L'AUTRE QUOTIDIEN

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 Devenir gardiens de la nature avec Marine Calmet

Humble, ouvert et intelligent, le récit d’une initiation combative à la défense de la nature et du commun, par le droit et la mobilisation. Publié en mars 2021 chez Tana, ce premier ouvrage de Marine Calmet est de ceux qui peuvent subtilement changer votre regard sur le monde, sur son présent comme sur son futur.

Écrit selon les modalités du récit personnel, mais usant discrètement de bon nombre de mécanismes de géo-anthropologie (ce n’est sans doute pas par hasard que ce « Devenir gardiens de la nature » s’inscrit dans la collection Le Temps des Imaginaires dirigée par Damien Deville, justement), ce texte raconte avec un curieux mélange d’humilité, de détermination et de sagesse précoce, le parcours d’engagement d’une toute jeune avocate aux côtés des amérindiens de Guyane, en luttes successives contre les projets miniers absurdes incarnés par l’énorme « Montagne d’Or » des multinationales canadienne Columbus Gold et russe Norgold, fortement soutenu par les élus du département d’outremer, puis contre les explorations pétrolières et gazières (qui se transformeraient automatiquement en mise en production – en offshore profond) conduites par Total à 150 kilomètres des côtes, précisément sur le récif corallien de l’Amazone, parcours initiatique et remarquable d’un engagement qui conduira ensuite à l’insertion dans le collectif associatif Wild Legal, qui s’efforce, en défendant les droits de la nature, de retourner autant que possible les armes du droit national et international contre ses bénéficiaires habituels, les entreprises capitalistes opérant au bénéfice principal des déjà nantis et au mépris du collectif et de la nature (quel que soit le pourcentage de « retombées économiques » et de greenwashing désormais introduit dans les projets, la plupart du temps – mais même pas toujours, tant l’impavidité de certains acteurs continue à pouvoir stupéfier).

En quittant Bellevue par la route, je me rends compte à quel point Cécile et Franck sont cernés de toute part. En périphérie du village, l’agriculture intensive fait des ravages, des projets de biomasse s’installent de manière insidieuse et des terres ancestrales sont arbitrairement distribuées aux porteurs de projets sans que les représentants des peuples autochtones ne soient consultés. Obtenir des terres collectives restituées par l’État serait un moyen pour eux de préserver l’intégrité de ces espaces convoités. Selon les chiffres de la Banque mondiale, les terres des peuples autochtones couvrent un quart des territoires mondiaux, mais ces peuples sont les gardiens de 80 % de la biodiversité mondiale. Force est de constater qu’il y a bien d’un côté, un modèle de société dit « moderne », mais qui repose sur l’exploitation de la terre et de l’autre, une civilisation ancestrale qui vit, agit et pense en symbiose avec la nature. L’un est condamné à muter ou disparaître car son modèle de fonctionnement dépasse les limites planétaires et compromet la pérennité de ses propres conditions d’existence. L’autre est résilient et s’attache à trouver un équilibre entre les humains et leur écosystème. Nous devons trouver les modalités pour réconcilier ces deux mondes et échanger notre modèle de domination pour devenir à notre tour des gardiens et gardiennes de la nature.

Récit passionnant en soi, par la foule d’observations à chaud, dans plusieurs domaines, qu’il nous propose, « Devenir gardiens de la Nature » se distingue notamment par deux partis pris particulièrement intéressants.

Tout d’abord, très loin du redoutable « syndrome du sauveur blanc » vis-à-vis des peuples autochtones, jadis souvent dévastateur en Amérique, du Sud comme du Nord, et davantage encore en Afrique, Marine Calmet propose tout au long de son récit (et de son initiation personnelle, donc) une position d’humilité apprenante : si elle apporte dans la corbeille commune de la défense d’un commun fondamental incluant pleinement la Nature beaucoup d’énergie, pas mal de connaissances juridiques et une véritable détermination imaginative en la matière, elle est là avant tout – et sa sincérité éclatante dans nombre de situations délicates en témoigne joliment – pour recevoir, pour découvrir et évaluer les analogies possibles entre des savoirs ancestraux (et résilients) et nos mondes « occidentaux » déconnectés du commun et du vivant par des dizaines de décennies d’individualisme productiviste et consumériste, pour détourner des connaissances longtemps ignorées de leur terrain d’ancrage en les adaptant à la construction de voies de survie pour nos propres urgences, climatique et socio-politique. Moins rare qu’il y a quelques dizaines d’années, cette posture d’action et de réflexion demeure suffisamment peu répandue encore pour être pleinement soulignée.

Ensuite, « Devenir gardiens de la Nature » démontre sur le terrain, à travers les succès décrits mais aussi et peut-être surtout à travers les échecs rencontrés, à quel point le droit contemporain, sous sa fausse neutralité apparente, est depuis le XIXème siècle patiemment construit et renforcé avant tout au bénéfice des puissances économiques, dans ses concepts fondamentaux de propriété et d’exclusion comme dans les milliards dépensés au fil du temps pour orchestrer de savantes backdoors dans les dispositifs de protection les mieux intentionnés. Disposant de la puissance de feu grassement rémunérée des meilleurs conseils juridiques pour faire établir d’abord puis le moment venu interpréter à leur profit les textes souvent contraignants en apparence et étonnamment bénins en réalité (que l’on pense par exemple aux innombrables atermoiements en matière d’interdiction des pesticides les plus mortifères, depuis le « Printemps silencieux » de Rachel Carson, jusqu’à la tentative – pour l’instant – avortée de conquête d’une pleine autonomie territoriale avec l’AMI de 1995-1997, si brillamment anticipée dans l’imaginaire par le Serge Lehman de la « Trilogie F.A.U.S.T. »), les acteurs économiques dominent les vies à travers le droit de propriété individuelle et ses inscriptions dans chaque détail de nos vies (Marine Calmet en remonte d’ailleurs avec brio quelques-unes des pistes généalogiques). Contre ce droit patiemment façonné pour les puissants, sous couvert de démocratie, ce récit initiatique nous rappelle intimement que, quand bien même la lutte du pot de terre contre le pot de fer – ou de David contre Goliath – ne serait pas loin, des armes existent, et qu’une refonte du commun incluant le vivant est jouable, par les pouvoirs de l’imaginaire partagé et par ceux de la maîtrise juridique, assortie d’une volonté collective de ne plus se laisser faire.

C’est dire combien cet ouvrage, captivant, est salutaire.

Les règles applicables au secteur extractif forment une forteresse juridique érigée sur mesure par et pour les compagnies minières. Lorsque l’une d’elles demande l’autorisation d’explorer un site, l’État n’évalue la pertinence du projet qu’au regard des capacités techniques et économiques de l’entreprise. Les impacts environnementaux ne sont pris en considération que bien plus tard, au moment de la demande d’ouverture de travaux. La France s’est abstenue de mettre de quelconques garde-fous qui lui permettraient de refuser très en amont des demandes de titres miniers. Or, lorsqu’un exploitant disposant d’un permis d’exploration (c’est-à-dire du droit de prospecter sur le terrain) découvre un gisement, son titre est automatiquement transformé en permis d’exploitation (le droit d’extraire et de commercialiser les matières). Cela s’appelle « le droit de suite ». Cette législation sécurise les investissements des industriels, mais c’est aux dépens de notre souveraineté et de la protection de l’intégrité de nos territoires.

Hugues Charybde le 23/11/2021
Marine Calmet - Devenir gardiens de la nature - Pour la défense du vivant et des générations futures - éditions Tana

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