L'AUTRE QUOTIDIEN

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La santé en mode "Sauve qui peut" et secousses associées - une littérature qui prend soin de nous

« On avait changé de lunettes et un continent immense avait surgi » : quinze nouvelles pour tenter d’imaginer les lignes de fuite de notre rapport social et politique aux systèmes de santé. Impressionnant.

La fiction littéraire en général, et la science-fiction en particulier, s’attachent depuis longtemps aux résonances intimes de la santé, de la maladie, du trauma ou de la dégénérescence, l’emphase étant fort logiquement placée tantôt sur les contenus technologiques éventuels d’un futur dans le domaine (pour la science-fiction, officiellement revendiquée ou non) tantôt sur les conséquences psychologiques le plus souvent individuelles du passé et du présent ainsi mobilisés (pour la fiction littéraire dite, à tort ou à raison, « générale »).

Il est beaucoup plus rare en revanche de voir la fiction se pencher sur les politiques globales de santé et leur évolutions, aux exceptions notables, parmi quelques autres, d’un John King (dont le « White Trash » de 2002 auscultait à la fois rageusement et malicieusement, comme à son habitude, le cost cutting hospitalier déchaîné au Royaume-Uni) ou, paradoxe apparent, d’un Robin Cook (non pas le génial auteur britannique de « J’étais Dora Suarez », mais bien le fabricant américain à la chaîne de trente-sept thrillers médicaux à grand succès entre 1972 et 2019), dont l’une des rares constantes, parmi l’ensemble foisonnant des problèmes médicaux ou biologiques abordés, est tout au long de son œuvre la question du financement des soins et de la structure de profit de l’industrie pharmaceutique, avec un regard critique, presque spéculatif, généralement inattendu chez un auteur de ce type.

Il était donc particulièrement excitant, après le formidable travail effectué dans l’anthologie « Demain le travail » en 2017, de voir arriver maintenant quinze nouvelles autour de « Demain la santé », avec leur angle pleinement politique et parfaitement assumé, dans un nouveau recueil collectif assemblé par Stuart Calvo (qui en signe aussi l’excellente postface) et publié à La Volte en octobre 2020. Sous la lumière crue et efficiente du scialytique, ou face à une tentation tomodensimétrique, aucune déception, bien au contraire : le foisonnement des angles retenus par les autrices et les auteurs nous offre une bien rare vue en coupe d’un système de santé multiforme éventuellement malade, mais apte à se régénérer, pour peu que les questions de l’accès aux soins, de la diffusion du savoir, de la gradation des traitements, de l’osmose entre le physique et le psychologique, de la gestion de l’investissement et du (non-)profit soient bien traitées comme elles le méritent, en objets politiques essentiels, et non en résidus incompressibles mais ignorables d’évolutions technologiques et commerciales réputées inexorables.

Des maladies chroniques ?
On en avait toutes à la moins une : thyroïde défaillante, diabète, hypertension, trouble mentale, Crohn ou que sais-je encore, dont on évoquait la diagnostic comme ça, en passante. C’est à peine si la terme de maladie signifiait quelque chose. On parlait d’ailleurs d’affections, comme si elle s’agissait de passions ou de traites de caractère dont la chronicité s’inscrivait dans nos quotidiennes sous forme d’obligation à se présenter régulièrement à la guichette des drogueries pour percevoir notre traitement.

On a tous dans le cœur un morceau de ferraille usée
Un vieux scooter de rêve pour faire le cirque dans le quartier
Et la petite fille chantait

Celles qui pouvaient bénéficier d’injections à effet longue durée paraissaient les plus chanceuses. Nous, les autres, devions récupérer des gélules ou des gouttes pour une à trois mois de soin à gérer soi-même. (Ketty Steward)

