L'AUTRE QUOTIDIEN

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Hisse et haut avec Bas Jan Ader

Lorsque la traversée de l’Atlantique sur une coquille de noix de 3,81 mètres nommé “Ocean Wave” en forme de performance artistique devient disparition et mystère symbolique, éclairant toute une vie brève d’un soleil spéculatif et singulier – grâce à une science spécifique et rare des interstices psycho-biographiques.

Tu étais seul, tu as toujours été seul. Ca n’a jamais été d’une solitude déprimée et déprimante mais ce fut une solitude qui je suppose s’est imposée par la force des choses, la mort d’un père, la sortie de la guerre, une adolescence rebelle, bref une solitude orgueilleuse. Il y a une série de photographies de toi où l’on te voit sur une chaise, derrière une table, au coin du feu. Tu mimes les grandes manières pour le photographe à qui tu as donné des instructions pour attraper ces grandes manières, celles auxquelles s’adonnent les dandys, les vampires, ou plutôt celles qui les font : des dîners à de grandes tables rectangulaires, sans personne ni rien d’autre qu’un bol de soupe de potimarron, un verre de vin et quelques fromages patiemment affinés. Sobre, distancié, le menton relevé, un port altier donc. Il y a de l’ironie mais entre l’ironie que tu y mets et le fond de ton caractère la distance est très courte. Tu n’es pas snob mais tu as toujours été isolé, même avec les autres autour et avec toi. Tu ne sais pas tout à fait comment t’y prendre pour avoir l’air commun ou, au contraire, hors des limites.

Bastiaan Johan Christiaan Ader (1942 – 1975 ?), plus connu sous son nom diminutif de Bas Jan Ader, fut le fils d’un pasteur néerlandais résistant authentique et (pas assez in fine) discret, brutalement exécuté par l’armée allemande déjà presque en retraite, en 1944, le fils aussi, aimant mais quelque peu perdu, déjà, d’une mère qui n’a pas été autorisée à reprendre la charge de son pasteur défunt de mari, et qui en conséquence, rame un peu. Il fut encore l’adolescent difficile (« pas intenable, pas un vaurien ni un brigand mais d’après ce qui se dit un enfant un peu pénible »), le coureur des bois voisins, avec leur échelle réduite et leurs trésors potentiels pour l’imagination, puis celui qui, à dix-huit ans, s’échappe doucement pour rejoindre l’école des beaux-arts à Amsterdam. Mais le voulait-il, être un artiste?

Tu as dit à tout le monde que la traversée de l’Atlantique durerait soixante jours. Ça pourrait évidemment être cinquante-cinq ou soixante-treize mais c’est soixante que tu as sorti de ton chapeau, pour le plaisir du chiffre rond, qui pourrait être biblique ou un arrangement avec la Bible pour te faire marcher sur l’eau mais qui ne l’est pas. Soixante parce qu’il faut dire les choses nettement, pour que tout le monde comprenne. Brièvement même. D’ailleurs maintenant tu parles de seulement deux mois.

Tout est prêt depuis trois jours : le bateau est en ordre, le reste aussi; le reste est une catégorie un peu molle et floue qui à la fois englobe généreusement le matériel, les préparatifs, toi, et qui ferme aussi les yeux, discrètement, sur les mouvements de l’âme, les tiens, ceux de Sue, des autres. Tu n’attends que la bonne couleur du ciel et le bon écartement des nuages, les signes encourageants du baromètre, un coefficient de marée idéal, le vol prometteur de quelques oies en formation, la disparition de la trace laissée par un avion dans le ciel, des mouettes enthousiastes pour lever l’ancre. Tu as eu le temps de penser à ce que tu diras à Sue et aux quelques amis, camarades venus assister au grand départ. Plutôt, à ce que tu ne diras pas. Tu ne veux pas dramatiser ton départ. Deux mois. Certes sur l’Atlantique. C’est vrai, sur un petit bateau. Et seul. Quatre choses donc. Ce n’est pas rien mais aucun de ces éléments, isolés ou ajoutés, n’est une raison suffisante pour rendre cette petite cérémonie solennelle. Il n’y aura donc ni mots graves ni esprit de sérieux, pas question d’être le mime raté de soi-même à vouloir fabriquer des moments importants. Même sans costume ni ruban, tu vois assez bien comment avec tes mots, gonflés artificiellement par une émotion que la perspective de deux mois peut créer et le petit roulis de la mer, tu pourrais sortir quelques idées définitives, des phrases trop grandes pour tout le monde. Ce serait un peu gênant, ridicule ; ça finirait même par devenir vaguement inquiétant pour ceux qui restent, qui pourraient penser que tu veux faire passer un message. Tu sais aussi que tu ne veux pas parler trop brièvement, ni trop longuement. Ne pas faire une blague ni chanter. Tu as prévu un petit discours accroché au mât comme si tu l’étais à la terre. Tu regarderas beaucoup Sue, en souriant, en souriant beaucoup, et tu alterneras ce qu’il reste de temps et de sourire sur les visages de John, Fred, Emma, Michael et Alberta. Tu seras concentré car la navigation est une affaire sérieuse. Ce sera banal car tu es déjà concentré.

