Léo Strintz mène la danse au club Lucifer
Dans le night-club scénarisé en permanence de Lucifer, lorsque la distinction entre artiste, figurant et badaud a implosé, lorsque l’intériorité a été vendue ou volée en désespoir de cause, nul ne vous entendra crier. Un roman littéralement sidérant.
Les feuilletons personnels n’avaient jamais été aussi nombreux – et à un certain niveau, ici, dans la ville narrative, ils n’avaient jamais été aussi aboutis. La nuit tombait, et comme à chaque nuit, c’était le grand travelling qui commençait ; ainsi, l’on allait d’hélicoptère en hélicoptère entre chaque homme, entre chaque incarnation, entre chaque, non pas point de vue – car il aurait fallu être bien naïf pour ne pas avoir compris, depuis le temps, que le seul et véritable point de vue était celui du travelling même et de son roi – mais entre chaque élément sciemment torturé de la fresque ; et cela constituait un divin montage alterné, une constellation de plans aériens où les habitants ne nécessitaient aucune présentation. Tout le monde les connaissait déjà. Les rues, souvent, portaient leurs noms.
De ce fait, pour beaucoup, la tentation était trop forte ; pour beaucoup, la ville se résumait à cet instant précis au cœur de la nuit, lorsque l’ivresse et la fatigue réunies s’accordaient pour mieux suggérer, à l’oreille du voyageur hébété, qu’il laissât derrière lui toute identité et, mieux, abandonnât aux bras de l’obscurité le secret le plus fondateur de sa vie ; pour beaucoup, indubitablement, la ville, c’était cet instant-là, exprimé éternellement. La fin de la nuit ivre, conclue sur l’abysse de l’être, où l’on ne songeait pas juste à vendre son âme, mais où l’on se risquait à ne même plus la retenir. Parce qu’ici, plus que n’importe où ailleurs, une âme, ça se retenait, et quiconque ayant traversé au moins une fois ces terres l’avait forcément éprouvé avec chaleur et avec force ; ici, la nuit engloutissait tous les remords et les non-dits, elle était l’œuvre, où le roi attendait que l’on tombe, elle était le royaume, où l’on abandonnait d’être un monde, et c’était bien cela de quoi la nuit vivait : des mondes, que les corps avaient fini par lâcher.
Hollywood mutante dédiée de facto à la réalisation permanente de l’hybridation ultime entre séries télévisées et télé-réalité, la Ville est devenue depuis quelques années la ville du Feuilleton. Tandis que débutantes et débutants y affluent, tout emplis de l’espoir d’apparaître à l’écran et d’y influencer, même de manière minuscule, un décor ou – soyons fous ! – une intrigue, abandonnant d’emblée, avec la force de l’évidence, tout droit à l’image au bénéfice de la production, le Roi, Brandon Marsac, maître absolu (ou presque) de cette cité de la Joie et de la Peur, Mecque post-fictionnelle du divertissement érigé en idéal absolu, avec ses équipes de producteurs exécutifs et de techniciens, malaxe au quotidien la pâte humaine et mécanique pour extraire de l’ordinaire des arcs narratifs les plus extraordinaires possibles. Face à cette toute-puissance ubiquitaire, deux célébrités locales (et bien davantage, du fait du retentissement national voire planétaire du Feuilleton) semblent toutefois pouvoir incarner le retrait ou l’opposition : Lo De Lilla, ancienne vedette de la série ayant su la quitter volontairement trois ans auparavant, de retour en ayant semble-t-il inventé une nouvelle forme d’art contemporain susceptible de rendre obsolètes les prétentions conquérantes de la télé-réalité sérialisée ; Magnus Gansa, acteur ambigu et réticent, natif de la cité, impliqué dans certaines des composantes les plus secrètes du grand œuvre royal, et pourtant en retrait volontaire également, depuis quelque temps et, incidemment narrateur de l’ensemble monumental que représente « L’empire et l’absence ».
