L'AUTRE QUOTIDIEN

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“Mon cri de Tarzan”, le retour d'Afrique de Derek Munn

En fiction poétique, le « making of » intime d’un film taiseux narrant une découverte de l’Afrique, et tout autre chose simultanément. Magnifique et puissant.

Chaque fois qu’il voit l’affiche, elle lui fait un drôle d’effet. L’image est chargée de souvenirs et la trouver placardée, transformée en grande pub, ne manque jamais de le troubler. On voit, arrivant de la gauche, les pieds et jambes de Buchi. De la droite, un bras se tend vers ces jambes. C’est son bras à lui. Vu rapidement, ça donne l’impression qu’il lui caresse la cheville. En réalité, il massait son pied. Buchi souffrait d’une douleur presque permanente aux pieds, aux talons surtout. Elle s’y était habituée, mais de temps en temps, elle perdait toute sensation et quand elle ne sentait plus la douleur, elle avait peur. L’image correspond à l’un de ces moments-là.

Il avait commencé par masser avec une seule main, tenant la caméra dans l’autre – il voulait absolument capturer cet échange, ce contact physique entre ses mains et les pieds de Buchi – mais pour faire le massage correctement, il avait besoin des deux mains, alors il a posé la caméra sur une caisse.
Il s’agissait d’un vrai massage répondant à une réelle détresse, il n’était pas question de faire plier la vérité aux exigences de l’image. En même temps, filmer faisait partie de la réalité de sa situation, c’était la raison de sa présence en Afrique et il s’accrochait à cette activité comme s’il n’existait pas en dehors d’elle. Elle rendait les circonstances supportables, alors qu’au moment d’enregistrer cette séquence, il ne croyait plus à l’aboutissement de son film. Il ne savait pas pourquoi on le retenait enfermé avec cette femme, ni quand ou comment il allait s’en sortir. Il s’était résigné à l’idée que si on le laissait partir, ce serait les mains vides, mais pour l’instant il avait encore son équipement et loin d’être dégoûté de la caméra, il ressentait une envie vive de filmer ce qui l’entourait. Libéré de son projet principal, et peut-être parce qu’elles n’étaient assujetties à aucune notion de logique ou d’utilité, il trouvait un sens et une urgence dans les images qui se présentaient à son regard à l’intérieur de cet espace de séquestration.
Si l’affiche présente bien un aspect du film, c’est l’ambiguïté qui domine toute son histoire. Les couleurs ont été retravaillées, enrichies ; la peau de Buchi paraît plus lustrée, elle prend une teinte violette, presque aubergine, et l’arrière-plan a été obscurci afin de fusionner avec le fond noir général, supprimant ainsi toute indication du lieu occupé par ces deux corps dont on ne voit que des morceaux. Effacés les murs, les meubles ; ce qui laisse imaginer un cadre cossu et une sensualité peu conforme à la réalité. L’image n’est pas fausse, mais elle peut être trompeuse. Quand il la regarde, il a l’impression que tout reste encore à inventer. Et il entend le rire de Buchi, ce rire qui aujourd’hui fait partie de son silence.

Un jeune cinéaste est parvenu à assembler un financement bricolé et frugal pour réaliser son premier grand rêve sur pellicule, celui d’un œil-cinéma lancé à la découverte du continent africain, qu’il ne connaît pas, précisément, et dont il s’agirait de saisir, sans résumé outrancier ni symbolisme déplacé, le vertige potentiel. Évitant au maximum toute idée préconçue pouvant entacher la beauté simple de son ignorance, il entreprend de s’isoler plusieurs semaines, avec sa caméra, malgré les mises en garde feutrées ou implicites de son escorte, vis-à-vis de certains risques liés à la faune locale ou à l’instabilité endémique de la contrée choisie. Capturé soudainement par des hommes en treillis non identifiés davantage, enfermé avec une Africaine au statut incertain, il est libéré au bout d’un certain temps, après des tractations supposées auxquelles il n’aura pas participé. Son film, bâti autour de cette aventure et de cette rencontre, qui n’en sont pas, tout en étant tout autre chose, aussi improbable soit-il, rencontre alors un succès inattendu et inespéré, lançant en lui la curieuse machine à souvenirs qui constitue « Mon cri de Tarzan ».

