L'AUTRE QUOTIDIEN

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Réflexions sur le tout à l'ego avec Talia Chetrit à l'heure des réseaux

Showcaller, le titre du livre fait référence aux stratégies de contrôle et de performance, ainsi qu'à la nature théâtrale du travail de Chetrit. Une photo granuleuse de l'artiste, un collant tiré sur le visage et regardant avec confiance directement dans l'appareil photo, apparaît sur la couverture. Comment voir et quoi montrer… 

Talia Chetrit a commencé à prendre des photos à l'âge de treize ans, au milieu des années 1990, en tournant l'appareil photo vers elle-même et des sujets immédiatement à sa portée, comme ses amis et les membres de sa famille. Ses photographies sont souvent centrées sur le corps humain, à commencer par le sien ; mais sa pratique va au-delà du simple portrait, puisqu'elle continue à explorer le médium de la photographie. Une grande partie de son travail embrasse sans crainte la liberté de la sexualité féminine, modifiant finalement la dynamique du pouvoir de la perception dans la représentation des corps.

Showcaller comprend des photographies tirées de plus de deux décennies de travail artistique, couvrant un certain nombre de projets et de séries distincts. L'échantillon rétrospectif (réalisé à l'occasion d'une exposition au Kölnischer Kunstverein au début de 2018) documente l'évolution de la relation de Chetrit avec la forme humaine d'une manière ludique, parfois ouvertement honnête, mêlant confortablement le privé et le public. Le titre du livre fait référence aux thèmes du contrôle et de la performance, ainsi qu'à la nature théâtrale du travail de Chetrit. En ouvrant le livre, on trouve un portrait de Chetrit plus petit et bien cadré, avec un maquillage exagérément brillant. Son regard audacieux et confiant et son sentiment de contrôle dans les deux plans définissent l'atmosphère de la narration visuelle à venir. Les photographies du livre sont mélangées entre les périodes et les séries, et comprennent des portraits de ses parents et de ses amis adolescents, des photos de mode, des photos de rue, des natures mortes, des scènes de sexe et même des photos de meurtre mises en scène.

Pour Chetrit, la photographie est un outil pour s'observer et s'étudier. Ses autoportraits comportent nombre miroirs et surfaces réfléchissantes, rappelant le travail de Janice Guy, et sa franche investigation de la sexualité la rapproche des premiers photographes féministes des années 1960 et 1970 qu’elle évoque sans les citer comme Valie Export. Dans une image, on la voit nue dans une combinaison en plastique transparent (habillée ou non), les jambes écartées à côté d'un piano, la lumière du soleil tombant sur son corps alors qu'elle dirige l'appareil photo vers le miroir. Elle regarde ouvertement et s'offre, un acte performatif devant l'appareil photo où elle est à la fois le photographe et le sujet. Ses photographies exposent souvent les parties les plus intimes de son corps, d'une manière qui ressemble à un jeu de rôle séduisant ou à une rupture de genre. Dans une photographie, elle est dans un haut noir avec des trous découpés pour exposer ses seins et ses jambes sont ouvertes car elle ne porte pas de sous-vêtements. La photo en noir et blanc de la série suivante montre un siège de vélo noir appuyé contre le mur blanc, créant une juxtaposition érotique évidente. Sur d'autres photos, elle porte un jean réduit à des coutures et des ourlets, enveloppe son corps nu dans du film plastique ou des chaînes métalliques, ou interrompt des vues suggestives de son entrejambe avec un vase en verre ou le déclencheur de son appareil photo. Dans chaque cas, elle nous déséquilibre délibérément et affirme sa propre autorité pour contrôler l'échange.

Chetrit intègre souvent le déclencheur de l'appareil photo et le trépied dans ses images, mettant ainsi en évidence l'environnement mis en scène des photographies. Dans les récentes photographies Untitled (Outdoor Sex #1 et #2), elle et son petit ami font l'amour dans une prairie ensoleillée, le long fil du déclencheur et la jambe du trépied brisant la scène naturiste idyllique. Il est clair qu'elle continue à se pousser dans des espaces personnels plus difficiles et moins confortables, testant les limites du regard et de l'observation. Une série de photographies au centre du livre provient de la série I'm Selecting, et ont été prises dans les rues de New York. Elles sont imprimées sur un papier légèrement plus crémeux qui les distingue du reste de la monographie. Les images serrées, toutes de la même taille, dépeignent des foules affairées et une vie de rue dynamique, avec des échos répétés des angles et des V des jambes des piétons qui marchent. Un reflet subtil de l'artiste, nue à partir de la taille, apparaît dans l'une des prises de vue, superposant son corps sur les foules en dessous.

En tant qu'album photo, Showcaller est élégant et simple ; sa conception et sa mise en page nous permettent de nous concentrer sur les photographies et leurs provocations passionnantes et souvent inattendues. Chetrit propose des portraits visuels expressifs, partageant avec le spectateur son analyse de soi et sa vulnérabilité, et affirmant également son droit à se faire voir. Elle représente une voix importante dans une génération de femmes photographes qui explorent et revendiquent férocement le corps féminin. Ses images carnassières et immodestes ramènent dans la conversation l'importance du regard féminin, la politique du regard et le pouvoir de l'intimité. L’essentiel de sa démarche consiste donc à mettre le scopique et son medium (l’œil de la photographie) au centre du dispositif conceptuel en vue de faire céder les fondements déjà bien ébranlés de l’image en général et de la photographie en particulier. Et cela déjoue du même élan toute tentative de lecture pornographique de l’œuvre, sauf chez les robots crétins de Facebook. Mais cela, c’est la norme d’un monde qui paye pour étaler les pires conneries façon Trump.

Jean-Pierre Simard le 3/06/2020
Talia Chetrit - Showcaller - Mack Book publishing 2019