L'AUTRE QUOTIDIEN

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Aux frontières du Congo belge avec Paul Kawczak

Dans l’ombre subtile de Joseph Conrad, au cœur de la ténèbre coloniale du Congo de Léopold II, le roi assassin, un extraordinaire démantèlement  amoureux et métaphorique.

À coup de chicotte, Henry Morton Stanley achevait de tuer un homme. Un jeune porteur, quinze ans peut-être, un Bembe de Mindouli, recruté à Matadi. Pas le temps de comprendre. La peau douce partout éclatée. Les hautes herbes éclaboussées de cris, de larmes et de sang rose. Les chiens mirent un certain temps avant de relâcher les membres sveltes et inanimés. Le garçon avait eu plus peur d’eux que de la mort, les chiens l’avaient toujours effrayé. Le corps fut laissé là.
La caravane se remit en marche. Cinq-cent-soixante-cinq kilomètres environ – selon les estimations de Stanley – avaient été gagnés sur le mystère africain depuis le début de l’expédition. On imagine à peine quel degré de haine pouvait, en 1883, à la solde du roi des Belges Léopold II, motiver une telle progression d’hommes dans les jungles de l’Afrique équatoriale. Une haine blanche, malade, grelottante dans l’insupportable chaleur, fiévreuse, chiasseuse, cadavériquement maigre et exaspérée à la dernière extrémité par les insectes humides et criards. Une haine blanche assoiffée de pays qu’elle haïssait comme sa propre vie, qu’elle haïssait comme on aime, obscène et frissonnante d’excitation.
Stanley n’avait eu aucune raison particulière de tuer ce porteur. Stanley était un explorateur. Stanley avait retrouvé Livingstone. Stanley était un aventurier. Stanley était mondialement connu. Stanley était un monstre. Un minotaure creusant son labyrinthe, exigeant corps et terres à mesure que croissaient sa gloire et sa puissance. Le minotaure est le monstre d’un roi. Le roi est le monstre d’un monde. Le monde dévore ses enfants. Ainsi commença l’histoire de l’Occident. Ainsi s’achèvera-t-elle. En Afrique subsaharienne, dans les années 1880, les mugissements de haine de Stanley annonçaient aux hommes l’effondrement à venir et les morts par millions.
L’histoire qui suit n’est pas celle des victimes africaines de la colonisation. Celle-ci revient à leurs survivants. L’histoire qui suit est celle d’un suicide blanc dans un monde sans Christ ; celle d’un jeune homme oublié dans un labyrinthe de haine et d’aveuglement ; l’histoire du démantèlement et de la mutilation de Pierre Claes.

Janvier 1890 : le jeune géomètre belge Pierre Claes quitte Anvers pour le Congo du roi Léopold II, mandaté par celui-ci pour établir et valider la frontière nord de son territoire, là où les cours fluviaux du Congo, puis de l’Oubangui, puis de plus modestes affluents encore, ne suffisent pas à marquer de manière évidente la frontière derrière laquelle attendent, supposément prêts à bondir, militaires français ou colons britanniques pour qui l’immense propriété privée, malgré le récent congrès de Berlin, est conçue pour être le plus possible rognée à ses marges.

Ce n’était ni Mason, ni Dixon, mais c’était tout de même un géomètre. La conférence de Berlin avait découpé l’Afrique en une parodie de la justice du roi Salomon, au goût de la férocité moderne. Or, en l’absence de la pitié d’une mère, les majestés occidentales tranchèrent à vif la chair ; ainsi faisait-on des terres africaines en 1885. Toutefois, une question pragmatique demeurait : comment arrêter, dans la réalité d’espaces immenses, les frontières d’un continent invisible à l’œil blanc ? La conférence de Berlin n’avait posé qu’un partage théorique des terres africaines, elle avait décidé des règles floues et voraces suivant lesquelles le continent serait mutilé.
Angleterre, France, Belgique, Italie, Portugal, Espagne, Allemagne se lancèrent sans réserve dans la dévoration. Hommes, femmes, plantes, bêtes, terres, eaux, sol, ciel, tout était bon à prendre à cet inconnu luxuriant. Toute une civilisation bourgeoise, mâle et malade, étouffée de production, exsangue d’action, faisandée de rêves en chaque crâne, se dépensa avec érotisme et violence dans un fantasme de terre femelle et primitive, de nouvelle Ève noire à violer dans la nuit blanche, sans relâche, la saignant de toutes ses richesses, bafouant sa tendresse de mère en criant la mort vide à sa face de déesse indolente. Des hommes féroces en remontèrent les fleuves, en traversèrent les déserts, les savanes et les forêts, et fatalement, se rencontrèrent.

Publié à La Peuplade en 2020, « Ténèbre », le premier roman (après les micro-récits de « Un long soir » en 2017) de Paul Kawczak se place d’abord très franchement sous le double signe du « Congo » et du « La bataille d’Occident » d’Éric Vuillard, maniant une acidité comparable en replaçant l’horreur colonisatrice avide, habillée ou non de bons sentiments « civilisateurs », à sa juste position d’annexe précocement mondialisée des rivalités géopolitiques et économiques des grandes puissances. Rapidement toutefois, l’ironie acérée laisse la place à un engagement charnel confinant au fantastique, alors que les fantômes historiques authentiques – à l’exception toutefois d’un certain Józef Teodor Konrad Korzeniowski, qui écrira bien plus tard, sous le nom de Joseph Conrad, une novella intitulée « Au cœur des ténèbres » évoquant un certain Kurtz, tout au bout du fleuve – s’effacent devant un père adoptif brugeois et absent, ravagé par les amours et devenu médecin baroudeur professionnel, un mécanicien indigène exceptionnellement aventureux – et sa petite sœur -, un jeune voyageur nord-africain, érudit et poète, un couple d’utopistes religieux et révolutionnaires écossais ou, surtout, un maître tatoueur et tortionnaire chinois, avec sa cassette de bois rare ornée du seul couple d’idéogrammes 暗黑.