À cause de ce commencement difficile, il laisse la déception de la découverte du fusil teinter son humeur. Un intrus dans l’esprit de son projet, un agent, un espion, le fusil devient aussi une question insidieuse mettant en cause son indépendance et sa maîtrise de la situation. Instinctivement, il lui semble nécessaire de le cacher. Pourquoi ? De qui ? Il ne saurait pas le dire. Il le déplace plusieurs fois avant de le ranger avec la boîte de munitions au fond de la deuxième tente. Il a en horreur cet objet, l’effleurer, simplement, lui donne le frisson.

Il a vu des armes lorsqu’on chargeait le 4 x 4, sans se sentir concerné. Avoir un fusil pour s’aventurer dans la brousse ne le choque pas, c’est plutôt conforme à ses a priori. Il s’inquiète seulement quand il comprend qu’il est supposé en manier un.

Le premier soir du voyage, l’un de ses accompagnateurs lui pose un fusil dans les mains. Tu sais comment l’utiliser ? À sa réponse négative, il le reprend. Regarde, c’est facile. Avec des gestes fluides, il le charge, le vide, le charge, le vide, l’épaule, répétant plusieurs fois les maniements de base. Essaie. L’arme de nouveau entre ses mains, il est incapable de quoi que ce soit. Si ça fait rire l’équipe, son entêtement à ne rien vouloir savoir finit par les exaspérer. Il est inconscient, il lui faut absolument un fusil. Non, il est catégorique. Ils ne reviennent pas trop à la charge, mais il les sent sceptiques à son égard. Ils ne le comprennent pas, le mystère de son projet les intrigue, et puisqu’il en sait si peu lui-même, ses explications ne peuvent les satisfaire. Cela le gêne. Il se sent poussé à se retrancher dans son rôle de commanditaire. Ils sont là pour et à cause de lui. Du coup, il ne peut pas s’empêcher de penser à ces images anciennes d’explorateurs menant de longues files de porteurs chargés du poids des accessoires d’une société étrangère. Plusieurs fois, ils lui demandent s’il a l’autorisation. Il leur assure qu’il ne va rien faire d’interdit? A un moment, en réaction à leurs regards mi-compatissants mi-méprisants qui en savent sûrement plus sur sa peur qu’il en sait lui-même, il dit qu’enfin, se faire manger par un fauve, être digéré puis chié dans la savane serait sans doute la meilleure façon de s’intégrer. Il n’y a pas que des fauves, répondent-ils, ou plutôt, il faut savoir ce qu’on entend par fauve.

Il est inconscient, c’est vrai, ils ont raison. Mais il l’est consciemment. C’est ambigu, ça ne peut pas être autrement, toute l’idée du film découle du principe de son ignorance. Finalement, en déchargeant les véhicules, ils lui ont laissé un fusil sans rien lui dire, inscrivant ainsi leur marque dans un projet auquel ils ne croient probablement pas.

Hommage à un certain cinéma, non exempt de paradoxes subtils, du Dziga Vertov de « L’homme à la caméra » (1929) au Raymond Depardon de « La captive du désert » (1990) – avec sa sublime Sandrine Bonnaire pour évoquer l’enlèvement de l’anthropologue Françoise Claustre au Tchad en 1974 -, le premier roman de Derek Munn, publié dans la collection Laureli de Laure Limongi, chez Léo Scheer, en 2012, nous offre un véritable trésor de poésie songeuse, à facettes multiples, en tout juste 120 pages.

