L'AUTRE QUOTIDIEN

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Quand le tamanoir sort de son boudoir avec d'Asciano

Quand l’alliance du roman noir et du fantastique permet un retour du politique comme nécessaire à tout récit, dans une succession de péripéties joyeusement féroces.

Un homme-chat résident du Père-Lachaise disparaît après avoir assisté un meurtre, un homme-tamanoir, volontairement non domicilié et enquêteur à ses heures, décide d’élucider l’affaire, en immersion dans le Paris inhospitalier des infortunés, des marginaux et des groupuscules d’extrême-droite. Quand tant de créatures limitrophes des Enfers se mêlent aux causes mortelles, les jugements ont un goût d’éternité.



Des clochards à l’ancienne. Des punks à chiens n’ayant plus rien de punk. Des handicapés psychiques reconnaissables à l’obésité découlant des antipsychotiques, sous curatelle, et ayant épuisé leur argent de poche. Quelques groupes des pays de l’Est. Des vieillards aux pensions de retraite aussi ratatinées que leur dos. Des migrants ayant déjà risqué cent fois leurs vies avant d’échouer à Paris. Des junkies. Des psychotiques fuyant une institution psychiatrique n’ayant de toute façon pas de place pour les accueillir. Des femmes aussi. Moins que les hommes, et qui peuvent être des femmes psychotiques, des femmes des pays de l’Est, des femmes vieillardes, des femmes migrantes et des femmes junkies-mais d’être femme ajoute à ces catégories une dimension supplémentaire de violence et d’humiliation. (…) Une cour des miracles, sans autre miracle que d’être encore en vie.

De cimetière en squats, d’intérieurs-remparts en salle d’entrainement désaffectée et reconvertie pour la cause — de légitime défense autant que de légitime attaque, toujours illégale mais jamais réprouvable — et en entrepôt d’armes de guerre, le Tamanoir, genre de détective privé bénévole, siamois retravaillé du personnage de la BD Ric Hochet, entraîne le lecteur dans un Paris de roman noir, aussi politique que ceux de Manchette et aussi fantastique que chez Boulgakov. La diversité et le devenir animal comme double étendard, la résolution des meurtres sera chaotique et infernale, poétique et sans compromis. Il s’agit bien du XXIème siècle et pourtant certains mécanismes politiques, quelques traits humains, brossés avant l’auteur par La Bruyère ou par Pascal, tendent à inscrire ce texte coup-de-poing dans l’atemporalité qui fait date.

C’est que Montmartre, Passy, Montparnasse, et le plus grand, The-Père-Lachaise, ont été créés par Napoléon Ier, qui n’était pas encore Ier à l’époque, juste Consul. Après la fermeture du cimetière des Innocents, il a signé un décret affirmant que « chaque citoyen a le droit d’être enterré, quelle que soit sa race ou sa religion ». Du coup, on a arrêté de jeter les mécréants, les comédiens, les suicidés et les pauvres dans les fosses communes. Le Père-Lachaise, c’est le premier cimetière des pauvres, première autant que dernière demeure. Alors les SDF de maintenant, on leur dit rien. On respecte la tradition. 

Le Tamanoir ne cherche pas à savoir qui est son père — ses compagnons diurnes et oniriques paraissent, eux, y accorder une grande importance –, il est inépuisablement riche, n’aime pas se souvenir de son enfance et adore fredonner des ritournelles qui parviennent chaque fois à réaffirmer son identité et à détailler ses différentes situations, sorte de haïkus tronqués,  performatifs souvent, toujours nécessaires. Cette fausse piste de la filiation traumatisée débouche sur de véritables lignées royalement infernales, dévoile une mafia manouche, dont un certain Korokia père, fondateur d’une association caritative à l’intention des SDF appelée Les Anges du Sous-Sol. Le lien de parenté semble de prime importance pour résoudre une partie de l’intrigue mais aussi pour lier « Souviens-toi des monstres » et « Tamanoir », les deux romans de l’auteur, dont  Korokia est la première pierre angulaire, puisque c’est à son retour de pèlerinage dans un certain lieu qu’il fonde l’association.

Mais ce qui trouble le plus chez Nathanaël, c’est son visage : une tignasse qui tient du crépu, un front large, des sourcils épais, des yeux d’un bleu glaçant, et un nez qui lui a permis de déclamer, très tôt, les plus belles tirades du Cyrano de Bergerac. Ça, ajouté à une manie fouineuse, parfois embarrassante, avait conduit quelques mauvais camarades à le surnommer Tamanoir. Myrmecophaga Tridactyla. Un animal au long nez, à la silhouette bizarre, mi-effrayante mi-burlesque, et qui marche sur ses poings fermés tant ses griffes sont longues, et non rétractiles. Son portrait tout craché.

Jean-Luc André d’Asciano a l’art du portrait flou, de ceux qui donnent l’air mais pas la chanson ni ses variations, et si le Tamanoir peut en être un exemple paroxystique, les frères siamois de son premier roman ne sont pas en reste. Les « Métamorphoses » d’Ovide ne sont jamais loin ni seules puisque les devenir-autres et les hybridations partielles ne cessent de questionner une certaine consistance de l’indifférence banalisée au point d’oublier combien cruelle elle est, par exemple pour les SDF, plus généralement, pour les dépossédés, les politiquement marginalisés, les invisibles culturels. L’auteur livre un roman noir pour éclairer les angles morts de nos réflexes de société. La tonalité fantastique de l’écrivain s’affirme ici au point de paraître rapidement et familière et nécessaire, car elle prend sa source dans une double diversité pleine de trios : la diversité des religions polythéistes et monothéistes, et la diversité humaine dans son spectre le plus large (origines — toujours plurielles, l’unique serait-il un piège ? —, métiers, richesses…). L’une comme révélateur de l’autre mais dans quel ordre ? La poésie est portée par la perception des personnages, qui permettent quelques perles réflexives et des descriptions chaque fois saisissantes de beauté ou d’effroi. Des Érinyes à la Trinité investie par une mafia certes grotesque mais parfaitement dangereuse, de la BD au cinéma, le métier où se tisse « Tamanoir » bruisse de tous les arts.  S’y encrent toutes les couleurs des imaginaires passés et présents, ce qui leste justement le texte, participe à sa pérennité à mi-chemin entre chef-d’œuvre innovant et hommage vibrant à une certaine forme de mémoire vive qui, peut-être, manque cruellement au bon sens commun.

Un micro-trottoir résume la stupéfaction générale : tout le monde s’étonne qu’après un hivers si doux, février frise les moins 15, liquidant les bourgeons des parcs et les SDF des chaussées. Et en parlant de sans-domiciles, un double meurtre absurde.

Jean-Luc A. d'Asciano- Tamanoir - Éditeur : AUX FORGES DE VULCAIN
Charybde 2 le 14/04/2020
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