31/35 Biaise découvre sa passion rouge
Après ses tracasseries londoniennes et son départ à la sauvette, Diane avait assuré le gîte, le couvert, et subvenu aux besoins de son fils dès son arrivée à Paris.
La chère femme se portait à merveille. Elle trouvait que Paris était une ville autrement plus amusante que Londres ou Reading. C’est vrai que cette femme s’y entendait pour profiter de la vie. Son nouvel époux l’amusait et répondait à beaucoup de ses attentes. Martin trouvait qu'ils se complétaient bien. Diane était plus heureuse que jamais en compagnie de Paul Huguessot, un excentrique aristocrate français. Leur couple se faisait une joie de soutenir l'avant-garde artistique et de balancer le fric à pleines brouettes par les fenêtres.
Après le divorce, le père de Martin était resté en Angleterre. Il avait laissé Diane repartir en France sans manifester le moindre intérêt ni la moindre émotion. C'était déjà le con resplendissant qu'il n'avait jamais cessé d'être et qui le resterait jusqu'à la fin de ses jours. Diane, malgré sa frivolité, sa légèreté apparente, son insouciance, ses passions subites et aussitôt abandonnées, et malgré le fait qu'elle l'avait laissé entre les griffes de son père, Martin la trouvait formidable. Dans l'union de ses parents persistait un mystère qu'il n'avait pas éclairci, tant ils étaient dissemblables. La carpe et le lapin.
Cet été là, comptabiliser le nombre exact de personnes que Diane avait invitées dans sa villa conçue par Robert Mallet-Stevens s’avérait une tâche difficile, répondant à des équations complexes. Des photographes, des danseurs et danseuses, des architectes, des acteurs, des artistes, des gauchistes, des pique-assiettes se croisaient dans un ballet renouvelé quotidiennement. Des têtes nouvelles apparaissaient, d’autres disparaissaient sans crier gare. Martin ne connaissait pas la plupart de ces gens. Jour et nuit, la fête se poursuivait. La consommation d'alcools, de cocktails, de drogues, était phénoménale, à donner le tournis au noceur les plus aguerri. De la musique était diffusée non stop, ou presque. Deux jeunes pédés se relayaient pour changer les CD. Ils ne voulaient laisser ce soin à personne d'autre. Ils dansaient sans arrêt, défoncés à la coke. Stupéfiant !
Dans les couloirs, les portes des chambres avaient cessé de claquer et la ronde des coïts d’un soir avait pris fin. Tout le monde roupillait après une nouvelle nuit passée à s’encanailler de toutes les façons qu’un cerveau passablement dépravé pouvait concevoir. A l’abri des regards indiscrets, Sodomme et Gohmorre se nichait désormais dans un coin tranquille de la côte d’azur.
Une fois n’est pas coutume, Martin avait passé une bonne partie de ses quelques heures de sommeil à ruminer lugubrement. Il était à peine sept heures du matin et il n’avait guère dormi. Ses paupières pesaient des tonnes. Il avait égaré ses lunettes noires. Le soleil lui brûlait les yeux et promettait une journée éblouissante. De la garrigue montait une odeur de sève et de pins. Il prenait son petit-déjeuner sur la terrasse surplombant les jardins qui épousaient le flanc du terrain où serpentait un chemin menant à la plage privative. Une mer d’huile bleutée s'étalait à perte de vue. Le panorama de carte postale aurait coupé le souffle à un Ethiopien champion de marathon. Le temps semblait figé dans la gélatine d'un chromo. Toutefois, Martin n'aurait pas été surpris si toute cette beauté s'était embrasée d'un coup pour disparaître à tout jamais.
En attendant la fin, loin des tumultes de la ville, il avait le sentiment d’être Robinson sur son île. Mais, seul, ses espoirs de survie auraient été minces. Un simple pamplemousse lui donnait du fil à retordre. Il se battait avec sa chair, les filaments pulpeux s’accrochaient à son couteau et refusaient de céder.
- Tu es bien matinal...
Il reconnut aussitôt la voix de Diane, qui arrivait à pas de velours dans son dos.
- Je voulais profiter tranquillement du paysage.
- Je te dérange, alors...
- Allons, ne dis pas de sottises. Assieds-toi, je t’en prie.
