L'AUTRE QUOTIDIEN

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Jérôme Lafargue est comme un loup sur sa planche (de surf!)

Creuser merveilleusement l’énigme des loups solitaires.

L’une de mes anciennes compagnes prétendit lors d’une fin d’après-midi cotonneuse au bord de l’eau que nos âmes cheminaient seules, qu’il fallait accepter ce que la vie nous envoyait et poursuivre sa route vaille que vaille. J’ironisai alors sur la tristesse de cette remarque, et ne manquai pas de brocarder sa solennité. Mais, à l’accoutumée, je finis par succomber à la profondeur de ses yeux noirs, presque inquiétants à la lueur rougeoyante du soleil qui partait à la rencontre de l’océan, et je renonçai à toute argumentation pour me rouler dans le sable avec cette fille aussi étrange que voluptueuse. Elle me quitta quelques semaines plus tard, et lorsque je pense à elle, c’est une forme diaphane flottant à quelques centimètres du sol qui se matérialise loin là-bas, très loin vers le couchant, ses lourds cheveux blonds emportés par le vent. Je sais ce que cette image a d’emprunté ou de puéril, pourtant je n’en trouve pas d’autre pour me souvenir d’elle. Cela vaut mieux que de garder en tête ses poses alanguies ou ses exigences baroques.
Elle touchait souvent au but cependant. Qu’on le veuille ou non, on reste seul avec soi-même, et on doit accepter que sa propre compagnie puisse s’avérer pénible. Longtemps j’ai cru à l’âme sœur, cela comblait mon angoisse d’être abandonné dans ce monde absurde. Je me suis persuadé l’avoir rencontrée très tôt, et de cet amour si peu adulte une petite fille est née, élevée avec l’aide de nos parents respectifs, d’abord dans la concorde et la nonchalance, puis dans l’acceptation de l’impasse dans laquelle nous nous étions engagés. Jusqu’à ce jour il me faut ainsi admettre que mon âme sœur ne s’est pas encore manifestée, ou alors je l’ai manquée. Le lien indéfectible qui m’unit à La Serpe compense la perte probable de cette illusion.
Voilà deux heures au moins que La Serpe et moi sillonnons la forêt à une vingtaine de mètres de distance l’un de l’autre sur une ligne à peu près horizontale. Seules quelques gouttes de crachin parviennent à nous atteindre à travers le couvert. Ralenties par les branches, les feuilles et l’atmosphère lourde et humide, elles tombent en tournoyant, glissent sur mes joues, se faufilent de temps à autre entre mon cou et le col de ma parka.
Plusieurs rêves ainsi qu’un acte de désobéissance et de renoncement d’un garçonnet de dix ans, mon neveu Aupwean, commis la semaine passée, nous ont conduits ici, dans cet univers immense et flamboyant, aux trousses du fugitif le plus recherché depuis des lustres. Mais les raisons qui justifient ce que nous faisons sont bien plus ancestrales, elles puisent dans un temps qui se dérobe à nous.
La silhouette de La Serpe disparaît par instants, pour fureter, écarter des arbustes, déceler une trace. Il connaît l’endroit encore mieux que je ne le saurais, pourtant le premier je découvre les empreintes, sur un sentier qui n’a pas encore absorbé toutes les pluies de la semaine passée.
Elles se découpent franchement, difficile de les rater.
Dans la précipitation, il n’a pas dû se rendre compte qu’il franchissait une piste. Sans doute courait-il à l’oblique, à grande vitesse, les genêts et les fougères ne sont même pas écrasés, à peine courbés par endroits. J’appelle La Serpe et lui montre la scène.
– Il va vers le sud-est, me dit-il. C’est ce que j’aurais fait.
Je réajuste la bandoulière du fusil pour qu’il me tienne mieux à l’épaule.
– Allons-y, ne perdons pas de temps.
La Serpe hoche la tête. Nous repartons, le sourire aux lèvres et l’effroi accroché aux tripes. Il ne doit pas nous échapper.

Si « En territoire Auriaba », quatrième roman de Jérôme Lafargue, publié en 2015 chez Quidam, après « L’ami Butler » (2007), « Dans les ombres sylvestres » (2009) et « L’année de l’hippocampe » (2011), commence au large du Maroc atlantique, à l’époque pas si lointaine de la fin des « côtes barbaresques », il rejoint dès son deuxième chapitre les terres, toujours étranges, féériques, inquiétantes ou mystérieuses, entre vague, dune et forêt, des Landes chères à l’auteur. Comme pour les romans précédents de l’auteur, c’est ma collègue et amie Marianne, qui en parle superbement sur ce même blog, ici (et qui avait reçu à cette occasion Jérôme Lafargue à la librairie Charybde, lors d’une soirée mémorable que l’on peut écouter ici), qui m’avait donné furieusement envie, depuis plusieurs années, de me plonger dans cette prose si particulière, guettant une occasion propice, finalement apparue en ce début d’année 2020. Rythmée par l’étonnante silhouette stylisée d’un fusil à lunette, placée en tête de certains chapitres à partir du deuxième, cette histoire de traque forestière étale ses ramifications rusées – auxquelles l’auteur nous a habitués, mais qu’il renouvelle avec malice et beauté à chaque nouvelle occurrence – dans de nombreuses directions, placées sous les signes ambivalents du tragique et du fantastique depuis leurs origines communes sur un esquif au large du Maroc, en 1854, donc.

