L'AUTRE QUOTIDIEN

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"Bondrée" débordée par Andrée A. Michaud

Un lieu de villégiature, forestier et lacustre, isolé, confronté à une brutale résurgence de sauvagerie enfouie dans l’effacement mémoriel et la vraie-fausse innocence. Impressionnant.

Bondrée est un territoire où les ombres résistent aux lumières les plus crues, une enclave dont l’abondante végétation conserve le souvenir des forêts intouchées qui couvraient le continent nord-américain il y a de cela trois ou quatre siècles. Son nom provient d’une déformation de « boundary », frontière. Aucune ligne de démarcation, pourtant, ne signale l’appartenance de ce lieu à un pays autre que celui des forêts tempérées s’étalant du Maine, aux États-Unis, jusqu’au sud-est de la Beauce, au Québec. Boundary est une terre apatride, un no man’s land englobant un lac, Boundary Pond, et une montagne que les chasseurs ont rebaptisée Moose Trap, le Piège de l’orignal, après avoir constaté que les orignaux s’aventurant sur la rive ouest du lac étaient vite piégés au flanc de cette masse de roc escarpée avalant avec la même indifférence les soleils couchants. Bondrée comprend aussi plusieurs hectares de forêt appelés Peter’s Woods, du nom de Pierre Landry, un trappeur canuck installé dans la région au début des années 40 pour fuir la guerre, pour fuir la mort en la donnant. C’est dans cet éden qu’une dizaine d’années plus tard, quelques citadins en mal de silence ont choisi d’ériger des chalets, forçant Landry à se réfugier au fond des bois, jusqu’à ce que la beauté d’une femme nommée Maggie Harrison ne l’incite à revenir rôder près du lac et que l’engrenage qui allait transformer son paradis en enfer se mette en branle.

C’est par ce premier paragraphe aux dernières phrases déjà mystérieuses que nous faisons connaissance avec Bondrée, coin forestier de frontière aux confins respectifs du Maine profond et du Québec vallonné, à l’écart résolu des villages et des routes, espace jadis ensauvagé que les bungalows et autres résidences secondaires au bord du lac semblent désormais domestiquer tous les étés. À l’été 1967, qui sera presque partout ailleurs sur le continent nord-américain le célèbre Summer of Love, il s’agira plutôt ici, sous les frondaisons, d’un Summer of Death, lorsqu’un tragique accident, puis un deuxième laissant cette fois supposer la présence indéniable du crime, viennent endeuiller puis terroriser la petite communauté de bric et de broc venue prendre l’eau et le soleil, au calme. Tandis qu’une fillette mène sa propre enquête, à sa manière largement indéchiffrable, la police états-unienne réputée responsable du lieu se débat avec les témoignages indistincts, les contradictions, les superstitions, les regrets et les impossibilités, handicapée par la fatigue, le manque d’effectifs et les obstacles linguistiques qui se manifestent vite entre Américains et Québecois, lorsque le langage commun rustique et habituellement maladroit doit s’étendre à des sujets autrement plus cruciaux et délicats que l’allumage des barbecues et la cuisson à point des steacks.

Contrairement à ce que croyait Pete Landry, Little Hawk n’avait pas véritablement gagné un aller simple pour l’Europe. Il avait remporté un aller et, si l’on peut dire, un demi-retour, car il avait laissé là-bas plus que son sang. Au sein de la tuerie, il avait perdu cette faculté qu’ont la plupart des hommes de distinguer le bien du mal et attrapé cette rage, plus rare, de l’homme prêt à tuer quiconque s’en prendrait à son fils, sa fille, son frère, son chien.
Le mardi 6 juin 1944, au terme d’une traversée fébrile sur le USS Augusta, Little Hawk avait participé à la première vague d’assaut de l’opération Neptune à Omaha Beach en Normandie. Quelques lancinantes minutes après que sa barge avait accosté, il pensait à la fraîcheur des forêts de Moose Trap en serrant contre son torse le corps ensanglanté de son copain de caserne, Jim Latimer, le meilleur joueur de poker de la 1ère division d’infanterie de l’armée de l’oncle Sam, dont les cris résonnaient encore à ses oreilles, shut up, Jim, shut up, parmi la cacophonie délirante des mourants répondant aux détonations des armes. C’est Latimer qui lui avait alors sauvé la vie, le corps brisé de Latimer, qui sursautait sous l’impact des balles, qui giguait dans les bras de Little Hawk. Latimer était mort depuis longtemps quand Little Hawk l’avait déposé sur le sable froid de Bloody Omaha, au milieu de dizaines d’autres garçons opposant la blondeur de l’Amérique à celle de la jeunesse aryenne, mais Little Hawk avait continué à lui parler pendant qu’il courait entre les projectiles, lui promettant qu’il le vengerait, qu’il l’arracherait à ce carnage, lui promettant la vie et l’impossible, la résurrection puis la félicité au sein d’une nature éternelle.
Officiellement, Little Hawk n’était pas mort ce jour-là, seul son regard avait rendu l’âme, frappé d’une forme d’aveuglement où se projetaient toujours les mêmes images, rouges et assourdissantes. Il avait plus tard survécu à la bataille de Caen grâce à cet aveuglement, échappant aux gueules rugissantes des Tigre allemands en se jetant dans les trous boueux ouverts par les machines de guerre, feulant, rugissant à son tour, un animal enragé défiant quiconque de l’approcher sans y laisser sa peau.
Rapatrié en Amérique pour cause de traumatisme mental, Little Hawk avait été interné dans un hôpital militaire parmi les seringues et les blouses blanches qui le menaçaient comme autant de Gewehr 43 et d’uniformes de la Wehrmacht. Puis un jour, rassurés peut-être par le calme inusité ayant succédé à son agitation, les médecins avaient relâché Little Hawk dans la nature. Il avait erré quelque temps, perdu dans le vacarme affolant de la ville, et il avait pris la direction de Peter’s Woods où, en dépit du silence, une colère tonnante lui avait brûlé les tripes lorsqu’il avait retrouvé Pete Landry. L’homme n’était plus qu’une loque, un être baveux réduit à l’état de larve par une femme que rien n’obligeait à lui donner son corps, mais qui, pire que tout, lui avait refusé son regard. Little Hawk en avait immédiatement conçu pour cette femme une haine puisant à la fureur contractée à Omaha Beach, et les hurlements longtemps contenus avaient enfin surgi de sa poitrine le jour où, quelques semaines après avoir tenté de sortir Landry de sa torpeur en l’amenant relever des pièges abandonnés, il avait trouvé celui-ci pendu dans sa cabane.
La nuit suivant cette découverte, un loup avait hurlé jusqu’au matin dans Peter’s Woods, puis l’animal était parti en chasse et avait attrapé Sugar Baby, le bichon de Maggie Harrison, qui avait hurlé à son tour, deux bêtes déchirées ne comprenant rien au sort des maudits. Soulagé pour un temps de sa rage, le loup avait ensuite quitté les bois en laissant le corps de Landry se balancer dans sa cabane, au milieu de ce royaume dont il était malgré lui devenu le bouffon, se jurant que personne, jamais, ne toucherait à son fils, sa fille, son père, son frère.