Diane était vêtue d’un ensemble de soie aux motifs asiatiques. Dans son pyjama de luxe, avec sa silhouette fine, ses cheveux tirés en arrière et son visage maquillé soigneusement, il était difficile d’évaluer son âge. Elle lui passa un bras autour des épaules et l’embrassa sur la joue.
- Tu vas bien ? Je suis si contente que tu sois venu. On se croise à la maison, mais on n’a pas vraiment l’occasion ni le temps de se parler. Je le déplore, bien que ce soit autant de ta faute que de la mienne. Tu cavales toujours à droite et à gauche, et moi j'ai ma vie. Dès notre retour à Paris, on reprendra nos vieilles habitudes. Je t'emmènerai faire un tour. On en profitera pour parler.
Faire un tour, selon Diane, consistait à entraîner Martin dans les salons de thé où l'anglais était la seule langue admise. On trouvait dans ces enclaves hors du temps des comtesses, des duchesses et même des princesses et les expatriées les plus riches. Un mélange de vieilles dames, comme sorties d’un roman courtois, et de jeunes pouliches américaines, élevés au grain texan, dotées de poitrines qui leur avaient permis d’usurper leur place. Franz faisait des baises-mains, flattait à qui mieux-mieux, et en guise de récompense on le gavait de mokas. Il ne savait pas quel plaisir pervers en tirait Diane mais, à l’issue de ces escapades, elle ne manquait jamais de lui dire « Tu aurais vu ta tête, c’était à mourir de rire. » Il se pliait de bonne grâce à ce rituel car ces sorties lui permettaient de faire des rencontres. L'adultère et la nymphomanie se portaient bien. Il enrichissait son argot américain pendant des parties de jambes en l'air furieusement torrides ( une de ces années là, l’éjaculation faciale était du dernier chic ). Lui et sa mère en tiraient des plaisirs différents mais chacun semblait y trouver son compte.
Diane s’installa à ses côtés.
- Qu’en dis-tu ?
- Si ça peut te faire plaisir...
Martin mentait. Mais il ne voulait pas la contredire ni se lancer dans des explications aussi superflues que vaines. Il souhaitait simplement partager ce moment d’intimité en sa compagnie.
Diane picora quelques miettes qu’elle avait arrachées à un croissant, trempa le bout de ses lèvres dans le thé. Elle n’avait jamais eu un gros appétit. Il l'avait toujours vue se nourrir de légumes cuits à la vapeur, avec une prédilection marquée pour les épinards, à cause du fer. Il la soupçonnait de surveiller sa ligne ou d'abuser de la coke. Elle tira une cigarette d'un porte-cigarettes.
- Tu devrais manger un peu plus et faire moins d’excès.
Diane pouffa.
- Le fils réprimandant la mère, on aura tout vu. Mais l’excès, il n’y a que ça de vrai dans la vie. C’est ma philosophie, tu le sais.
Ils avaient déjà eu cette conversation, sur la différence de ce qu'ils appelaient leurs approches philosophiques de la vie et elle ne les avait conduits nulle part. Il trouvait inutile de la reprendre.
Jeanne, une des soubrettes, arriva sur la pointe des pieds et se pencha vers Diane.
- Madame, excusez-moi, c’est Monsieur Paul au téléphone, il souhaiterait vous parler.
- Bien. Merci, Jeanne.
Diane se leva et revint s’asseoir une dizaine de minutes plus tard. Elle chantonnait. Sur une branche, elle aurait attiré tous les pinsons mâles.
- Je peux savoir ce qui te rend si joyeuse ?
- Je ne te l’ai pas dit ? Nous comptons ouvrir une galerie. Il y a tant d’artistes merveilleux. C’est pour cette raison que Paul est resté à Paris. Il est à la recherche de l’endroit idéal, ou de ce qui s’approche le plus de l’endroit idéal. Il a déjà repéré plusieurs lieux. Il a le chic pour ça. Tout le contraire de moi. Seigneur, je suis si excitée.
- Tu crois que le moment est bien choisi ?
- Tu ne penses tout de même pas sérieusement que c’est la crise qui va me dicter ce que je dois faire ?
- Non, mais l’art... Je me pose des questions, voilà tout.
- Martin, mon chou, chacun son truc. Tu es bien placé pour le savoir, non ?