Jouant à merveille autour de l’évitement piégeux du cliché de la découverte personnalisée de l’Afrique (on songera sans doute au superbe « Oreille rouge » d’Éric Chevillard, dans un tout autre registre), il sait à la fois exprimer la force du symbole dévoyé (je vous laisse découvrir le rôle singulier que joue ici le très weissmüllerien cri de Tarzan, une fois l’original de 1932 adapté par le narrateur de 2012) et la beauté énigmatique de l’image cachée dans l’image – nous laissant en permanence tout un hors-champ à inférer -, en une évocation d’artisanat secret que ne renieraient ni le Didier Da Silva du « Dormeur » ni l’Olivier Maillart d’ « Énigmes, cinéma ».

Court roman d’une force étonnante, annonçant aussi à sa manière tant les sauts de vie soudains qui seront plus tard pratiqués par les personnages de Derek Munn, de l’employé malade transfiguré par la pomme, la banane, la fraise, le raisin ou le melon (« Vanité aux fruits », 2017) au fermier repenti enfourchant résolument sa jument comme l’on propose un gambit sur l’échiquier (« Le cavalier », 2018), que les enquêtes mûrement conduites à propos d’une photographie (« L’ellipse du bois », 2019) ou d’une phrase musicale (« Foule solitaire », 2019), « Mon cri de Tarzan » témoigne précocement, et en grande beauté, de l’art étrange de l’auteur, de cette capacité rare à faire surgir une poésie rusée de situations joliment improbables, ou à tisser un monde entier, en quelques assemblages taiseux de phrases diaboliques dans leur fausse simplicité, à l’intérieur d’un objet d’art, réel ou fictif, devenant lui-même le levier de l’accès à une autre dimension artistique et poétique. Il faut découvrir, redécouvrir et faire découvrir Derek Munn.

Pourquoi l’Afrique ?
Bonne question. Un rêve d’enfance ? Un refus d’être adulte ? Parce que l’Afrique fait partie de mon ignorance. Parce que je n’ai rien à dire sur elle.
Aujourd’hui, il a du mal à imaginer ça comme un choix. Il a l’impression que l’Afrique a toujours été là, silencieuse, en attente. En même temps, elle n’existe pas, c’est lui qui l’a inventée. Son Afrique, un lieu où il pouvait peser sa présence en n’y étant pas. En n’étant nulle part.
Mais ce n’est pas un film sur l’Afrique. Non. Justement. Ce n’est pas un film sur l’Afrique.
Au départ, il n’a pas un endroit précis en tête. Il voit simplement un espace vide, vaste, ouvert, sans limites, plutôt désertique. Un jour, l’idée que ça pourrait être l’Afrique arrive comme une évidence. Comme s’il l’avait su avant. Tout reste parfaitement nébuleux mais cette décision, dont il ignore les implications, donne du sérieux au projet. À partir de là, il ne sera jamais question de situer le film ailleurs. C’est l’improbabilité de l’idée qui lui permet d’avancer. Le voyage, les difficultés techniques, sans parler du financement, le confrontent à une myriade d’obstacles. En s’en occupant, il met la machine en marche. Si l’imagination joue un rôle dans la fabrication du film, c’est principalement durant cette période-là pour trouver des solutions et plus encore, pour inventer des problèmes. S’immerger dans une préparation matérielle méticuleuse, se perdre dans un labyrinthe de détails, lui ouvre une liberté très cohérente avec son ignorance. C’est euphorisant, c’est aussi la meilleure façon d’éviter de penser à autre chose, comme le film même et ce qu’il contiendra.

