L'AUTRE QUOTIDIEN

View Original

L'art entre les herbes folles de Pierre Bergounioux

Faire tenir les Trente Glorieuses, leurs caractéristiques essentielles et leurs conséquences à long terme, dans la brève saisie d’objets agricoles, artisanaux ou industriels, devenus œuvres d’art insoupçonnées. Un autre miracle décisif de Pierre Bergounioux.

Les changements des dernières décennies, la mécanisation du travail, la révolution de l’information, la libéralisation des moeurs sont l’aboutissement de la mutation accomplie par une société massivement rurale, encore, au sortir de la dernière guerre et qui se range, tant mal que bien, aux nouveaux standards de l’activité dans les pays développés, primat de la grande industrie, développement des services, généralisation de l’échange. Pareille conversion ne s’exerce pas uniformément partout. Elle rencontre des obstacles naturels, des résistances culturelles, de sorte que peuvent coexister, un moment, des mondes qui sont du temps cristallisé, des stades successifs de développement économique. Alors que le marché international des céréales pousse les gros agrariens de la Beauce et de la Brie, de la Limagne, de la Champagne à adopter les engins, les engrais chimiques, les semences de sélection du productivisme, la paysannerie parcellaire installée sur les « moins bonnes terres » perpétue les modes de faire-valoir et les techniques séculaires. L’autosubsistance reste l’horizon du travail. On répugne à congédier les bœufs virgiliens, à abandonner les cultures ancestrales, avec leurs rendements dérisoires, parce que, très provisoirement, il existe un débouché local et que, en tout état de cause, le Crédit Agricole n’ira jamais financer des exploitations dont la taille est désormais inférieure aux nouveaux seuils de rentabilité.

C’est Pierre Michon, dans son « Petit danseur » en forme de postface à cet essai poétique de Pierre Bergounioux, publié en 2016 au Cadran ligné, qui explicite – vend la mèche – de ces 30 pages et du cahier central de 16 photographies qu’elles accompagnent : il s’agissait initialement du texte rédigé pour encadrer, entre 2011 et 2013, trois expositions de sculptures de Pierre Bergounioux, pour une série intitulée « Sillons et écritures », sculptures qui s’enracinent avec force dans divers objets et rebuts issus en effet du machinisme agricole, de sa plus simple expression à certaines de ses excroissances les plus technologiques.

Comme il nous l’avait déjà montré – et avec quel éclat ! -, avec « B-17G » en 2001 ou, plus longuement, avec le diptyque « Le baiser de sorcière / Le récit absent » en 2010, Pierre Bergounioux est bien cet artiste capable de faire tenir en peu de pages, grâce à sa langue faussement simple et réellement hors du commun, en usant du combat brièvement filmé in vivo entre un bombardier lourd et un chasseur intercepteur, ou de la trace révélatrice laissée par un Panzerfaust allemand sur la tourelle d’un chat soviétique JS-3, les aspects les plus brûlants de la confrontation entre le technologique et l’économique et ce qui persiste à demeurer d’humain et de politique en son sein. « Esthétique du machinisme agricole », sous couvert d’analyse de proto-design et d’humilité du geste, renouvelle ce miracle : en une terrifiante résonance multiple avec le si beau et tout récent « Pleine terre » de Corinne Royer, voici ce que nous disent discrètement les objets de notre lien à la terre et à tout ce qui va avec. Et c’est ainsi que l’art du mot juste et de la phrase subrepticement explosive redonne leur sens aux choses qui ont été masquées et oubliées, par calcul ou par inadvertance, et nous permet chaque jour de mieux saisir à nouveau les contenus politiques et systémiques qui furent confisqués.

Lorsque l’homme est confronté à la nature, et non à d’autres hommes, l’exigence pratique l’emporte. La dimension symbolique – les apparences, le design, les significations parasites – s’atrophie, disparaît. Une machine agricole est l’application visible, palpable, de quelques principes de la physique des solides. On en voit surtout l’effet lorsqu’elle est engagée dans le travail, ses formes estompées par le mouvement, noyées dans la terre ou le nuage de poussière et de paille hachée qu’elle soulève. Il a fallu que cet équipement tombe en déshérence, pourrisse, solitaire, dans les friches ou s’entasse dans les casses pour qu’apparaisse la qualité plastique que lui conférait, paradoxalement, l’absence de toute considération esthétique dans sa conception.

Hugues Charybde le 26/10/2021
Pierre Bergounioux & Pierre Michon
- Esthétique du machinisme agricole - Petit danseur - Le Cadran Ligné
l’acheter ici