Très tard, une nuit qu'il ne parvenait toujours pas à trouver le sommeil, Martin entendit la porte de sa chambre s'ouvrir en douceur. L'obscurité était totale. Dans l'impossibilité de savoir qui était entré, les suppositions allèrent bon train dans son esprit passablement perturbé. Il n'entendait que le souffle de deux respirations, et surtout celle de l'intrus. Certainement Jonathan, un des deux infatigables danseurs pédés, osant franchir le pas. Il avait une façon de le dévorer des yeux qui ne faisait guère mystère de ses envies. Si c’était lui, il allait repousser ses avances et le virer à coups de pied dans son joli petit cul de tapette. Mais ça pouvait très bien être une autre créature, à qui il n’aurait pas refusé de partager ses draps, c'était un garçon serviable. Des visages et des corps surgissaient de son puits à fantasmes. Qui que ce fût, il ne mouftait pas et ne faisait pas plus de bruit qu’un petit rongeur. Au pied du lit, un tissu glissa au sol, il aurait parié pour une robe, puis on se débarrassa du superflu, un soutien-gorge et une culotte, supposa-t-il. Intéressant. Excitant. Voilà qui était plein de promesses. Un corps se glissa sous les draps et se lova contre lui. Un corps féminin, brûlant, gonflé de sève hormonale en ébullition. Il émettait des ondes sexuelles puissantes. Le parfum qui s’insinua dans ses narines l’empêcha de se ruer sur cette proie offerte. Non, non, non, sa raison se refusait à le croire. Mais son corps, lui, savait déjà. Dès que la voix lui chuchota à l’oreille « Martin chéri... », le dernier doute se dissipa. Son haleine empestait le whisky, mais sa voix était toujours aussi voluptueuse. Martin ne bougeait plus d’un poil. Il était cloué sur le lit.
- Maman... soupira-t-il ( Il n’avait plus usé de ce mot depuis une éternité. )
- S’il te plait, n’allume pas la lumière. Sois gentil.
Cela faisait plus de dix ans qu'il n’avait pas donné à Diane le genre de gentillesse qu’elle réclamait de façon si suave. Sa voix était une caresse. C’était le chant d’une sirène. On peut supposer que c’est grâce à ses modulations qu’elle l’avait séduit. Le charme s’était rompu après son admission à Cambridge. En quelques années, il pensait avoir défait leurs liens incestueux. A tort, semblait-il. On ne s’en défaisait peut-être jamais, « Indissolubles. » Cela l’attrista mais renforça sa détermination.
- Ecoute, je ne sais pas ce que tu es venu chercher ici, mais tu ne le trouveras pas. Je croyais que c’était terminé, cette histoire, que nous nous étions bien mis d’accord là-dessus dès mon arrivée à Paris. C’était même une des conditions principales pour que je reste chez toi. La page est tournée. On ne reviendra pas en arrière. Ce n’est pas possible... Tu n’as jamais éprouvé...
- Quoi ? Des remords ? Pour te dire la vérité, non. Je ne connais pas ce genre de cas de conscience. Oedipe, la castration,
- Ce n’était pas... bien. ( Il aurait aimé trouver un autre mot, mais son cerveau avait des ratés. )
- Bien, pas bien, mal, ce qui est fait est fait. On ne peut pas revenir là-dessus. Tu devras vivre avec jusqu’à la fin de tes jours.
- C’est pour ça que je ne veux pas recommencer.
- Ose me dire que ce n’était pas des moments délicieux.
- Je ne sais pas.
- Eh bien, faisons-le une dernière fois. Comme ça tu obtiendras certainement une réponse. Rien qu’une dernière fois...
Martin aurait aimé lui accorder ce plaisir, c’était la femme qu'il chérissait le plus au monde, mais son amour avait pris une forme différente, normale. Et Diane détestait la normalité, bien qu’elle l’ait épousée une fois en la personne de son satané père.
Martin avait possédé trois maîtresses très expérimentées. Une amie de Diane, initiatrice fantasque et dépourvue de tabous, et une actrice d'origine espagnole à la réputation de salope. Les deux s'étaient montrées des techniciennes brillantes mais obéissant à une sorte de protocole laissant peu de place à l'improvisation. Une somme de figures imposées. Il y avait eu quelque chose de mécanique dans leurs transports, une mécanique huilée à la perfection, mais une mécanique quand même. La troisième était Diane, mais, par pudeur, on ne commentera pas leurs ébats.
- C’est hors de question. Tu ne feras pas de moi ce que tu veux, je n’ai plus treize ans.