Arrivé plus bas dans la rue, il me faut désormais traverser les équipes occupées à se déplacer entre leurs différents sujets, les directeurs de segments, parmi les cadreurs et les perchistes, résumant les séquences et les répliques marquantes, notant les événements en face des timecodes correspondants, et tous, sans exception, grimacent de cette présence qu’il faut éviter de capturer dans le cadre : la mienne. Le risque, comme toujours, serait de trahir l’esthétique du roi, pour qui il n’existe pas d’aveu à la clarté plus terrible que celui du visage flouté, à ses yeux moins la dissimulation d’une identité qu’un voile levé sur le refus de son empire. Or, cela n’a jamais changé, mon visage exige d’être flouté, de la même façon que, malgré l’irrésistible ascension de Brandon Marsac, plusieurs centaines d’habitants rejettent encore l’idée de rejoindre son histoire, et aussi minoritaires soient-ils, plus, même, minoritaires sont-ils, et plus cela l’éprouve dans sa douleur centrale, dans son écueil fondamental. Oh, mais qu’importe : certains s’accrochent à leur droit inaltérable de lui dire non, et si j’ai le droit, moi aussi, de le faire, c’est car, contrairement à Marsac, je suis né ici. Un luxe, en vérité, puisque depuis deux ans, le droit de séjour dans la ville n’est plus accordé qu’à la condition de céder son image au roi, loi jugée naturelle tant il est ici autant le principal créateur d’emplois que le premier fournisseur de destin, lui qui à une époque de la robotisation engendra énormément de professions en misant sur le secteur du feuilleton…
La lectrice ou le lecteur peinera sans doute comme moi à croire que cet extraordinaire « L’empire et l’absence », publié en septembre 2020 chez Inculte Dernière Marge, puisse être le premier roman de Léo Strintz, tant ces 650 pages brillent de maestria textuelle et d’ambition solidement étayée. Nourri certes en apparence de davantage de télé-réalité et de cinéma que de littérature proprement dite, un souffle soigneusement dérangeant parcourt cette saga, où de lointains descendants sur-scénarisés de celle de Tonino Benacquista auraient pris chair et emprise sur un réel à vendre. Entre les obsessions marchandes et marketing du segment of one et la tendance de fond à l’instagramatisation de la société, en extrayant d’abord des réseaux sociaux leur permanente mise en scène de soi (mise en scène de soi dont le serveur de café sartrien fournirait bien une forme préhistorique) plutôt que l’évaluation tous azimuts et galopante qui travaille au cœur, par exemple, les nouvelles de Norbert Merjagnan ou de Ketty Steward dans le recueil « Au bal des actifs », la prose vertigineuse du Gary Shteyngart de « Super triste histoire d’amour » ou le désormais célèbre épisode « Nosedive » de la série « Black Mirror », Léo Strintz s’est permis d’emblée de nous lancer avec lui dans une subtile escalade par la face nord, entre les pièges des miroirs et ceux des labyrinthes : celle des ultimes conséquences contemporaines – et pas uniquement esthétiques et intellectuelles – de « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1936) de Walter Benjamin, escalade soutenue en sous-main par Guy Debord, par Jean Baudrillard ou par le Boris Groys de « Staline, œuvre d’art totale ».
De cette crise était né le roi. De cette crise était né son grand feuilleton, qui promit à ces vies cristallisées sur les réseaux, à cette solitude pourrissante, à cette absence cruelle de destin, la possibilité non pas d’être entendues – car quiconque, aujourd’hui, pouvait être entendu – mais d’être imbriquées et intriquées entre elles. Le feuilleton fit ce pari de former une histoire à travers la vie intime des hommes ; il se présenta, en quelque sorte, comme un pacte social de représentation, une union des points de vue pour faire coïncider l’éparpillement des récits et nourrir une même vision – et ce fut au roi de jouer le rôle de liant entre ces sources narratives et de garantir une cohérence générale, de certifier une satisfaction finale.
Au bord du fleuve, dans des décors de West Hollywood et de Beverly Hills qui auraient été subrepticement retravaillés, juste sous notre ligne de perception, par des techniciens familiers de l’expressionnisme allemand ou du gothique terminal de « Gormenghast », les habitants du mirage se confrontent à l’insu de leur plein gré à une poussée invasive de marchandisation fonctionnelle, celle qui découle d’une mort revendiquée de la fiction et d’un essoufflement de la narration, par automatisation – celle entraperçue déjà chez le Philippe Vasset de « Exemplaire de démonstration » ou l’Antoine Bello de « Ada ». Crise de l’écriture, obsolescence de la narration, dissolution de la fiction d’une part, crise de l’identité, de l’intériorité et de la mémoire d’autre part (le Benjamin Fogel de « La transparence selon Irina » n’est pas si loin, et la fonction doublement critique du dessin animé d’enfance, véritable fil rouge de la narration sauvage de « L’empire et l’absence », mériterait une analyse complète en soi) : les âmes en peine, errant entre les statuts non-dits d’artiste, de figurant et de simple badaud, ayant abandonné leur présence mobile comme, à terme, les images fixes de leur psyché la plus intime, sont bien perdues ici – qu’elles le sachent ou non. Prisonnières d’une jouissance obsessionnelle et généralisée de l’instant présent, ouvertes – béantes – à la mise en fantasme (une esthétique politique de l’implant mammaire est l’un des plus terrifiants clins d’œil souterrains de « L’empire et l’absence ») comme horizons ultimes et littéraux des termes même de storytelling et de showrunner, ces âmes seraient-elles déjà mortes ?