Mais pourquoi l’Afrique ?
À Samira, il parle de deux séries vues à la télévision durant son enfance. Tarzan et Daktari. Des souvenirs comme un seul, complexe, qui le ramène dans l’appartement où il a grandi. Il ne s’agit pas d’une occasion précise, plutôt une sorte de jour générique. Il est assis sur le canapé, il regarde la télé en début de soirée. Il est seul mais ses parents ne sont pas loin, sa mère probablement en train de préparer le repas, son père bricole quelque chose, sur la voiture ou peut-être dans la cave. Il a conscience de leur présence, il se sent en sécurité. Malgré ça et malgré le bruit diffusé par le poste, il ressent une grande solitude, l’impression d’être entouré d’un énorme silence.
Daktari raconte la vie d’un vétérinaire installé avec son équipe quelque part dans la brousse africaine. Une sorte de grande famille comptant aussi une guenon et un lion qui louche. Chaque épisode voit arriver un mal qui menace la faune, les héros ou leur travail. Évidemment, tout se termine systématiquement bien. Il ne se souvient pas des personnages ni d’aucun détail des histoires, même le lion strabique lui revient seulement après coup. Demeure un sens de lieu, une lumière sèche, l’espace autour des acteurs, les fonds d’images ; une ambiance sans doute largement due à sa propre création. Le mystère, la poésie de l’Afrique, l’exotisme de la jungle, de la savane. Un monde si différent du sien, un monde jamais trop peuplé, où il fait toujours chaud, où presque tout se passe à l’extérieur.

Tarzan, c’est pareil. Il s’identifiait au personnage dans des aventures qui se suivaient infatigablement sans laisser de trace. Ne restent que la rapidité, l’assurance de ses mouvements, son cri, la jungle encore, les animaux. L’Afrique. Limitée, illimitée, sauvage, rassurante, vraie, fausse. Il se voyait naturellement dans ces espaces, se plaisant à se faire peur, s’imaginant heureux, libre, indépendant.
Daktari, il l’a appris depuis, était filmé dans un parc animalier à côté de Los Angeles. L’Afrique de Tarzan vient sûrement de plusieurs continents. Il s’en doutait peut-être même à l’époque, mais il est difficile d’évaluer son innocence, et de toute façon, ce n’est pas la fausseté d’une chose qui mine sa réalité. Il y avait quand même certaines ruptures de continuité entre des images qui le troublaient déjà. Décalages provoqués, il le sait maintenant, par l’insertion de stock-shots. Lorsqu’on voit des animaux sauvages ou pour traduire un regard lointain, quand la caméra tourne comme un personnage pour contempler l’horizon. La lumière, les tons, le grain de l’image diffèrent soudainement des plans précédents. Il a en mémoire une scène standard, qu’il s’agisse d’éléphants, girafes ou autres gazelles ne change rien. En petit groupe ou en troupeau, ils broutent, boivent, se reposent tranquillement dans un second plan hypothétique. Soudain, effrayés par un bruit, une menace censés sortir de l’action au premier plan de l’émission, ils s’enfuient, tournant le dos à la caméra.

Alors, pourquoi réellement l’Afrique ?
Curieusement, étant donné le peu de moyens à sa disposition, une fois la décision prise, il ne considère jamais l’option de faire comme ces anciennes séries, tourner ailleurs, faire l’Afrique sans l’Afrique. Il ne sait pas ce qu’il attend de l’Afrique ni ce qu’elle pourra lui offrir, mais il ne s’agit pas de disposer d’un décor exotique devant lequel dérouler son histoire ; il n’y a pas d’histoire. Il n’a rien à raconter. L’histoire sera entre le lieu et lui. Son ignorance de l’Afrique est totale, mais il ne veut pas en faire une blague, pas plus qu’il n’a l’intention de prétendre remédier à cette ignorance à travers une sorte de quête ou enquête documentaire lourde de sincérité.

Certains critiques du film parlent d’un retour aux sources, aux origines. Le berceau de l’humanité. Le monde avant l’argent, l’industrie, le chômage. Je les félicite pour leur imagination mais le film n’a pas été pensé comme ça. Heureusement sans doute, sinon j’aurais pu être tenté de monter un truc bateau avec une fille qui se serait appelée Lucy. Justement, il y a un article méprisable où l’auteur, voulant être malin sans doute, propose un lien avec le tableau de Courbet, L’Origine du monde. Buchi n’est pas Lucy. Elle n’est pas juste un symbole.

Derek Munn - Mon cri de Tarzan - éditions Leo Scheer
Hugues Charybde, le 14/12/2020

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