Mine de rien, Manolo Chrétien
Manolo Chrétien est avant tout, avant même un photographe : un grand rêveur. Il vit la réception des images doublement, sur la terre et dans le ciel. Fils de l’astronaute Jean-Loup Chrétien, Manolo a vécu enfance et adolescence au contact des avions supersoniques, dans un rapprochement vital avec sa sensibilité et cette psychologie qui fait le chemin de l’Air, les rêves d’envol. Le rêve des pionniers, en quelque sorte, a pris une ascendance sur la formation de sa personnalité.
Manolo a vite accusé cette sensibilité particulière à l’air, au ciel, sans pour autant quitter le sol, la Terre. C’est là, à mon sens, la source de cette dynamique des fluides dont il parle comme également un dynamisme de la volonté de faire, repris par ces vers qu’il aime citer : “ impose ta chance, sers ton bonheur et va vers ton risque, à te regarder ils s’habitueront. ” René Char.
Un même dynamisme anime sensibilité et volonté, répondant de l’imagination créatrice dans une construction de sa personnalité. Manolo Chrétien exerce en lui et l’aptitude du phénoménologue (l’étude et analyse de l’expérience vécue, appréhender la réalité telle qu’elle se donne à travers les phénomènes), et celle du poète.
L’homme vit l’espace et ses poétiques dans ces dynamismes fluides, c’est pourquoi ses photographies sont déjà un enthousiasme et une joie, une preuve de sa capacité à chevaucher lui aussi tout un environnement tourné vers le ciel, un monde en soi. Là où ses pas mesurent les distances, là, où ses rêves le portent “naturellement”, il ouvre ce temps intérieur de la contemplation active et parcourt les espaces qui se révèlent en lui. Il s’en empare pour voyager et frémir, sentir, éprouver ce qui est vivant et qui inséminera ces travaux futurs.
Manolo entre en Gravitations autour du monde, autour de lui-même, dans ce même mouvement qui crée et qui rend compte, doublant l’expérience intérieure par la création, il parcourt le monde extérieurement et en lui-même. Il s’agit là d’une cosmicité qui induit un rapport d’intimité avec l’immensité, une “catégorie philosophique de la rêverie” dit Bachelard, “L’imagination n’est-elle pas déjà active dès la première contemplation? En fait la rêverie est un état entièrement constitué dans l’instant initial.” in La Poétique de l’Espace. Mais ce qui fait sens est d’un ordre plus psychologique, puisqu’il faut situer la raison intime de cette orientation de la psyché vers le dynamisme des fluides dont le mouvement répond à cette architecture intérieure. C’est ainsi qu’il peut voir ce qu’il se passe dans le Monde afin de pouvoir s’y situer, reprenant symboliquement l’image tutélaire du père dans son ordre secret, pour s’en affranchir après s’en être acquitté.
Ce site où s’expose une part majeure de l’expérience créative du photographe se lit déjà par le lien revendiqué avec cette poétique des fluides. Une poétique de l’Espace en résulte. Celle-ci, liée aux mouvements, à leurs mécaniques s’inscrit dans le mouvement de l’onde, du fleuve, on retrouve, sur le site, ce travail sur la Loire à la galerie Fusions. Sur les vagues océaniques, Waves, un imaginaire accompagne ces mouvements profonds, qui circulaient déjà sur les ailes des avions , galeries Nose, Aéro Abstrait et Aéro concret. Ces mouvements influents de l’air sont présents tout autour des carlingues alumium de leurs ailes, s’élançant en plein ciel, faisant cercles, circonférences, comme ces cieux photographiés au Fish Eye dans Earth depuis le sol mais qui apparaissent de loin comme des terres vues de l’espace, dans un troublant aveu de changement de perspectives.
Ce travail tient en haleine, découvre, inverse à s’y méprendre le point de vue et tout cela dans un miracle que nous acceptons sans résistance, que nous approuvons nous aussi avec enthousiasme. Il y a chez Manolo cette innocence de l’enfance qui rend le monde beaucoup plus fluide et onirique, plus proche et plus complice, plus joyeux. Que ce soit les photographies des reflets des rues de New York, aux distorsions picturales dans sa série NYC - Aluminations, The Big Apple se propose dans un aperçu plastique, presque liquide, ou toute l’expérience des reflets sur les carlingues des avions mythiques, précipite la sensibilité du forgeron et renvoie au jeu des matières réfléchissantes, travaillées au feu par la main de l’homme, dans un accomplissement.
Cette instance est particulièrement présente dans Fusions récemment exposé à Photo Chaumont sur Loire. On peut y ressentir l’ émerveillement constant du regard devant la puissance du fleuve et des effets permanents que sa puissance crée à chaque instant, ici et là.