Deux ans après « Rivière tremblante », dans lequel déjà la forêt tentait de ravir le premier rôle aux humains amenés à la fréquenter, « Bondrée », publié en 2013 au Canada chez Québec Amérique et en 2016 en France chez Rivages, scelle une impressionnante réussite en matière d’immersion dans un microcosme à la fois presque banal et normalement enchanteur, celui d’un cadre de villégiature forestière et lacustre où le Wild West de l’époque des chasseurs de fourrure ne devrait demeurer qu’à l’état de traces, mais où précisément ces traces, malaxées dans un traumatisme de la deuxième guerre mondiale, reviennent en force et en horreur au moment et au lieu a priori les plus inattendus.

Détournant le nature writing « classique » pour le noircir par la dérive humaine (on songera sûrement à David Vann, par exemple), exprimant le potentiel angoissant de la forêt profonde (à la manière d’un Éric Faye dans « Le mystère des trois frontières » plutôt qu’à celle, extrême, du Grégoire Courtois des « Lois du ciel »), manigançant le point de vue (rarement exprimé, mais tôt manifesté) du tueur avec l’habileté dissimulatrice du Jo Nesbø de « La soif » ou du « Couteau », Andrée A. Michaud assemble avec grand brio des ingrédients relativement connus pour les sublimer par un catalyseur rarissime, fourni par la conjonction de deux regards simultanés que rien n’aurait dû logiquement rapprocher, celui d’un flic obsessionnel au bord de l’implosion et celui d’une pré-adolescente déchiffrant à sa façon une anthropologie vivante du lieu de loisirs, portant ainsi au rouge par son innocence même la fêlure fondatrice – et la mémoire cachée qui l’accompagne – à l’origine de l’idyllique « Bondrée ». En s’ancrant loin et profondément dans une mythologie oppressante de l’effacement mémoriel fautif, le roman noir gagne sa puissance dévastatrice, entre apparences relativement ordinaires et brutale confrontation au crime et au sang.

Rapidement, ma mère avait allumé le plafonnier, refusant que le mauve se transforme en obscurité, puis elle avait sorti le baloney, la moutarde, le pain tranché. Nous devrions nous contenter de sandwichs et elle ne voulait pas entendre un mot de protestation. Mon frère et moi, on s’était regardés, évaluant les risques de la faire exploser si on osait ouvrir la bouche. Millie avait enfin rompu le silence en précisant qu’elle voulait du ketchup, pas de la moutarde, et mon innocent de frère en avait profité pour demander qui était mort. Une main s’était abattue sur le pain tranché, Millie avait pleurniché qu’elle ne voulait pas un sandwich écrasé, et ma mère avait murmuré que si l’un de nous s’amusait à faire le fanfaron, elle nous confinait dans nos chambres jusqu’au lendemain. C’était clair, quelqu’un était mort, sinon maman n’aurait pas détaché chacune de ses syllabes, ainsi qu’elle le faisait toutes les fois qu’elle paniquait, car ma mère paniquait calmement, en écrasant un sandwich ou une tomate, en coupant méticuleusement une carotte, dans un sens puis dans l’autre, méthodiquement, jusqu’à annihilation complète de la carotte, pendant que sa plaque rouge s’élargissait au milieu d’une pâleur ne se manifestant que quand la panique était sur le point de céder à l’hystérie.

Andrée A. Michaud - Bondrée- Rivages Noir
Hugues Charybde le 31/01/2021

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Andrée A. Michaud