Ahmet Öğüt, 'Guppy 13 vs Ocean Wave; a Bas Jan Ader Experience'

De l’enfance d’un géographe anarchiste (« Élisée – Avant les ruisseaux et les montagnes », 2016) au parcours paradoxal et lumineux du « plus célèbre des musiciens inconnus » (« La ballade silencieuse de Jackson C. Frank », 2018), de l’échec d’une utopie franco-texane de 1860 (« Le bruit des tuiles », 2019) à, maintenant (en septembre 2021, toujours dans la collection La Sentinelle des éditions La Contre-Allée), le parcours-éclair, oscillant entre légèreté voulue et gravité acquise, d’un artiste néerlandais, Thomas Giraud excelle à spéculer autour des non-dits que sécrètent, discrètement, les interstices de vies singulières et de projets hors normes, intimes ou politiques. Comme auparavant, il parvient aussi à nouveau à déjouer les attentes instinctives de classification de son texte : multiforme, voire protéiforme, pour décoder une existence devenue performance artistique d’un type inconnu, pour rendre compte de photographies à Los Angeles, de chutes comiques et tragiques à saisir, comme de cette ultime traversée atlantique, et d’un mystère intime à préserver,  il ne sera ni récit de voile accidentée ou accidentelle (même si, par moments, la douce inconscience mise en scène dans le beau « Nord-Nord-Ouest »  de Sylvain Coher n’est pas si loin), ni réflexion en action sur le comique et le tragique de performance (quand bien même Buster Keaton et Monsieur Hulot seront convoqués, que l’on pourrait sentir Pierre Richard présent en arrière-plan, et que le Pierre Senges des énumérations comme des tartes à la crème et des naufrages n’est peut-être pas si loin non plus). Il ne sera pas non plus approche d’une phénoménologie de l’esprit (ou alors plus proche dans ce cas des rencontres fantomatiques avec des « philosophes allemands » orchestrées par Cedric Klapisch pour son Romain Duris de la trilogie de « L’auberge espagnole« ). Lorsque d’une certaine manière, comme chez le Roland Barthes de « La préparation du roman« , la mise en place vaut déjà performance, qu’il ne s’agit pas ou plus de disséquer, mais de laisser vivre sa poésie proprement tragique, l’art rare de l’auteur est bien de permettre lentement à la spéculation de céder la place au mystère… y compris à celui, symbolique ou non, de cet esquif retrouvé « debout » ou presque, puis disparaissant à son tour subrepticement de son port de récupération.

3,81 mètres pour ton bateau Ocean Wave ce n’est pas bien grand. Si tu ne peux pas l’allonger, tu as cependant pris plusieurs semaines pour le modifier, le rendre plus apte à traverser. Tu veux bien croire aux miracles, les frôler ou même les susciter mais tu n’es pas complètement fou. Tu l’as adapté pour le rendre le moins inapproprié possible, seulement un peu moins car les chiens ne feront de toute façon pas des chats. Tu le renforces, le surélèves afin d’en faire une coque de noix plus joufflue, plus stable pour les vagues et les vents qui t’attendent.

Tu n’as pas trouvé tout seul les meilleures solutions pour stocker les litres d’eau et les kilos de nourriture, ce que la conception d’Ocean Wave ne permettait évidemment pas, la croisière de poche ne laissant de la place que pour un ou deux sandwiches, une thermos et un kilo de clémentines. Tu as rencontré Michael, un homme sans âge, peut-être quarante, peut-être cinquante ou soixante, sûrement soixante ans compte tenu de tout ce qu’il semblait avoir traversé comme routes, pays, qui passait son temps à transformer des camionnettes utilitaires en camping car pour des jeunes gens aux cheveux hirsutes plus préoccupés que toi par la nourriture macrobiotique et l’envie de faire beaucoup d’enfants. Un génie taiseux du bois, de l’acier et surtout du rangement qui semblait capable de tout rendre carré, ou au moins empilable et avec des angles, savait comment exploiter la moindre poche de vide, même étroite, avec une forme incongrue où tu ne voyais pas bien ce que tu pourrais ranger. Lui il voyait, il savait la place que prend une serviette roulée, un matelas de camping et des boîtes de conserve. Il devait caser au sens propre comme au figuré, dans les quelques mètres carrés de ton Guppy 13, deux mois de nourriture, trois mois d’eau, un réchaud et deux recharges en gaz, des couverts pliables, trois pantalons, deux pulls dont un à col roulé, une veste de quart, un gilet de sauvetage, six paires de chaussettes, six slips, une brosse à dents, deux tubes de dentifrice, un savon, une canne à pêche, une épuisette, une petite caméra, des lunettes de soleil, un sextant, un exemplaire de la Phénoménologie de l’esprit, trois crayons, un carnet, un matelas de camping, un harnais, deux serviettes, un coussin et de quoi réparer le bateau pour une petite avarie.

Hugues Charybde le 3/11/2021
Thomas Giraud - Avec Bas Jan Ader - éditions La Contre-allée

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