L'AUTRE QUOTIDIEN

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Ciné-matage en profondeur avec Olivier Maillart

Une invitation malicieuse et alerte à affûter encore notre regard d’enquêteur (et non d’interprète), au cinéma et ailleurs.


Dans un essai intitulé « Contre l’interprétation », Susan Sontag met en garde ses lecteurs contre l’attitude qui consiste, face à une œuvre d’art, à opérer systématiquement un travail de transposition. À la place de X, lire A. À la place de V, lire B. Entendue en ce sens, l’interprétation est la manière la plus sûre de faire disparaître un roman, un poème, un tableau ou un film, de les remplacer par autre chose, une œuvre imaginaire qui convient davantage au goût de la foule des commentateurs qui se livrent à ce genre d’activité, et qui parfois, même, en vivent – critiques, universitaires, essayistes.

Lorsque Sontag écrivait ceci, elle avait en tête toutes les variantes alors à la mode qui mêlaient les concepts freudiens et ceux de Marx, parfois de Saussure, avec des dosages divers. Elle voyait les interprètes se précipiter sur les œuvres de Kafka, de Beckett ou d’Ingmar Bergman « comme un essaim de sangsues ». Elle s’insurgeait, avec l’humour et l’intelligence qui étaient sa marque, contre cette incompréhension grave de la nature même de ce qu’est une œuvre d’art.

Pourquoi songer à Sontag et à « Contre l’interprétation » au seuil de cette ouvrage ? Pas pour la contredire, non, car sa démonstration est aussi virtuose et drôle que convaincante. Pas davantage pour prendre la défense des mille et une interprétations que l’inépuisable armée des gens intelligents ne cesse de produire, à jets continus, à propos de la création artistique : les modes intellectuelles ont peut-être changé, les études de genre jouant sans doute, à l’heure actuelle, le rôle tenu par le freudo-marxisme dans les années 1960, mais le problème demeure.

Il s’agit plutôt de revenir à cette passion de l’interprétation, que Sontag fait remonter aux stoïciens et à Philon d’Alexandrie : si celle-ci ne cesse de renaître, increvable comme la mauvaise herbe, c’est sans doute qu’elle est inséparable de la nature humaine. Or, si l’interprétation est le propre de l’homme, elle peut nous apprendre quelque chose sur ce dernier.

Vouloir savoir ? Vouloir comprendre ? Ou, plus exactement, voir en un nombre choisi d’éléments tirés de la réalité autant de signes d’une autre réalité, plus profonde, plus authentique, mais secrète, comme ensevelie sous la précédente et qui exige un effort de déchiffrement ? Voilà bien une attitude humaine, éternellement, universellement humaine. Bien sûr, on peut y reconnaître l’illusion moquée par Clément Rosset dans Le Réel et son double, et dont ce dernier observe les effets – de la cosmogonie platonicienne telle qu’elle se résume dans le mythe de la caverne jusqu’à la société du spectacle flétrie par Guy Debord. Mais tournons-nous plutôt vers l’effort d’interprétation qui sous-tend toutes ces constructions intellectuelles. Leur point commun ? A chaque fois, c’est comme si tout sens profond devait d’abord apparaître à l’homme comme une énigme.

On ne s’engagera pas ici dans le sillage des écrivains et penseurs qui, fascinés par la capacité des hommes à construire des interprétations et des symboles, à inventer des rituels initiatiques et religieux, versèrent eux-mêmes dans un ésotérisme à travers lequel ils percevaient une signification plus haute – pour s’en tenir au siècle dernier : Mircea Eliade, Carl Gustav Jung et même, par endroits, Georges Bataille. Il s’agit moins d’ajouter une pierre à l’entreprise de l’interprétation que d’élaborer la psychologie de l’homme qui s’y livre. Et d’en profiter pour apprendre quelque chose du cinéma.

Dans ce parcours alerte et rusé, on croisera naturellement Alfred Hitchcock (et au premier chef, emblématique de la mise en abîme, son « Fenêtre sur cour »), mais aussi Honoré de Balzac et son « La Maison du Chat-qui-pelote », véritable fil rouge, alpha et oméga de ces 99 pages, Walter Benjamin et son « Paris, capitale du XIXe siècle », Michelangelo Antonioni et son « Blow up » (avec les myriades d’inspirations qu’il engendrera), Ridley Scott et son « Blade Runner », Peter Greenaway et son « Meurtre dans un jardin anglais », Dario Argento et son « Les frissons de l’angoisse », Francis Ford Coppola et son « Conversations secrètes », Steven Spielberg et son « Minority Report » (qui fournit déjà l’occasion, au bout de 30 pages, de dresser un premier bilan de ce regard enquêteur en action), Stanley Kubrick et son « Orange mécanique », ainsi que son « Shining »John Carpenter et son « L’antre de la folie », Brian de Palma et son « Phantom of the Paradise » (avec sa séquence d’ouverture parodiant celle de « La soif du mal » d’Orson Welles – dont le « Citizen Kane » sera aussi mis à contribution), Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, avec leur poursuite obstinée du found footage, Alain Resnais et son « Van Gogh », Guy Debord et son « La société du spectacle », Bernardo Bertolucci et son « La Stratégie de l’araignée », Alain Robbe-Grillet et son « L’homme qui ment », ou encore Jean-Luc Godard et son « Les Carabiniers », avant que Witold Gombrowicz et son « Cosmos », Jorge Luis Borges et ses « Fictions », ne nous fournissent à eux deux, interprétés par Olivier Maillart, les clés paradoxalement les plus efficaces de cette véritable enquête à propos d’enquêtes. Et c’est ainsi, en cheminant, éveillé et néanmoins rêveur, parmi les pièges à ressorts multiples concoctés par ces maîtres, que s’affûte notre regard, et que nous devenons, en une malice jouissive partagée avec l’auteur et, sans doute, avec les créateurs, des spectateurs plus attentifs – et certainement, in fine, des lectrices et lecteurs plus alertes.

Si l’on est volontiers intrigué par les images, fasciné par les apparences, captivé par les récits à énigme, on est aussi fort souvent trompé au cinéma. Prendre au piège ses héros, et ses spectateurs avec : c’est l’un des grands plaisirs de l’énigme cinématographique. Il s’agit alors de les guider sur la piste d’une mauvaise interprétation, pour mieux les confondre ensuite. Plaisir à double détente : de s’être fait duper, puis d’accéder à la solution. Car si l’image nous invite à développer un regard attentif, à scruter les traces et bâtir une explication du monde, elle peut aussi délibérément s’avérer un leurre.

Olivier Maillart - Enigmes, cinéma - Marest éditeur
Hugues Charybde le 9/12/2020

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Olivier Maillart