Au début, ils ne communiquaient guère ces deux-là, à peine un salut à la dérobée une fois dans l’eau. Qui pouvait bien se soucier d’un gosse nanti d’une planche encore trop grande pour lui ? Mais si Aupwean avait rencontré La Serpe de façon furtive à deux reprises chez moi, et ne connaissait de lui que des racontars que je jugeais encore trop tôt de démêler pour préserver son innocence, mon vieux compagnon savait plus que tout autre qui était Aupwean, et il ne se trouvait jamais là par hasard. Il veillait sur mon neveu et ce faisant, assistait à l’éclosion d’un talent hors norme.
Aupwean est une merveille à contempler. Patient, intuitif, et nageur exceptionnel, il franchit des barres qui effraieraient des types aguerris. Il lance son corps gracile et sec à l’assaut de rouleaux dépassant parfois les deux mètres. Sa science innée du placement sur la planche lui permet d’accompagner la vague dans une danse harmonieuse et consentante. Aupwean a hérité des aptitudes de son père, aussi à l’aise dans des vaguelettes de cinquante centimètres que calé dans le tube d’un monstre de plus de trois mètres, mais il les a transcendées pour en faire une ode à la beauté et l’abandon. Il caracole sur le longboard ultra léger qu’Andoni a fait shaper sur mesure pour lui. D’un gris nuancé avec deux bandes bleu roi qui courent sur la longueur, sa sobriété s’adapte parfaitement à son tempérament sombre. Une fois leurs sessions respectives terminées, La Serpe ne se lasse jamais de le voir longer le bord des flots, les mains derrière le dos, et son chien virevoltant autour de lui. Il examine l’océan, l’apprend, et c’est parfois à regret que La Serpe quitte ce spectacle silencieux. Le petit monde des surfeurs locaux a fini par connaître Aupwean, chacun gardant un œil sur lui sans s’inquiéter outre mesure des dangers qu’il encourt dans l’océan.
Son destin est tout tracé : un féroce compétiteur promis à la gloire, entrant avec panache et élégance dans le cénacle des plus grands watermen, bousculant hiérarchies et records. Des surfeurs aussi souples, inventifs et téméraires, on en a peu vus comme lui dans le coin, sans doute même est-il l’un des premiers spécimens d’un nouveau genre. Son entêtement à surfer sur une longue planche alors qu’il est déjà à son aise sur une plus courte en dit long sur son tempérament. Il entrera dans la légende.

Pour nous dévoiler peu à peu les mystères de la famille Auriaba, du jeune prodigieux Aupwean, du père Andoni, de l’oncle narrateur Archibald et de l’ami La Serpe, pisteur amérindien joliment importé dans les Landes, c’est la première fois que Jérôme Lafargue utilise aussi intensément le surf, qui hantait déjà davantage que les interstices de son deuxième et de son troisième roman, mais qui approche ici la mythologie de « Shangrila » (Malcolm Knox, 2011), mais c’est aussi ici que la figure de baroudeur intrépide qui irriguait ses protagonistes précédents prend plus directement la forme militaire des forces spéciales, croisant DOA et créant un cocktail somptueux et détonant – dans lequel Arthur Rimbaud et la Commune de Paris ont aussi leur rôle à tenir – pour traquer sans relâche, mais avec une poésie profonde et un réel sens du merveilleux, ce qui peut se dissimuler de magique dans la métaphore immémoriale des loups solitaires. Semant à nouveau ses cairns privilégiés au long de notre parcours de lecture, l’auteur réussit une fois de plus à créer de l’inattendu au sein d’un environnement faussement familier, de nous proposer une variation magnifique et hallucinée du jeu de ses fétiches et de ses obsessions, pour notre plus grand bonheur.

Je pense très souvent à cette matinée où Aupwean et moi avons planté le liquidambar, son application à délimiter le périmètre du trou qu’il m’avait aidé à creuser torse nu sous la bruine, son sourire satisfait après qu’il eut achevé de tapoter la terre autour du jeune tronc, pour l’aplanir, la préparer à recevoir l’eau qui aiderait l’arbre à croître au fil des années. C’était quelques mois avant la disparition d’Andoni. Une période d’insouciance et de rectitude du temps. Il suffit de si peu pour que des vies soient à jamais chamboulées. Mais à moins d’être touché soi-même, on n’accorde généralement pas de crédit à ce type de lieu commun.


Jérôme Lafargue - En territoire Aurabia - Quidam éditeur
Charybde2 le 20/03/2020

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