L'AUTRE QUOTIDIEN

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“Baltiques”, l'intégrale du Nobel suédois Tomas Tranströmer, en Poésie Gallimard

Les quatorze recueils incisifs et envoûtants du plus grand poète suédois contemporain.

Quatorze recueils de poèmes, publiés entre 1954 et 2004 : c’est la partie centrale du legs extraordinaire que nous confie le Suédois Tomas Tranströmer, prix Nobel de littérature en 2011, décédé en 2015. La récente édition française des œuvres complètes chez Poésie Gallimard, sous le titre de « Baltiques », vient compléter celle réalisée au Castor Astral en 2011 en lui ajoutant l’ultime « La grande énigme » de 2004, l’ensemble de la traduction étant confié de longue date à l’empathie et à l’inventivité de Jacques Outin.

ÉPIGRAMME

Les bâtiments du capital, les alvéoles des abeilles africaines, du miel pour la fine fleur. C’est là qu’il avait accepté de servir. Pourtant, dans un tunnel obscur, il déployait ses ailes et s’envolait quand personne ne le regardait. Il devait vivre sa vie.

(Pour les vivants et les morts, 1989)

Découvert en 2012 grâce au recueil « Il pleut des étoiles dans notre lit », où il était échantillonné et associé à quatre autres Scandinaves, la Danoise Inger Christensen, le Finlandais Pentti Holappa, le Norvégien Jan Erik Vold et l’Islandais Sigurdur Pálsson, il avait alors été pour moi légèrement éclipsé par le choc ressenti à la lecture de Pentti Holappa (encore renforcé ultérieurement par le recueil « Les mots longs »). C’est grâce à l’éblouissant éclectisme de Björn Larsson, glissant son hommage profond à la poésie en général et à la poésie suédoise en particulier dans son surprenant polar « Les poètes morts n’écrivent pas de romans policiers », que j’ai eu envie de me plonger plus amplement ((comme dans l’épopée poétique science-fictive « Aniara » de Harry Martinson, d’ailleurs) dans l’écriture de celui généralement considéré, dans le monde entier de la poésie, comme le grand maître de la métaphore – mais pas uniquement, bien entendu, comme nous l’explicitent aussi bien l’avant-propos de Kjell Espmark (« Le secret de cette poésie réside dans l’union inattendue de la vision élargie et de l’exactitude sensorielle ») que la préface de Jacques Outin, introduisant un paradoxal « poète du silence » et la postface de Renaud Ego, intitulée « Le parti pris des situations », en un habile parallèle avec l’ancienne entreprise de Francis Ponge : « Trop humble, Tranströmer, c’est-à-dire trop rieur ; il déclarait discrètement éprouver ce litige en évoquant toutes ces « choses qu’on ne peut écrire ni passer sous silence », désignant ainsi la faille étroite, la ligne de crête où chemine son poème. Surgit l’image poétique qui, dans le bord à bord où elle dispose la chose en son reflet, exprime la nécessité de surmonter cette double impossibilité de dire et de taire. »

Et lui qui essayait de crier sous l’eau
et la masse froide du monde lui entrait
par le nez et par la bouche.

Au microphone, des voix disaient : la vitesse au pouvoir !
La vitesse au pouvoir ! Jouez le jeu. The show must go on !

(« La galerie », in « La barrière de vérité », 1978)

Naviguant toujours au plus près, refusant visiblement les allures trop portantes, de « 17 poèmes » (1954) ou « Ciel à moitié achevé » (1962) à « La place sauvage » (1983) ou « Gondole funèbre » (1996), en passant par exemple par « Visions nocturnes » (1970) ou « La barrière de vérité » (1978), Tomas Tranströmer insère quasiment en permanence ses images fulminantes, d’emblée explosives ou munies d’un subtil effet retard, dans des entames souvent issues, en apparence, d’un quotidien ordinaire qu’il rend ainsi spéculatif et dansant. Saisissant aussi bien des situations de voyage, à Izmir, dans les Balkans, dans le delta du Nil, à Lisbonne ou dans un motel d’Oklahoma, à Funchal ou à Reykjavik, parmi tant de destinations offertes à son écriture, que d’hypothétiques réponses à Gogol, à Schubert, à Vermeer ou à Thoreau, des moments à la voile dans l’archipel de Stockholm ou dans d’autres repaires maritimes et baltiques que des méditations soudaines à la fenêtre d’une île la nuit ou d’une ville dans la brume, le poète transmute intensément tout ce qu’il évoque, jouant du récit comme de la fulgurance, mêlant les formes très courtes – ses « poèmes retrouvés » dans « Prison » (1959), si résonnants avec les « Haïkus de prison » de Lutz Bassmann – à celles davantage étoffées (mais jamais prolixes, au grand jamais), pour nous offrir un extraordinaire labyrinthe au fil du temps, labyrinthe dans lequel la langue (et sa redoutable traduction), sans relâche, entrelace l’intime et le politique, la méditation et l’appel.

UNE SILHOUETTE DE NAGEUR OBSCURE

À propos d’une peinture préhistorique
sur un rocher du Sahara :
une silhouette de nageur obscure
dans une ancienne rivière qui est jeune pourtant.

Sans armes ni stratégies
sans reposer ni même bondir
mais toujours séparée de son ombre :
elle glisse sur le fond du courant.

Il avait lutté pour se défaire
d’une image verdâtre et assoupie,
pour enfin rejoindre le rivage
et ne faire qu’un avec son ombre.

(« Ciel à moitié achevé », 1962)

D’une élégie de 1954 où « la culture est une étape / pour chasseurs de baleine, où l’étranger qui se promène / entre les maisons blanches et les jeux des enfants / ressent chaque fois qu’il respire / la présence du géant assassiné » à un madrigal de 1989 où « je suis diplômé de l’université de l’oubli et j’ai les mains aussi vides qu’une chemise sur une corde à linge », d’une zone limitrophe de 1970 où « des tuyaux de ciment éparpillés lapent la lumière de leurs langues sèches » à une lettre à des amis au-delà d’une frontière de 1973 où « nous nous verrons dans deux cents ans, lorsque les microphones seront oubliés dans les murs de l’hôtel et qu’ils pourront enfin dormir, devenir trilobites », Tomas Tranströmer a créé cinquante ans durant un formidable royaume de densité et de signification, de puissance et d’humilité, rien que pour nous, lectrice ou lecteur.

Tomas Tranströmer - Baltiques - Poésie Gallimard
Hugues Charybde le 28/01/2021

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