Ketty Steward (« Lozapéridole 50 mg comprimée pelliculée ») nous prouve, avec le brio qu’on lui connaît – au moins depuis ses recueils « Connexions interrompues » et « Confessions d’une séancière » – pour insuffler du sens vibrant dans ce qui se présente d’abord comme un quotidien des plus ordinaires, que le contenu politique de la santé peut commencer tout près de chez soi, quasiment au coin de la rue. Comme le rappelle avec force l’enquête UFC-Que choisir publiée le 9 novembre 2020, de 44 références en 2008, les pénuries de médicaments en France sont passées à 2 400 références en 2020, la grande majorité des molécules concernées n’étant pas des traitements de confort, mais bien des soins essentiels pour les patients concernés (MITM : médicaments d’intérêt thérapeutique majeur). Entre cynisme des laboratoires exploitants mesurant en permanence la rentabilité de chaque molécule et inaction des pouvoirs publics gagnés chaque mois davantage par cette fausse culture de l’efficacité qui confond services publics et dividendes fictifs, la réalité est dure à avaler, et la prouesse science-fictive réussie par Ketty Steward est bien de la décaler joliment, appuyée par nombre de notices rappelant posologies et contre-indications, pour approfondir les effets socio-psychologiques actuels et potentiels de ces pénuries savamment entretenues. Et la mise au féminin absolutiste du texte, conduite dans ces 33 pages, au-delà d’un jeu habilement déstabilisant pour nous faire ressentir, entre œil et cerveau, le caractère non naturel et éminemment politique de certains choix grammaticaux historiques, nous rappelle aussi insidieusement que, dans la vaste gamme des pénuries médicamenteuses contemporaines, celles concernant des affections majoritairement (quelles qu’en soient les raisons) ou spécifiquement féminines représentent une part disproportionnée de l’ensemble, renforçant ainsi le sens et la nécessité de la contre-invisibilisation produite par cette « Lozapéridole 50 mg comprimée pelliculée ».

Elle préférera ranger son téléphone et partager des sandwiches avec ses amis, en vérifiant leur matériel. Les foulards imbibés de vinaigre, enfermés dans des sachets à zip, les dosettes de sérum physio, celles contre les brûlures, d’estomac à l’origine, les bouteilles d’eau. Des frondes, à garder au fond des poches, et même un cran d’arrêt. Ses papiers dans une pochette, contre son ventre. Régulièrement, elle jettera un coup d’œil aux forces de l’ordre forcé se massant autour de la place. Elle comptera les camions bourrés de scarabées noirs, les canons à eau, les boucliers déjà prêts, et se demandera comment et si les autres cortèges pourront les rejoindre. Celui des profs, ceux des médecins, infirmiers, aides-soignants, celui des cheminots, celui des juges et avocats, des artistes, et de tous les autres, les plus nombreux, que leur seule profession n’aura pas suffi à définir. Une fois de plus, sans oser le dire, elle se demandera si tout cela a bien un sens, autre que de crier le plus fort possible pour continuer à exister, pour chasser l’angoisse, et elle doutera. Le moment d’après, pourtant, elle regardera à nouveau ses amis et elle saura : oui, le sens est bien là. Dans Lina, avec sa tignasse décolorée, en train de garnir son casse-dalle de tranches de beurre épaisses d’un doigt – il faudra bien nourrir son mètre quatre-vingt-dix. Dans Chia-Jong, qui a cette période se fera encore appeler Paul par commodité, et qui un jour l’aura presque convaincue d’apprendre le mandarin. Dans Lucas, qui tapotera son écran et lira à voix haute toutes les dernières astuces pour se remettre des lacrymos, sans en oublier une seule – même Doctissimo, pour suivre l’air du temps, aura ouvert sa rubrique « Rue », quelque part entre « Psycho » et « Sexo ». Dans Nour, aussi, occupée à faire la sieste sur le dallage noir et blanc de la grande place, son sac sur les yeux. Et dans Jean-Barthélémy, JB, avec son air de geek un peu bourge, à qui elle proposera peut-être de venir dormir chez elle, après. En cet instant précis, Katia sera saisie d’une nostalgie joyeuse, et elle saura, avec la plus profonde certitude, qu’elle les aimera toujours, même quand ils deviendront les vieux cons de leurs propres enfants, même quand la vie les séparera – car cela arrivera, un jour ou l’autre, par cette voie-ci ou cette voie-là. Elle se dira aussi que l’avenir ne sera pas si sombre, tant qu’il restera des amis auprès de qui s’asseoir, et elle ne se sentira plus si mal. (Chloé Chevalier)

Pour peu que la gestion cynique de l’accès aux traitements ne soit pas plus radicalement prise en compte, maîtrisée et imposée le cas échéant, un terrible versant spéculatif s’ouvre pour une médecine à (au moins) deux vitesses, médecine de combat et de fortune face à celle, riche et autrement plus efficace a priori, engendrée par un mécanisme systémique où le profit engendré pour quelques-uns tient un peu plus chaque jour la part belle : ce sont ces versants-là, à partir des prémisses simples et néanmoins rusées posées par Ketty Steward, qu’explorent à leur manière, par des angles bien distincts, quatre autrices et auteurs au sein du recueil.