Un regard pensif s’éprend des reflets du soleil sur l’onde, dans un traitement assez plastique pour en faire naître une instantanéité picturale. Celui-ci, azuréen, plonge au coeur de la matière, et navigue aux points où ses effets optiques en font tout autre chose. Les tirages légèrement contrastés accusent le roulis de ce regard ailé et accompagnent comme une main de tailleur ce mouvement de transformation qui glisse sur la surface de métal, le brosse, le tire, le plonge vers une sorte de transmutation. La Loire devient étuve, forge, on y entend se froisser discrètement ce bonheur des matières qui glissent et se résorbent au regard. Un double effet interroge cette poétique profonde des alliages dans une dimension où l’imagination créatrice opère ses transformations en profondeur de l’intimité rêvée du photographe.
Manolo est happé par ces mouvements de l’eau en ces remous de vague immobile et par ce chant de l’invisible, un regard glisse sur l’eau en fusion, y relève cet effet peau de sardine, cet aluminium cher au photographe parce qu’il sature les gris et polarise les blancs dans une séduction des sels d’argents insolés, tirant du medium un effet si photographique – ces noirs légèrement sépia -, où se dédouble et se couche simultanément l’effet d’image, comme un corps transparent à son âme.
C’est dire que le regard emporte au delà du visible et en son centre (un regard circulaire?) la profondeur de la matière, vécue ici comme une épouse de la lumière et et de l’eau mouvante, vivante, puissante, de l’onde qui offre sa mutante chaleur à la percée du regard.
Cet effet de soies, dit alors ces transmutations, l’eau est devenue animale au delà de ce premier magma , or des soleils somptueux, l’eau se divinise. Tout cela est possible parce que Manolo se rêve, en ce processus de traversée de la matière en fusion et assiste dynamiquement dans ses possibilités créatives, cette genèse enchantée, vastes amours, où tout un art poétique s’établit inconsciemment pour offrir au photographe ces noces élémentaires.
Là s’éprouve l’indicible Hiéros Gamos, ce mariage entre la Nature et le regard de Manolo Chrétien, un accomplissement. Les joies d’un ciel inversé infusent ce champagne solaire d’une Loire nerveuse, toute versée au destin de ces mutations profondes.
Régis Durand écrit dans Le Regard pensif : ” L’aura d’une oeuvre, c’est cette distance (spatiale et temporelle) qui donne à l’oeuvre son caractère “sacré”… Hors l’aura d’un objet c’est aussi l’ensemble des images qui, surgies de la mémoire involontaire tendent à se grouper autour de lui. C’est ce qui assure la circulation des regards, de l’observateur à la chose, de la chose à l’observateur: ” Sentir l’aura d’une chose, c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux”. Nous sommes toujours dans le droit fil d’une psychologie de la jouissance artistique, celle-là même que Worringer appelait “la jouissance objectivée de soi.”
Une lecture optique linéaire sautillante, métaphorique se conjugue à une lecture haptique, ce toucher du regard dans sa dimension corporelle et organique se lie à cet autre touché, parfois s’éprend de telle partie de l’image et s’y enfonce, tandis que cette lecture optique précipite vitesse, intellect, légèreté, dans une proposition enthousiaste de langage et de corps.
Alors nul doute que la Loire, ce fleuve indomptable et sauvage ne rêve lui aussi de se voir plus fêté, dans les grandes photographies de Manolo Chrétien et de rire de ces tendresses profondes que l’œil et la main du photographe ont su faire jouer dans cette part indivise pour offrir au dieu fluvial, la présence de ces transmutations, de ces chants orphiques. Dans ces salutations se trouve paradoxalement inscrit une sorte d’hommage sacré dédié au fleuve comme il en était aux temps premiers de cette civilisation gallo-romaine, croyant aux dieux, aux puissances et aux cultes. Dans son regard où se transmuent les matières, le photographe revient au rôle premier du poète, qui refonde à travers son langage plastique et pour les hommes, les multiples formes du divin dans l’impermanence de sa foi.
Au-delà des silences il y a le silence, silence et musique des sphères, toujours hypnotiques, vécues en profondeur comme un appel à l’Infini, que le photographe plasticien, peintre, cherche à inscrire au pli du rêve, dans la part secrète d’un charme, comme au sortir d’un conte, où son histoire ne cesse de se nourrir de nouveaux projets, de nouvelles missions, dans une ivresse rabelaisienne revendiquée et ostensible.
Ne faut-il pas remercier Manolo Chrétien pour cette expérience unique quand toute sa photographie nous émerveille joyeusement et nous inscrit plus sûrement en ce monde, dans un rêve, comme un fleuve sans fin.
Pascal Therme, 05/02/2020
Manolo Chrétien à CHAUMONT-PHOTO-SUR-LOIRE -> 28/02/2020