L'AUTRE QUOTIDIEN

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Habiter en oiseau dans un sombre futur

Quand le croissant de lune s’est levé à l’horizon, vers trois heures du matin, je roulais vers le sud en écoutant la radio. J’essayais de lutter contre le sommeil en vidant un thermos de café, en me concentrant sur les voix quand j’ai entendu celle de Vinciane Despret, une philosophe qui s’intéresse de très près aux oiseaux.

Aux oiseaux d’abord, mais aussi à ces théories très étranges que les ornithologues échafaudent pour expliquer leurs chants de tel ou tel oiseau, ses migrations et le rapport particulier qu’il entretient avec son territoires. Et d’un seul coup, à 80 km/h sur les routes de Dordogne, c’est le chant du merle qui a résonné dans la nuit, prenant la place des voix humaines. Un chant très simple, quelques variations à peine entrecoupées par des fractions de silence. C’était seulement de la beauté, une beauté élémentaire qu’une philosophe était venue partager avec des milliers d’auditeurs, sur France Inter. Et dans la nuit ça venait écarter l’énorme pesanteur de nos problèmes humains.

J’ai monté le son pour écouter le merle encore plus fort. Avant les mots de Vinciane Despret que le chant a fait rire : « Il est drôle. J’ai l’impression que c’était un jeune merle parce que ses séquences étaient relativement courtes, mais on trouve déjà la marque de ce qu’il fait. Peut-être que je me trompe en disant que c’est un jeune. J’ai eu un jeune merle cette année-ci dans les environs. Et j’avais l’impression que les chants étaient légèrement différents. Alors pourquoi je ris ? D’abord parce que ça me met en joie. Donc je ris. Mais aussi parce que je reconnais les deux marques particulières du merle. La première, c’est faire varier chaque séquence, donc toujours inventer la séquence suivante. Et la deuxième c’est se taire, écouter ce que l’autre répond, se taire à nouveau comme si on réfléchissait, et puis reprendre à nouveau la conversation. »

Merveille des merveilles. Au milieu de la nuit, les paroles d’une philosophe à l’écoute des oiseaux pendant qu’à l’est du ciel, un immense croissant de lune s’élève juste au-dessus de l’horizon. J’ai coupé le moteur, ouvert les fenêtres et mis mon siège en position allongée pour écouter Vinciane Despret les yeux fermés. Presque à la fin de l’émission, elle en vient à parler de Virginia Woolf. « Dans son journal, en 1918 ou 16, je ne sais plus, mais on est en plein milieu de la guerre, elle écrit : « Le futur est sombre, ce qui est la meilleure chose qu’un futur puisse être. » C’est bizarre comme phrase. En plein milieu de la guerre ! Et puis quand on analyse cette phrase, on se rend compte de ce qu’elle veut dire par Sombre. Bien sûr c’est sombre, mais c’est aussi opaque, c’est-à-dire on est dans le noir, donc on ne voit pas tout ce que le futur recèle comme possibles. Et donc le fait que le futur soit sombre, ça veut dire qu’il y a des tas d’ouvertures possibles. Et c’est à nous, il nous revient, il nous appartient, d’essayer de privilégier, de faire exister, de faire sentir, de cultiver, de nourrir ces possibles-là plutôt que par exemple des futurs tragiques. Donc la responsabilité nous appartient en bonne partie. Et donc qu’est-ce que nous allons raconter du présent et du passé qui va nourrir quelque chose de possible dans le futur ? Et ça c’est Isabelle Stengers aussi qui me l’a appris. Elle disait « Fabuler, ce n’est pas décoller du réel, ce n’est pas rompre avec la réalité, c’est chercher dans ce qui n’est pas perçu, ce qui est inaperçu, ce qui est peu perceptible, des choses qui peuvent être activées de façon à ce qu’elles deviennent possibles. » Passionnant.

Je crois, je sais que j’aime cette femme et ce qu’elle nous raconte. Profondément, sa pensée me bouleverse, que j’avais découverte l’an dernier en lisant son livre, «Habiter en oiseau». Je suis seul, garé au bord d’une nationale à écouter la radio sous la lumière de la lune et je commence à jubiler. « Les oiseaux sont profondément sociaux, explique la philosophe. Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas de blessés ? Pourquoi est-ce qu’il y a tant de conflits ? Pourquoi est-ce qu’ils semblent chercher le clash à la frontière ? Parce qu’ils aiment ça ! Parce qu’ils aiment sortir d’eux-mêmes, comme nous. Ils ont besoin de stimulations sociales. Les territoires sont des dispositifs d’enthousiasme.» Et chaque phrase qu’elle prononce décuple l’enthousiasme qu’elle a fait naître en moi, il y a presque une année. Comment la remercier ? Je ne sais pas. Ses paroles vont me porter dans les jours qui viendront. Elles ont changé en profondeur mon rapport aux oiseaux, m’ont consolé quand ma jeune chatte a dévoré le rouge-gorge qui veillait autour de ma cabane.

Habiter en oiseau, c’est laisser les lieux chanter à travers nous, nous dit Vinciane Despret. « Je suis entourée de gens qui commencent à donner du courage, parce qu’il nous faut du courage pour oser dire que les oiseaux connaissent l’espoir ou qu’ils ont du courage. »

Tieri Briet

Habiter en oiseau, Vinciane Despret, Actes Sud, 2019.



Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il a grandi à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu voyageur-ferrailleur pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Il écrit pour la Revue des ressources, Ballast et L'Autre Quotidien en continuant d'explorer la Bosnie, le Kosovo et l'Albanie pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ».

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