L'AUTRE QUOTIDIEN

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Qui sème le mot poétique récolte… Kate Tempest

L’art poétique fiévreux d’un combat séculaire, qui se livre plus que jamais dans l’infra-ordinaire. A la manière des héros désespérés de Ken Loach, une dignité de la survie en milieu si hostile à recréer et à défendre, en attendant mieux et autrement.

Aux temps anciens
les mythes étaient ces histoires qu’on utilisait pour se raconter.
Mais comment expliquer cette façon de nous haïr,
comment expliquer ce que nous avons fait de nous,
la façon dont, en deux, nous nous brisons,
la façon dont nous compliquons ce nous ?

Nous sommes pourtant toujours mythiques,
Coincés pour toujours entre le pitoyable et l’héroïque.
Nous sommes encore divins ;
c’est ce qui nous rend si monstrueux.
Mais c’est comme si nous avions oublié que notre propre valeur excédait de loin celle de l’ensemble de nos biens.

En 2013, cela fait déjà presque dix ans que Kate Tempest écume de son flow mordant et justement syncopé les lieux plus et moins underground de la scène hip-hop londonienne, où beaucoup n’hésitent pas à comparer sa création inventive et acérée à celle de son aîné Mike Skinner, surtout époque « Original Pirate Material » (2002). « Brand New Ancients », qui reprend une performance slam réalisée par elle l’année passée, est son deuxième recueil de poésie publié, annonçant la passionnante et prolifique production des années qui suivront, avec d’autres recueils, des pièces de théâtre et un roman. Pour la version française, publiée en 2017, les éditions L’Arche ont eu l’excellente idée de recourir au slammeur D’ de Kabal, dont la science rythmique et coupante fait ici particulièrement merveille.

Il n’y a peut-être pas de monstres à tuer,
ni plus aucune dent de dragon à semer,
mais ce qui reste c’est l’écoulement
de la pluie le long des gouttières,
ce qui reste ce sont les murmures des cinglés.
Ce que nous avons ici
est une toute nouvelle palette de mythes :
la parabole de ton pote qui aurait pu tout faire
mais qui a fini junkie.

« Les nouveaux anciens » est un formidable chant chuchoté de guerre et de nostalgie rigoureusement entremêlées. Une guerre de classes, bien entendu, gagnée au fil des années – comme il le soulignait lui-même il y a quelques années pour le « regretter » – par la classe à laquelle appartient le milliardaire américain Warren Buffett, celle des riches conduite par les ultra-riches. Une guerre de l’infra-ordinaire, néanmoins, dans laquelle, à la manière des héros désespérés de Ken Loach, une dignité de la survie en milieu si hostile est à recréer et à défendre, en attendant mieux et autrement. Revendiquant – et c’est là que se glisse sans doute un subtile nostalgie – en héritage la part banale des héros mythologiques, Kate Tempest reconstitue sous nos yeux, dans son phrasé et dans le choix de ses figures, un peuple réputé disparu, soigneusement invisibilisé, ce peuple sans intérêt que l’on se plait à brocarder discrètement dans l’entre-soi des puissants, un peuple du PMU, du café et de la pause clope, un peuple du bureau, de l’hôpital et de l’usine où l’on « donne toujours plus pour moins », un peuple qui cherche à se donner les moyens, artistiques et politiques, de ne plus être réduit à demeurer un « perdant magnifique ». D’une rage subtile parvenant à chaque page à se dépasser elle-même et à ouvrir des horizons réputés impossibles, dans le creux de ce qui fonde nos vies, c’est ainsi que son art poétique, terriblement actuel, est grand.

Il y a toujours eu des héros
et toujours des méchants,
les enjeux peuvent avoir changé
mais rien n’est si différent.
Il y a toujours eu de l’avidité, du chagrin et de l’ambition, du courage, de l’amour, du péché, de la contrition –
nous restons ces mêmes êtres des commencements, vivant toujours
dans notre fureur, dans notre crasse et nos frictions,
des odyssées quotidiennes, des rêves, des décisions…
Les histoires sont là si tu y prêtes attention.

Kate Tempest - Les Nouveaux anciens - éditions de l’Arche
Hugues Charybde

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