monde.

Du grand Barry Lopez, qui s’est éteint en décembre 2020, on connaît surtout en France ses magnifiques « Rêves arctiques », qui lui valurent le National Book Award for Nonfiction en 1986, formidable et rare analyse authentiquement systémique de l’impact à long terme des changements climatiques sur les écosystèmes, à partir d’une étude minutieuse de l’évolution du boeuf musqué, de l’ours blanc et du narval, et on néglige trop souvent ses superbes nouvelles épistolaires et révolutionnaires, marques d’un terrible crépuscule démocratique, réunies dans le recueil « Résistance ».

« Réécrire l’Amérique – Vers une littérature des lieux », mince ouvrage publié en 2020 chez Wildproject dans leur précieuse collection Petite bibliothèque d’écologie populaire, regroupe trois textes.

« La redécouverte de l’Amérique », conférence de 1990 publiée en 1992, traduite ici par Baptiste Lanaspeze, revisite de manière particulièrement incisive le malheur impérialiste et colonial  décomplexé qui s’abattit sur les Amériques au tournant du XVIème siècle, jouant avec les concepts et les imaginations mises en scène par exemple chez William T. Vollmann (même si nous ne disposons toujours aujourd’hui en français que de deux de ses « Sept Rêves », « La tunique de glace » et « Les fusils »), chez le Kim Stanley Robinson – en un creux diabolique – de « Chroniques des années noires », ou chez les Wu Ming de « Manituana », et avec les analyses plus académiques que l’on trouverait chez le Tzvetan Todorov de « La conquête de l’Amérique » ou du Nathan Wachtel de « La vision des vaincus ». Vibrante d’intelligence, cette conférence aiguisée pèse avec brio l’ombre portée de l’avidité impérialiste réputée passée sur la crise écologique contemporaine.

Si nous nous demandons ce qui a intensifié notre sentiment de perte en Amérique du Nord, ce qui nous a fait nous sentir perdus, en quête d’un lieu où nous pourrions prendre position, il nous faudrait répondre que ce sont les événements de ce qu’on appelle la crise écologique. Pluie acide. Érosion des sols. La catastrophe de Times Beach, polluée à l’agent orange. Des populations d’animaux sauvages en déclin. Des déboisements. L’accident nucléaire de Three Mile Island. Mais ce que nous affrontons est à mon avis quelque chose de beaucoup plus large, quelque chose qui remonte à Guanahani et à ce que Colomb a décidé de faire, cette série d’actes – vol, viol et meurtre – dont la crise écologique est symptomatique. Cinq cents ans après que la Niña, la Pinta et la Santa Maria accostèrent aux Bahamas, nous nous demandons quel a été le prix des hypothèses que ces bateaux transportaient, notamment sur la primauté de la richesse naturelle.

« Une littérature des lieux », traduit par Gayané Zavatto, également issu d’une conférence, a été publié en revue en 1996, offre une belle mise en perspective du nature writing, et de ce que sa (relative) popularité contemporaine peut bien vouloir signifier. C’est peut-être ici que Barry Lopez, tout en s’appuyant sur une longue tradition d’exploration littéraire écologique et spirituelle qu’il maîtrise à la perfection, explicite de la manière la plus claire sa conception d’une géographie humaine et artistique qui sache puiser dans le dedans pour agir au dehors, qui sache lire et écouter avant de vouloir décider et imposer. Composant aussi bien avec des forces rebelles comparables à celles d’Edward Abbey et de son « Gang de la clef à molette » qu’avec des visées intégratives, systémiques et poétiques à l’image de celles du Gary Snyder du « Sens des lieux », Barry Lopez élabore sous nos yeux un usage de la géographie et du voyage, mobile et immobile, qui entre en résonance aussi bien avec l’approche des lieux d’une Hélène Gaudy (on pensera sûrement à son si beau « Grands lieux« ) qu’avec les définitions diplomatiques expérimentales d’un autre lien au vivant agencées par un Baptiste Morizot.

Le véritable sujet du nature writing n’est pas, je pense, la nature, mais l’évolution structurelle des communautés qui ont été coupées de la nature, en général à cause du développement économique moderne.

C’est une écriture qui s’intéresse, en outre, au sort biologique et spirituel de ces communautés. Elle suppose également que le sort de l’humanité et celui de la nature sont inséparables. Le nature writing aux États-Unis se confond ici, je pense, avec d’autres types d’écriture postcoloniale, en particulier dans les pays du Commonwealth. Il aborde dans de nombreux essais le problème de la décadence spirituelle en Occident et, comme ces autres littératures, il est à la recherche d’une identité humaine moderne qui se situe au-delà du nationalisme et de la richesse matérielle.