Chloé Chevalier (« Les derniers possibles »), tout en jouant initialement et joliment avec des tropes de diversité qui auraient plu au Cedric Klapisch de « L’auberge espagnole », rebondit sur l’actuel développement tristement logique de la médecine de rue (les street medics des manifestations durement réprimées, un peu partout – mais tout particulièrement en France depuis 2014-2015) pour imaginer, sur fond de divergence croissante entre riches et pauvres, le maintien d’un savoir médical, certes de fortune, mais authentique et rationnel, face à un risque obscurantiste, permettant de gagner du temps sans attendre la reconstruction par les marionnettes d’un « Enig Marcheur ». Il y a là aussi une rusée transformation de la notion enfuie d’éducation populaire sous condition de solidarité dans la transmission, appliquée à un sujet autrement sensible, où il y a va de la survie individuelle et collective.

Le casse s’était presque bien passé, donc. Louise avait même embarqué les baguettes à sushis que Desneuf avait utilisées le midi, on ne sait jamais. Sauf que cet abruti de Nico avait tenu à taguer la litho et le ballon du directeur. Les poulets avaient rappliqué et il avait fallu se planquer. En s’enfuyant par la rue de la Concorde, ils avaient trouvé refuge dans la piscine municipale. Une piscine somptueuse, encore davantage la nuit, baignée par l’obscurité. En entrant dans les lieux, Louise et Nico pensaient avoir fait le plus dur, et ils étaient clairement plus happés par l’atmosphère sourde et humide, par l’ambiance feutrée, légèrement battue par les reflets de l’eau sur les murs, que par le risque de se faire coffrer. Une déconcentration bien malheureuse à vrai dire. Car ce ne sont pas les keufs qui eurent raison des deux Lupin. Captivé par la régularité et la symétrie des vestiaires surplombant le bassin, Nicolas n’entendit pas le ronronnement certes imperceptible mais néanmoins engageant de l’aspirateur. Cet énorme tube posé sur le sol et aspirant puis rejetant l’eau, Nicolas se prit les pieds dedans et tomba à la renverse dans le bassin. Et manque de chance, si les outils nécessaires au braquage se trouvaient dans le sac de Louise, les rapports volés, eux, reposaient dans celui de Nicolas. Leurs espoirs, c’est le cas de le dire, tombaient à l’eau.
Nicolas avait tout fait capoter, les rapports faisaient trempette dans les eaux chlorées de la piscine de la Concorde. Retour au point de départ. Surtout, on avait rendu furax Desneuf, qui demandait à ce que le fichier ADN soit mobilisé, que les géants du numérique fournissent des rapports sur les possibles coupables, que l’arrêté anti-terrorisme vert/rouge s’applique sur-le-champ et qu’on condamne sans attendre ces moins-que-rien. Sa litho, merde ! (Benno Maté)

Pour peu que la gestion cynique de l’accès aux traitements ne soit pas plus radicalement prise en compte, maîtrisée et imposée le cas échéant, un terrible versant spéculatif s’ouvre pour une médecine à (au moins) deux vitesses, médecine de combat et de fortune face à celle, riche et autrement plus efficace a priori, engendrée par un mécanisme systémique où le profit engendré pour quelques-uns tient un peu plus chaque jour la part belle : ce sont ces versants-là, à partir des prémisses simples et néanmoins rusées posées par Ketty Steward, qu’explorent à leur manière, par des angles bien distincts, quatre autrices et auteurs au sein du recueil.

Chloé Chevalier (« Les derniers possibles »), tout en jouant initialement et joliment avec des tropes de diversité qui auraient plu au Cedric Klapisch de « L’auberge espagnole », rebondit sur l’actuel développement tristement logique de la médecine de rue (les street medics des manifestations durement réprimées, un peu partout – mais tout particulièrement en France depuis 2014-2015) pour imaginer, sur fond de divergence croissante entre riches et pauvres, le maintien d’un savoir médical, certes de fortune, mais authentique et rationnel, face à un risque obscurantiste, permettant de gagner du temps sans attendre la reconstruction par les marionnettes d’un « Enig Marcheur ». Il y a là aussi une rusée transformation de la notion enfuie d’éducation populaire sous condition de solidarité dans la transmission, appliquée à un sujet autrement sensible, où il y a va de la survie individuelle et collective.