Le jour allait se lever et Vanderdorpe fumait toujours. Il n’avait pas dormi de la nuit. À vrai dire, il ne s’était même pas couché. Il avait passé et repassé en boucle dans sa tête les images de la veille. Le corps anéanti et mourant de Georges-Antoine dangereusement ballotté au-dessus de l’eau par les indigènes qui le hissaient difficilement sur le pont du vapeur. L’indifférence de l’équipage à qui était confié le jeune Klein et qui le considérait avec la même impassibilité qu’il avait considéré la viande d’hippopotame séchée que l’on avait ensuite chargée à bord. Et les yeux du petit, vivants de terreur dans ce corps déjà mort et qui eût crié pour appeler sa mère s’il en eût eu la force. Deux yeux clairs, ronds ouverts sur l’horreur, effroyablement seuls et qui, sans cérémonie, quittaient à jamais la terre pour embarquer sur ce fleuve des Enfers où ils allaient s’éteindre. Georges-Antoine Klein, jeune fonctionnaire belge, se noyant dans la mort, dans les excréments et le sang, sans même pouvoir battre des bras en guise de rage ou d’adieu, sombrant dans les jungles liquides et bouillantes de l’Afrique noire, alors même que des milliers d’autres, aussi coupables que lui, s’agitaient dans une entreprise générale de néant, de suicide et de meurtre, en laquelle ils vivraient et, peut-être, trouveraient leur salut. Mais peut-être allait-il vivre ? On en avait vu d’autres, que l’on donnait pour morts, s’en sortir, et même revenir, à la surprise de tous, reprendre leur poste, retrouver le jeu des primes et des promotions, et raconter, soir après soir, que désormais ils n’avaient plus peur. Vanderdorpe repensa au capitaine à l’accent si marqué, d’origine polonaise indubitablement, lui seul avait semblé encore humain dans ce monde perdu. Il avait même salué les travailleurs noirs qui attendaient pour l’amarrer. Vanderdorpe ralluma sa pipe et revit une fois de plus la scène de l’embarquement du malade. Les yeux de Klein luirent de nouveau devant lui.

Davantage encore que « The African Queen » (1951) de John Huston, ce sont sans doute le documentaire « Congo River » (2005) de Thierry Michel et les récits de Guillaume Jan (« Traîne-savane » en 2014, « Samouraïs dans la brousse » en 2018 et bien entendu « Le baobab de Stanley » dès 2009) ou de Christian Dedet (« La mémoire du fleuve », 1984) qui entrent le plus en résonance avec la manière rare dont Paul Kawczak raconte son écheveau de périples personnels finalement placés sur des trajectoires de collision, malgré les décalages de temps et de distance. Retravaillant sans façons mais avec un impressionnant brio les significations de « L’horreur ! L’horreur ! » rendues célèbres dans le monde entier depuis une certaine transposition sud-est asiatique en 1979, il établit un réseau serré de correspondances presque baudelairiennes entre les différentes trames de son écriture, toutes se répondant entre elles à distance – certaines pouvant nous emmener aussi loin, par exemple, que vers « La voix des morts » d’Orson Scott Card , vers le Wilhelm Reich réagencé du « Mystère de l’inquisiteur Eymerich » de Valerio Evangelisti, ou vers le « Lanark » d’Alasdair Gray, avec la question centrale du savoir aimer – pour nous conduire à la réalisation du programme annoncé sans ambages dès la deuxième page : « le démantèlement et la mutilation d’un homme », comme métaphore suprême et retournée du fait colonial dans toute sa brutalité stupide et avide – mais pas uniquement comme cela, loin s’en faut. Un roman inhabituel et nettement saisissant.

De novembre 1890 à janvier 1891, le Fleur de Bruges remonta péniblement la rivière Ubangi. Mads Madsen, l’un des rares capitaines de la Société du Haut-Congo à pouvoir amener un vapeur aussi profondément dans les terres, cessa littéralement de dormir pour pouvoir diriger le bateau et l’équipage entre les rives luxuriantes et sombres de la rivière. La nuit, il insistait pour surveiller lui-même l’arrimage précaire de son navire aux berges sauvages. À peine s’accordait-il, parsemés ici et là, dans la veille qu’était devenue sa vie, des effondrements d’une vingtaine de minutes. Il déléguait alors le bateau à Mpanzu, dont il avait fait son second. En vérité, Mpanzu aurait pu naviguer bien plus longtemps et Mads Madsen dormir d’autant plus. mais Mads Madsen, en âme inquiète, avait insisté pour que Mpanzu le réveille à la moindre menace, qu’elle soit haut-fond de sable, hippopotame ou indigène curieux. Ainsi ne dormait-il plus que d’une ombre de sommeil, par échancrures de nuit dans la chair des jours. Il disait avoir souvent dormi ainsi durant la guerre. Nul ne savait précisément de quelle guerre il s’agissait. Chacun acquiesçait, admiratif devant tant de bonhomie dans l’effort.

Paul Kawczak - Ténèbre - éditions de La Peuplade
Hugues Charybde le 3/06/2020

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Paul Kawczak