L'AUTRE QUOTIDIEN

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Lynd Ward, maître ancien et révéré de tous, s'est fait coffret !

Vient de sortir un très beau coffret regroupant 6 « romans en gravures » de l’Américain Lynd Ward, qui s’installe comme un ancêtre du roman graphique sous les éloges de Will Eisner, Scott McCloud, Alan Moore ou Art Spiegelman.

Si beaucoup de chercheurs, d’auteurs et de journalistes se penchent régulièrement sur les origines de la bande dessinée, de Rodolphe Töpffer et sa « littérature en estampes » : Les Amours de monsieur Vieux Bois (réalisée 1827 et publiée en 1837) à Richard Felton Outcault et son Yellow Kid (1896), en passant par les œuvres de Gustave Doré : Les Travaux d’Hercule (1847), Des-Agréments d’un voyage d’agrément (1851), Histoire pittoresque, dramatique et caricaturale de la Sainte Russie (1854). 

Au 20e siècle, alors que sont déjà publiées les bandes dessinées de Winsor Mccay, Georges Herriman, Frank King…, le Belge Frans Masereel s’attaque à une série de « roman en image », des fictions graphiques réalisées en gravures sur bois. En 2019 et 2020, les éditions Martin De Halleux ont réédité ces œuvres enrichies de préface d’auteurs qui racontent leur lien avec Masereel : Blexbolex sur Le Soleil, Charles Berberian sur La Ville, Idée par Lola Lafon, 25 images de la passion d’un homme par Thomas Ott, L’Œuvre par Loustal ou Mon livre d’heures par Tardi

« Quiconque s’intéresse aux romans graphiques devrait se pencher sur Lynd Ward, un artiste dont les œuvres, même après toutes ces décennies, ont toujours énormément à nous apprendre. » — Alan Moore

L’Eclaireur

Si on redécouvre Masereel avec ces rééditions, Monsieur Toussaint Louverture fait de même avec l’Américain Lynd Ward dans un coffret, L’Eclaireur, réunissant ses « 6 novels in woodcuts / romans en gravures » directement inspiré de Masereel : Gods’ Man (1929), Madman’s Drum (1930), Wild Pilgrimage (1932), Prelude to a Million Years (1933), Song Without Words (1936), Vertigo (1937).

Une boîte réunissant 3 livres luxueux sur beau papier, avec un gros travail d’édition sur les encres & couleurs et un bel appareil critique. Lynd Ward (1905-1985) s’est lancé dans une série d’œuvres inclassable, avec à chaque fois un regard très précis sur son travail et les enjeux soulevés, comme on peut le découvrir dans les postfaces qu’il a écrites à propos de certaines de ces œuvres. On trouve aussi un beau texte d’Art Spiegelman dans ce coffret qui raconte ses rencontres avec l’homme & son œuvre.  

« Ce qui a suscité mon admiration sans réserve, c’est son audace, la confiance avec laquelle il s’attaquait à un langage narratif entièrement neuf. » — Art Spiegelman

Aux frontières de la bande dessinée, Lynd Ward grave ses histoires muettes qu’il compose comme une série de cases narratives. À raison d’une gravure par page qui s’ordonnent et se lisent comme des cases de bandes dessinées, jouant sur les ellipses et la séquence comme toutes les œuvres du 9e art, il construit ses fictions ambitieuses en gravant le bois, expérimentant techniques et rendus, tailles, outils et encres. 

Burins et poinçons

Ses œuvres se présentent comme des fables, des contes contemporains engagés ou militants qui dépeignent les injustices sociales et les rapports de domination à travers le destin de ses personnages. Il démarre par des histoires allégoriques, exotiques, fantastiques puis met en scène l’Amérique des années 30, ses usines, sa misère et le peuple au cœur de Grande Dépression. Ces histoires racontent des destins, des luttes d’hommes et de femmes, avec un rapport constant à la création, à la vocation. 

D’une extrême finesse, la technique de Ward est assez incroyable dès les premières images dans Gods’ Man. Chaque gravure est une illustration qui peut se lire seule, dans sa composition, sa lisibilité et son mouvement. Visions de villes incroyables, de nature luxuriante, rien de résiste aux burins et poinçons de l’auteur même si c’est dans les corps que tout son talent se révèle. Des corps érotiques, vivants ou abimés, fatigués, des forces de la nature ou créatures fantastiques, des nus réalistes aux forces de l’ordre sorties d’un même moule… Lynd Ward grave ses histoires dans les corps, imprime failles et rondeurs dans le bois comme dans la chair, dans un prolongement physique et sensuel du geste technique. Une esthétique symboliste, expressionniste qui emprunte aussi au précisionnisme pour donner vie à ses visions oniriques et fantasmées. 

« Les œuvres de Lynd Ward sont celles d’un précurseur qui demeure sans doute le plus fascinant conteur visuel du vingtième siècle. » — Will Eisner

Le chaînon manquant ?

Will Eisner convoque Lynd Ward dans la préface d’un Pacte avec Dieu (A Contract with God 1978), premier album qui utilise le terme « A graphic novel » sur sa couverture. Une stratégie éditoriale pour sortir l’album des rayons jeunesse et humour où étaient habituellement placées les bandes dessinées aux USA, mais pas uniquement.  Considéré par ses pairs et par les fans comme l’un des plus grands dessinateurs du médium, Will Eisner qui avait mis de côté son activité d’auteur au profit de la publicité et de la réédition de ses œuvres précédentes revient avec un regard neuf sur le comics et va changer l’histoire du 9e art.

Les histoires de Lynd Ward apparaissent alors comme les « chaînon(s) manquant(s) » pour le théoricien et auteur Scott McCloud, dans l’histoire de la bande dessinée : entre art, bande dessinée, ou encore de ce qu’on peut étiqueter roman graphique. 

Thomas Mourier le 26/01/2021
Lynd Ward - coffret l’Eclaireur - éditions Monsieur Toussaint l’Ouverture