Le casse s’était presque bien passé, donc. Louise avait même embarqué les baguettes à sushis que Desneuf avait utilisées le midi, on ne sait jamais. Sauf que cet abruti de Nico avait tenu à taguer la litho et le ballon du directeur. Les poulets avaient rappliqué et il avait fallu se planquer. En s’enfuyant par la rue de la Concorde, ils avaient trouvé refuge dans la piscine municipale. Une piscine somptueuse, encore davantage la nuit, baignée par l’obscurité. En entrant dans les lieux, Louise et Nico pensaient avoir fait le plus dur, et ils étaient clairement plus happés par l’atmosphère sourde et humide, par l’ambiance feutrée, légèrement battue par les reflets de l’eau sur les murs, que par le risque de se faire coffrer. Une déconcentration bien malheureuse à vrai dire. Car ce ne sont pas les keufs qui eurent raison des deux Lupin. Captivé par la régularité et la symétrie des vestiaires surplombant le bassin, Nicolas n’entendit pas le ronronnement certes imperceptible mais néanmoins engageant de l’aspirateur. Cet énorme tube posé sur le sol et aspirant puis rejetant l’eau, Nicolas se prit les pieds dedans et tomba à la renverse dans le bassin. Et manque de chance, si les outils nécessaires au braquage se trouvaient dans le sac de Louise, les rapports volés, eux, reposaient dans celui de Nicolas. Leurs espoirs, c’est le cas de le dire, tombaient à l’eau.
Nicolas avait tout fait capoter, les rapports faisaient trempette dans les eaux chlorées de la piscine de la Concorde. Retour au point de départ. Surtout, on avait rendu furax Desneuf, qui demandait à ce que le fichier ADN soit mobilisé, que les géants du numérique fournissent des rapports sur les possibles coupables, que l’arrêté anti-terrorisme vert/rouge s’applique sur-le-champ et qu’on condamne sans attendre ces moins-que-rien. Sa litho, merde ! (Benno Maté)

Benno Maté (« CRISPR casse Desneuf ») traite joueusement des méandres de la confiscation de soins, imaginant certaines organisations communales renouvelées, certaines résistances inattendues, en y mixant des ingrédients issus du film de casse et du comic relief, langagier et gestuel, d’une façon que ne renierait certainement pas le Julien Campredon de « Brûlons tous ces punks pour l’amour des elfes ». Comme diraient les chantres des accords public-privé en la matière (profits privés et pertes publiques, comme à l’habitude) : « un bien beau partenariat ».

Dès le départ, en plein d’endroits, les premiers groupes de coordos (survivos, philosophes, poètes, ingénieurs, paysans) étaient arrivé.e.s à la conclusion que, dans les temps futurs, tout serait déterminé par les préoccupations de santé. La fusion (plutôt l’écrasement) des géants de la pharma par les anciennes Gafas avait bien montré que, dans la précipitation technophile et politique, la santé serait l’enjeu ultime.
En modelant nos flux de paroles et de pensée, les Triple A (Alibaba, Alphabet, Amazon) avaient acquis le contrôle sur notre santé sociale ; en nous abreuvant de stimuli, en remplissant nos champs visuel, olfactif, tactile, sanguin et mémoriel de messages dissonants, de nano-particules, de drogues et médicabouffes, elles s’étaient emparées de notre santé mentale. Désormais la (les) société(s) de flux visai(en)t en définitive à faire main basse sur le plus puissant, le plus tonitruant en même temps que le plus discret d’entre tous : la circulation des globules et des impulsions électriques dans nos artères, nos veines et nos nerfs ; c’était le contrôle par la dépendance organique que les Corpos regardaient avec appétit en voulant s’approprier nos cœurs, nos jambes et nos cerveaux.
Mais elles se confrontèrent rapidement à un dilemme où nous trouvâmes, nous, notre salut et des camarades, leur perte. La collecte des données indispensables à leur pouvoir nécessitait par définition une connaissance totale, une cartographie maximale de nos intimités, laquelle n’était possible que grâce à une diffusion technologique (chaque traqueur, capteur, cookie ramenant à sa maîtresse IA les précieuses data) rendue impossible par les effets du dérèglement climatique et de la Raréfaction totale (lesquels effets nécessitèrent de plus en plus de recherches et d’actions du champ médical, lesquelles requéraient plus de diffusion technologique etc. ad vitam et nauseam.)
C’est alors que l’Archipel proposa à ses îlots de joindre leurs vagues pour nouer un pacte avec ces démons-déments : échanger nos données de santé – puis, à mesure que les raréfactions progressaient, certaines de nos récoltes pharmaceutiques – contre des ressources énergétiques et – surtout – médicamenteuses. (Elio Possoz)