Au loin, justement, je peux distinguer Sixtine, perchée sur un arbre, un sein à l’air et des griffures dans le cou, alors qu’une poignée de garçons la supplient de leur accorder une autre audition. Naturellement, un hélicoptère tourne autour d’elle, comme une ombre, non pas protectrice de sa personne mais lui réservant avec tendresse le pire, ici assez éloigné pour que le bruit des hélices n’envahisse pas ses oreilles et que ses cheveux ne soient pas trop soulevés par le vent. Puis, moins obstinés que le roi, les garçons et leurs signaux s’avouent vite défaits et se dispersent, vers le nord de la carte, à l’assaut des derniers tournages, bien déterminés à influencer une histoire avant de laisser la nuit se refermer. L’hélicoptère entame alors sa longue montée dans le ciel tandis que sa caméra, sous le cockpit, pivote en ma direction tel l’index divin de Marsac sur le point, je le sais, de doucement se replier. Désormais suffisamment distancé de la terre ferme, le maître des récits personnels peut s’endormir.
Entre subversions perverses de l’innocence et ambiguïtés tragiques de la fascination et du mimétisme, entre le Marshall McLuhan de « La mariée mécanique » et un Don DeLillo omniprésent jusque dans le nom de la protagoniste principale, entre le Bruce Bégout du « ParK » et le Giorgio Agamben du camp comme unique perspective de la vie nue, en quête justement désespérée d’un plan d’évasion qui aurait chuté de « Prison Break » vers Adolfo Bioy Casares, le soap opera lancé ici à l’assaut des mondes extérieurs et des univers intérieurs dessine un univers cru, tissé d’arcs principaux et d’arcs secondaires (vocabulaire sérialisé ayant contaminé, entre autres, une certaine critique littéraire depuis déjà un certain temps), installé à demeure dans une symbolique du gavage et de l’empiffrage à outrance – matérialisée avec un rare sens de la farce instantanée par le cornet de frites en summum du cool management des cool companies -, ayant même dépassé l’ancienne question vitale de l’audimat. Comme le dit l’auteur dans son superbe entretien avec Alain Nicolas dans L’Humanité (ici), « créer de la série à partir de la matière documentaire, injectant les codes du soap opera dans les souffrances du réel, crée quelque chose de très puissant ». Et c’est ainsi que ce roman ambitieux et sauvagement imaginatif nous entraîne juste au bord d’un abîme aussi jouissif que (presque) insoutenable de justesse.
Le ciel s’est obscurci lorsque nous atteignons l’université, divisée en une vingtaine de bâtiments s’étendant sur toute une partie du flanc bas de la colline. Première fierté de la ville avant l’arrivée de Brandon Marsac, l’université demeure, à ce jour, la seule institution où le roi n’a pas su pénétrer – ou plutôt, tout du moins, de laquelle il a accepté de rester à distance. Aussi, chacun, propriétaire ou non de son droit à l’image, peut aller et venir sur ce campus circulaire, retraite de verdure du feuilleton, refuge prétendument noble, sans se risquer aux mains du récit – et DeLilla ne se gêne pas, ici comme chez elle, pour foncer droit vers le laboratoire de neurosciences. Situé au sommet d’une butte, il se déploie sur six étages, dont la moitié sous terre, et à son approche je zigzague entre ces étudiants incertains sur la pelouse, répartis en une succession de cercles méditant sur une journée que, dans la fraîcheur nouvelle du mois de novembre, plus personne ne sait très bien comment achever.
C’est là, en apparence, un havre de paix, un temple à l’abri des sombres influences extérieures. En apparence, seulement – car cette séparation, cette frontière, entre le roi et le monde universitaire ne s’est pas établie sous l’impulsion intellectuelle d’une résistance forte et courageuse, mais à travers le refus hautain d’une université qui s’était au départ réellement imaginée plus grande que ce nouveau et incompréhensible feuilleton. Par conséquent, bien qu’il soit convenu de prétendre chez les étudiants et le corps enseignant le contraire (j’ai eu tout le temps, en ces deux derniers mois, de m’en apercevoir), c’est tout à fait à contrecœur que ce lieu est devenu « une lueur parmi l’obscurité » – et si l’orgueil des instances dirigeantes les empêche, aujourd’hui, de faire marche arrière, il va sans dire qu’à refaire, mon Dieu, ils auraient tout vendu : leur travail, leur territoire, leur personnel. Ils auraient pleinement collaboré. Seulement, à l’époque, ils n’avaient simplement pas pu imaginer – et ils n’arrivaient d’ailleurs toujours pas à le faire – que cette agglomération, cette ville, qui s’était autrefois fondée autour de l’université, finirait un jour par se retourner contre elle. Comment auraient-ils pu le deviner ? Mon pauvre père, lui non plus, n’y avait jamais cru.
Léo Strintz - L’Empire et l’absence - éditions Inculte, collection Dernière Marge,
Hugues Charybde le 30/09/2020
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