C’est un sujet énorme, pour ne pas dire difficile à manier, et les différents écrivains le traitent de manières très diverses. La lutte classique des écrivains pour séparer la vérité de l’illusion, pour distinguer les routes du ciel des détours vers l’enfer, se perpétue et ne connaît ni fin ni solution. Mais je sens dans ce qui s’écrit maintenant aux Etats-Unis l’émergence d’une préoccupation pour le monde extérieur à soi. C’est comme si quelqu’un avait ouvert la porte d’une pièce étouffante et trop longtemps observée, et nous avait montré un vaste horizon là où il n’y avait autrefois que des murs.

Je veux me concentrer sur un seul aspect de ce phénomène – la géographie – mais ce faisant, j’espère atteindre une ligne de vérité plus large. Je veux parler de la géographie comme d’une force formatrice, pas comme d’un sujet. Un autre nom que les critiques donnent au nature writing est la « littérature des lieux ». Il est vrai que le cadre spécifique et particulier de l’expérience et de l’effort humains est au cœur de l’œuvre de nombreux nature writers. Je dirais qu’un sens des lieux est également essentiel au développement d’un sens moral et d’un sens de l’identité humaine.

Le troisième et dernier texte, après le récit et le manifeste qui le précèdent, est un entretien de 2007, traduit par Marin Schaffner, entre l’auteur et Oren Lyons, leader amérindien et défenseur des droits indigènes, sage et juriste issu du clan de la Tortue des nations sénécas de la Confédération iroquoise, entretien qui puise dans une autre histoire, précisément, alternative et jadis vaincue, de quoi contrebattre et fragiliser les visions du monde qui prétendent aujourd’hui plus que jamais à l’hégémonie, de toute la puissance de leurs incantations « There Is No Alternative », pour continuer à ne se soucier que de confort matériel, de profit et de domination. Et c’est ainsi qu’au confluent de la littérature et de la philosophie s’élaborent de salutaires mécanismes de défense et de reconquête vitale.

BL : Mon propre problème en ce moment est la frustration que mon destin, le destin des personnes que j’aime et le destin de ma famille soient entre les mains d’hommes qui ne voient aucune raison d’écouter des conseils venant de l’extérieur du monde circonscrit de leur propre connaissance. Je vis dans un pays où les gens sont fiers de n’avoir jamais eu d’expérience avec d’autres cultures, des gens qui croient qu’ils ont perfectionné les modes de vie à un  point tel que l’imposer à d’autres peuples est un acte de bienveillance. Ils ne veulent pas de personnes qui parlent en faveur de l’intégration de la vie spirituelle et matérielle à la table des négociations parce que ces personnes perturbent les questions de consommation, d’expansion économique et de coopération internationale.

OL : Je le vois aussi de cette façon. Nous sommes placés dans une position intenable par la cupidité, la force et l’autorité. Si j’étais assis sur la lune et que je regardais l’Amérique du Nord, la démocratie qui était ici lorsque les Haudenosaunees se réunissaient et que le Faiseur de paix nous apportait ces idées, j’aurais vu cette lumière, cette lumière vive. Je l’aurais vue grandir. Et puis en 1776, lorsque le Congrès continental s’est rapproché des nations indiennes comme jamais il n’aurait pu le faire étant donné son mode de pensée, cette lumière grandissait à nouveau. L’idée de démocratie et l’idée de paix étaient là.

Mais elle a commencé à s’estomper presque immédiatement, lorsqu’ils ont commencé à retirer les droits de certains peuples dans la Constitution des États-Unis. La Constitution a institutionnalisé l’idée que seuls les hommes ayant de l’argent ou des biens pouvaient voter. Ils ont dit qu’il était acceptable d’avoir un esclave, ou deux, ou trois, ou dix, ou vingt. La lumière a commencé à s’affaiblir. Les chefs haudenosaunees ont secoué la tête et ont dit : « Vous cherchez les ennuis. » Et puis la lumière s’est vraiment éteinte entre 1863 et 1868, quand ils ont eu cette grande guerre civile sur les questions de pouvoir, d’autorité, d’esclavage. C’était une guerre très intense. C’était frère contre frère.

Et ainsi de suite, cette idée de propriété privée, cette idée d’accumulation de richesse. Et maintenant, nous avons des sociétés d’État, et des sociétés qui ont le statut d’États – indépendantes et souveraines, et qui ne sont fidèles à personne, qui n’ont aucune loi morale. Le président Bush a dit : « Laissons le marché nous dicter notre direction. » Si ça, ce n’est pas le sommet de la stupidité. Ce qu’il a dit, c’est : « Laissons la cupidité du peuple dicter la direction de la Terre. » Si c’est ça la base d’un pays, alors il a vraiment perdu ce que vous appelleriez une direction primaire pour la survie.

Hugues Charybde le 3/11/2021
Barry Lopez
- Réécrire l'Amérique - Vers une littérature des lieux - éditions Wildproject
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