L'AUTRE QUOTIDIEN

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Un sublime roman infra-noir : "J'étais Dora Suarez" de Robin Cook

Un classique contemporain du roman (très) noir. Une merveille d’écriture de la violence et de l’empathie paradoxale. Une ode déjantée et pourtant très maîtrisée aux victimes des meurtres les plus sordides.

En même temps, de grands changements s’opéraient en lui. Du point de vue de l’âge, tel que nous le concevons, Roatta n’avait que cinquante ans ; mais lorsqu’il détecta le premier déclic, à peine perceptible, issu du mécanisme du pistolet, il eut soudain cent cinquante ans, puis mille ans, puis deux cent mille ans ; et quand le tueur fit feu, le visage de Roatta était jaune vif, et il avait un million d’années, les traits figés par une concentration d’acier avant même que la balle ne le touche.
Les munitions étaient vieilles, comme l’arme, et la balle destinée à Roatta fendue en croix à son extrémité. Le canon était muni d’un silencieux, mais c’était un gros pistolet, malgré tout. Si bien que, même s’il n’émit, en guise de détonation, qu’un feup discret – un son à mi-chemin entre un éternuement et un pet -, la balle produisit sur Roatta un effet bien plus précis et autrement spectaculaire qu’une quelconque flatulence.
Une étourdissante succession d’événements se produisit. La moitié supérieure du crâne disparut complètement ; elle se volatilisa dans le rideau écarlate d’une explosion de sang et d’os, et quand cet écran se dissipa, il ne restait plus rien de sa tête sinon sa mâchoire inférieure et une langue sournoise, d’où s’écoulaient des choses bizarres, et qui pendait, molle et baveuse, sur le menton, évoquant un indic qui tente de fourguer un numéro de téléphone. À présent, Roatta ressemblait à une sorte d’orchidée folle, au périmètre orné de dents en or sur le devant, et de simples amalgames type « sécurité sociale » sur les molaires, car cela ne coûtait pas cher et ne se voyait pas. Sinon, on aurait pu le comparer, aussi, à un coquetier branlant et gigantesque, le bol rouge de sa gorge surmontant comme une couronne sordide le reste de son corps toujours penché en avant, attentif, dans son fauteuil en cuir. Alors que sa cervelle commençait à dégouliner le long de ses murs décorés avec soin, glissant sur les vitres de protection de ses tableaux si méticuleusement choisis, un bloc de matière flasque provenant de ce qui avait été son nez traversa la pièce dans un bruissement mat, et retomba sèchement sur un guéridon de rencontre, avec la même détermination que ces femmes inflexibles qui exigent un divorce immédiat en frappant la table du plat de la main – sinon que cette main-là était d’un vert vif. Dans le même temps, d’autres fragments du crâne de Roatta, des morceaux d’os, une quantité de matières liquides, de moelle, d’éléments qu’une armée de grands chirurgiens auraient eu bien du mal à identifier zébraient l’atmosphère, s’écrasant contre les obstacles avec divers tintements et crépitements ; ils tombaient en pluie sur les meubles coûteux et de mauvais goût, sur les coussins dont le sort inquiétait tant Roatta, sur la moquette où ils s’étalaient comme des flaques de vomi – bon sang, il en pleuvait dans tous les coins.
Mais le tueur riait, parce qu’il trouvait irrésistible la façon dont le pantalon, autrefois blanc, du cadavre, restait soigneusement relevé pour préserver un pli impeccable. Ce n’était pas le genre de rire qu’une personne normale aurait eu envie d’entendre ; tant qu’il dura, le visage du tueur garda la même expression figée, et ce n’était pas vraiment un visage fait pour le rire.

Flic britannique dur-à-cuire, nettement obsessionnel dans sa manière de s’attaquer aux crimes sur lesquels il doit enquêter, le narrateur est rappelé d’urgence de sa mise à pied pour questions disciplinaires lorsqu’un double meurtre particulièrement atroce ébranle au petit matin les routines de l’Usine, le commissariat central où est basée son unité, l’A14, spécialisée dans les crimes non résolus et ceux « sortant de l’ordinaire ». Dora Suarez, une jeune femme visiblement au bout du rouleau, ainsi que sa logeuse et amie de 86 ans, Betty Carstairs, ont été l’une sauvagement massacrée à la hache, l’autre projetée à mort dans une horloge de famille. À 2 km de là, la même nuit, un propriétaire d’établissements interlopes a été abattu au pistolet, là aussi toutefois d’une manière particulièrement sanglante. L’enquêteur-narrateur décide très vite de fusionner son enquête (le double meurtre de boucherie) avec celle de son collègue Stevenson (le propriétaire tué par balle), collègue qui est l’un des rares à partager avec lui une prédilection pour le travail de police vraiment bien fait.