Il tendit le bras et alluma la lampe de chevet. Les yeux de Diane papillonnèrent un instant puis d’un geste vif elle remonta le drap jusqu’à son menton. Malgré tous ses efforts pour remédier au passage du temps, son corps devait en imprimer tous les stigmates. Elle ne voulait pas que son fils fût le témoin oculaire de ces ravages. Surtout pas lui.
- Mais Paul, il ne te rend pas heureuse ?
- Si, il est gentil, fantasque, attentionné, toujours amoureux de moi, je crois, mais au lit, il lui manque... l’essentiel. La passion ne l’anime pas.
- Trouve-toi un amant, dit-il sans aucune animosité dans la voix. Moi, je suis ton fils.
Une piqûre de rappel, si besoin était. Elle n’eut aucun effet visible. Diane continuait de soliloquer.
- Peu d’hommes me plaisent. Ton père me plaisait, avant que l’argent ne devienne une obsession chez lui. Tu sais, si je suis restée si longtemps avec lui, c’est à cause de toi. Du plaisir que j’avais à te retrouver quand tu rentrais à la maison. Oui, tu m’en as donné du plaisir...
Elle roula sur le flanc et lui piqua un doux baiser sur les lèvres.
- Si tu ne sors pas de ce lit, dit-il d’une voix qu'il aurait voulu privée de tout trémolo, c’est moi qui m’en vais, sur le champ. Et tu ne seras pas prête de me revoir de sitôt.
Elle lui asséna une série de légers coups de poing sur la poitrine.
- Méchant... dit-elle, des sanglots dans la voix.
Diane se leva et lui tourna le dos. Elle resta un instant debout avant de reprendre ses vêtements. Elle ne se retourna pas. En sortant, elle titubait, mais ce n’était plus sous l’emprise de l’alcool.
A l'aube, Martin faisait sa valise, quittait en catimini la villa et rentrait à Paris.
C’est dans la capitale qu’il entreprit d’écrire L’odeur de la sécurité de l’emploi, largement inspiré de son expérience des bas-fonds londoniens. Il décida aussi d’adopter une identité française et de gommer son accent anglais. Après la publication de son roman, il vécut quelques années à Paris où sa trace se perd peu à peu.
Quand Martin devenu Franz Biaise réapparaît à Montcathare, ce n’est plus le même homme ( au physique comme au mental ). Lui-même est incapable de donner des faits tangibles. Il y a un trou noir dans son esprit. Diagnostic présumé : amnésie traumatique. Dans ses visions de cauchemar, il imagine qu’il a été pris comme cobaye, soit en se portant volontaire ( option risque-tout ), ou on l'a forcé ( un odieux chantage, les chantages sont toujours odieux, comme Albion est toujours perfide ), ou on lui a promis une montagne de blé ( la cupidité ), ou alors il n'avait plus rien à perdre ( le désespoir ou le nihilisme ).
On lui a injecté une drogue qui a stoppé son cœur ( c'est la condition sine qua none, ne circulant plus, il ne peut plus se vider de son sang ), puis d'autres substances ont fait muter son code génétique ( et provoqué des dommages dans sa mémoire ). Son ADN soigne et répare tout ce qui peut déconner dans son corps et le rend presque invulnérable. On dit presque, parce que Biaise suppose que s'il arrive quelque chose à sa tête et par conséquent à son cerveau, il perdrait tous ses moyens. Il serait bêtement inutilisable. Et là, il crèverait pour de bon. Le cerveau est le garant de tout le reste. Le cerveau reste aux commandes.
Toujours est-il que dans le scénario de ce délire, l'expérience ne s'est pas déroulée comme les responsables l'avaient prévue. Ils l'ont laissé pour mort, vraiment mort, définitivement mort. Biaise ne s’est certainement pas réveillé dans le laps de temps prévu et on l’a cru mort. On l'a conduit à la morgue, pour autopsie, et c'est là qu’il a réouvert les yeux en se demandant ce qu’il foutait là. Dans un vague souvenir, la morgue n'avait rien de spécial ( Biaise n'avait pas l'habitude de ce genre d'endroit ). Une certitude à son réveil : jamais il n’avait eu aussi faim.
L’envie de viande rouge était irrésistible.
31/35 Biaise découvre sa passion rouge
Jean Songe le 16/04/2020