Elio Possoz (« Barreuse de faille ») opère dans une direction comparable, mais avec des moyens techniques sensiblement différents, jouant avec la poésie et l’oralité, avec le souffle et avec la respiration, pour imaginer l’articulation entre d’ultimes balkanisations, des trafics de données médicales gafaisées à outrance, des médicaments de contrebande, des négociations commerciales acharnées, des fantasmes d’immortalité, en laissant la part belle au chant et à l’incantation d’apaisement, dans une étrange résonance avec la médecine navajo de l’âme telle qu’évoquée par exemple chez Tony Hillerman.

Tu veux que je te dise leur problème ? Ils ont lu trop de SF. Ils ont oublié que la plèbe, c’était pas juste un grand morceau de mou que les héros sauveront à grands coups de technologie ou de rhétorique. Les deux, on leur a chouré, le matos et la tech, et tout le reste. Ils sont tellement occupés à nous latter la gueule, ils ont pas vu qu’on venait leur siphonner de quoi retransfuser les troupes. On est immortels ! On va tous crever, évidemment, mais on crèvera immortels, debout sur nos prolo-palettes, avec du sang neuf juste derrière pour prendre la relève, tout rougi d’oxygène de contrebande et de prolo-plaquettes. (Mélanie Fievet)

Mélanie Fievet (« Inotropisme ») pousse sans doute le plus loin l’illustration de cette première grande veine au sein du recueil, avec une mutation épique des street medics contemporains en une véritable armée résistante médicalisée, nourrie de ce vocabulaire fiévreux et de cette syntaxe guerrière qu’on l’avait déjà vu mettre en œuvre, dans la lignée langagière de « La horde du contrevent » d’Alain Damasio, dans sa nouvelle « Steppe back » en bonus de l’étude « L’étoffe dont sont tissés les vents » d’Antoine St. Epondyle. Elle permet à une clameur de se lever, lorgnant du côté des « Slogans » de Maria Soudaïeva et des tranchées métaphoriques du post-exotisme pour développer une poésie combattante de l’urgence, à plus d’un titre.


Elio Possoz (« Barreuse de faille ») opère dans une direction comparable, mais avec des moyens techniques sensiblement différents, jouant avec la poésie et l’oralité, avec le souffle et avec la respiration, pour imaginer l’articulation entre d’ultimes balkanisations, des trafics de données médicales gafaisées à outrance, des médicaments de contrebande, des négociations commerciales acharnées, des fantasmes d’immortalité, en laissant la part belle au chant et à l’incantation d’apaisement, dans une étrange résonance avec la médecine navajo de l’âme telle qu’évoquée par exemple chez Tony Hillerman.

Tu veux que je te dise leur problème ? Ils ont lu trop de SF. Ils ont oublié que la plèbe, c’était pas juste un grand morceau de mou que les héros sauveront à grands coups de technologie ou de rhétorique. Les deux, on leur a chouré, le matos et la tech, et tout le reste. Ils sont tellement occupés à nous latter la gueule, ils ont pas vu qu’on venait leur siphonner de quoi retransfuser les troupes. On est immortels ! On va tous crever, évidemment, mais on crèvera immortels, debout sur nos prolo-palettes, avec du sang neuf juste derrière pour prendre la relève, tout rougi d’oxygène de contrebande et de prolo-plaquettes. (Mélanie Fievet)

Mélanie Fievet (« Inotropisme ») pousse sans doute le plus loin l’illustration de cette première grande veine au sein du recueil, avec une mutation épique des street medics contemporains en une véritable armée résistante médicalisée, nourrie de ce vocabulaire fiévreux et de cette syntaxe guerrière qu’on l’avait déjà vu mettre en œuvre, dans la lignée langagière de « La horde du contrevent » d’Alain Damasio, dans sa nouvelle « Steppe back » en bonus de l’étude « L’étoffe dont sont tissés les vents » d’Antoine St. Epondyle. Elle permet à une clameur de se lever, lorgnant du côté des « Slogans » de Maria Soudaïeva et des tranchées métaphoriques du post-exotisme pour développer une poésie combattante de l’urgence, à plus d’un titre.