J’ai payé le prix fort pour apprendre ce que je sais ; cette expérience m’a été utile dans mon travail, pour juger les actions et les mobiles des autres ; et j’ai compris depuis longtemps que le justicier, pour être véritablement ma flèche qui arrêtera les assassins, doit avoir eu affaire, au cours de sa vie personnelle, à l’un d’entre eux.

Lorsque l’ouvrage paraît en 1990, avant d’être traduit presque aussitôt en français par Jean-Paul Gratias chez Rivages Noir, le Britannique Robin Cook (obligé alors de publier sous le pseudonyme de Derek Raymond dans les pays anglo-saxons, pour éviter la confusion avec son homonyme américain bien réel, auteur de thrillers médicaux à recette et à succès) écrit depuis vingt-huit années, après une jeunesse fort mouvementée (à lire sur Wikipédia, ici), avant de s’établir en France, dans l’Aveyron, à partir de 1974, mais ce n’est que depuis 1984 qu’il a entrepris d’inventer les romans de l’unité A14, dits « de la Factory » : « J’étais Dora Suarez » est le quatrième et avant-dernier de cette « série », après « On ne meurt que deux fois »« Les mois d’avril sont meurtriers » et « Comment vivent les morts », et avant « Le Mort à vif ».

Quoi qu’il en soit, elle était morte, désormais, tuée dans sa propre horloge ; tout était dit, et telle avait été la fin sinistre et sordide de Betty Carstairs. Plus tard, après l’autopsie, elle devait passer à travers les flammes, alimentées au gasoil, d’un cimetière londonien, dans un cercueil récupérable, telle la statue d’un ange franchissant un mur de feu. La cérémonie avait été commandée, à un prix défiant toute concurrence, par son petit-neveu Valerian qui avait des relations et qui, fouillant l’appartement avec un de ses copains juste après notre départ, y avait raflé le plus d’objets possible, puis, emportant ses trouvailles à Chelsea dans deux valises de sa grand-tante, les avait refourgués en se faisant arnaquer au passage.
C’était un de ces jeunes gens pleins d’avenir qui s’imaginent tout savoir ; mais, bien plus tard, je finis par le coincer, indirectement, en lui faisant porter le chapeau dans une autre affaire qui avait besoin d’un coupable. Cela lui valut de passer deux ans à l’ombre. D’une certaine façon, je n’appréciais guère Valerian ; quant à vous dire pourquoi, je n’en sais foutrement rien.

Si « J’étais Dora Suarez » est souvent considéré comme le chef-d’œuvre de Robin Cook, et comme un véritable classique indispensable du roman (très) noir, c’est sans doute qu’on y trouve une conjonction particulièrement rare, certes emblématique de l’auteur, mais poussée ici à son point de sublimation : une sauvagerie méticuleuse dans la description de ce que les violences physique, sociale et politique font aux corps humains (avec une acuité dont même le talent de James Ellroy ou celui de David Peace ne peuvent pas se targuer à un tel niveau), d’une part, et une exceptionnelle capacité à mettre en scène l’empathie, la compréhension intime, fulgurante, non pas envers les assassins (comme James Ellroy, encore lui, mais aussi Thomas Harris, bien entendu, en sont devenus les maîtres) mais envers les victimes, d’autre part. La fusion émotionnelle décrite ici entre le narrateur et la jeune Dora Suarez, qu’il n’aura jamais connue autrement que par son cadavre et par quelques bribes de journal intime, justifie pleinement le statut incomparable de ce texte, et le fait que Robin Cook, a posteriori, ait pu en toute légitimité l’intituler « roman en deuil ».

(Je cessai de lire l’histoire de Dora. Une main grise s’était abattue sur moi. À mon tour, je me sentais entraîné vers cette arche grise sous laquelle Dora avait disparu ; et des morceaux de mon esprit flottaient çà et là dans ma tête. Le poids de mon ignorance s’enfonçait en moi sous la forme d’un savoir nouveau.)

Robin Cook - J’étais Dora Suarez - éditions Rivages Noir
Hugues Charybde, le 24/04/2020

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