C’est bien du côté du travail profond de la métaphore, du paradoxe, du contre-emploi et de l’expérience de pensée joueuse que nous entraînent à leur tout cinq autrices et auteurs, en construisant une palette de mises en abîme redoutables au sein du recueil.

Lise N. (« Éthique de la gravité ») exploite en beauté les tours et les détours, les absurdités et les faux espoirs qui peuvent se nicher au cœur de la dangereuse expression « apprivoiser la maladie »,  mobilisant aussi bien une forme inoculée avec ruse du Éric Nataf de « Autobiographie d’un virus » que les ramifications du Boris Vian de « L’herbe rouge », pour forcer dans ses retranchements un discours para-médical lénifiant et en démontrer l’inanité ou la vacuité, faute d’une compréhension réelle des conditions de température et de pression dans lesquelles le travail métaphorique serait légitime.

Sylvain Palard (« À l’intérieur d’Orchid Naakey ») revisite avec habileté la notion de barrière médicale, en s’appuyant initialement sur les fâcheuses tendances des industries de la consommation (auxquelles hélas les industries pharmaceutiques ne sont pas suffisamment étrangères – bien avant le scandale du Mediator, par exemple, les pratiques délirantes des commerciaux de certains laboratoires auprès des médecins, voire des hôpitaux, étaient bien connues) à intégrer dans leur design obsolescence programmée et addictivité, pour travailler la valeur métaphorique des notions d’hybridation (on songera certainement, logiquement, aux « Furtifs » d’Alain Damasio), de contamination réciproque et de parasitage (on songera peut-être à la descolada de « La voix des morts », chez Orson Scott Card). Les spectres immunitaires rusés du « The Only Ones » de Carola Dibbell rôdent à loisir dans cette nouvelle.

Jean-Charles Vidal (« Dans la forêt »), en imaginant des porteurs de guérison, affecte de questionner les bases rationnelles de ce qui ressort de la sorcellerie antique ou du chamanisme plus contemporain, en ne rechignant pas à s’appuyer sur d’autres séries de métaphores, des forêts redevenues hercyniennes (dont le « Traité du rebelle » d’Ernst Jünger nous rappelait dès 1951 la valeur imagée) au chemin de fer souterrain d’un Colson Whitehead, pour mieux travailler du côté tout à fait actuel de la part de bouc émissaire tapie dans le statut des personnels soignants d’aujourd’hui.

Avons-nous conservé la connaissance de ces médications ?
– Oui, mais jamais nous ne les utilisons. Elles étaient issues des mêmes paradigmes qui coupaient les À-vides de leur Terre et de leurs semblables. Des pensées réductrices, parcellaires, qui ne concevaient de forme d’existence qu’à travers la quantification, basées sur des modèles trop simples et des cartes de pensée lacunaires.
– Mais ils utilisaient les savoirs techniques qui les avaient élevés à des strates inouïes d’existence…
– La panacée d’une ère est le venin de la suivante.
– Pourtant, c’est sur leurs technologies que sont basés les quatre Dons.
– Nous n’en faisons pas les mêmes usages. Avant notre humanité, les eÀ-vides s’étaient désynchronisés du monde, et l’arrachement que cela provoqua eut deux conséquences : il les rendit malades et les poussa loin du Système, après nous avoir causé de nombreux tourments. La fin de la rentabilité du Système nous libéra, après des siècles de pénuries orchestrées par ceux qui en avaient les moyens, pour conserver la tête de la hiérarchie qu’imposaient leurs propres conceptions. Les À-vides rêvaient de conquêtes. Ils voulaient exploiter les astres exo-solaires. Ils rêvaient de mines d’hélium-3 de la taille d’un monde. Ils rêvaient de transformer les étoiles en centrales électriques. Ils rêvaient en grand, de ces êtres qui peuplaient l’imaginaire des peuples d’antan : les dieux. Ils rêvaient en petit, leur horizon s’arrêtant aux performances de ceux qu’ils jalousaient. Cela les coupait de leurs semblables et ils furent incapables de faire société. Cela les coupait de la Terre et ils finirent de la brûler avant de l’abandonner, elle et son étoile, pour partir vers d’autres soleils, guidés par leurs mythes. Cela les coupait d’eux-mêmes, et ils étaient assaillis par la consomption spontanée de leurs neurones en attrition, empoisonnés par leurs hormones déréglées, portés vers l’agonie dans la révolte de leurs noyaux cellulaires devenus cannibales. Leur mal était comme un désert qui croissait sans cesse en eux et entre eux. Comme si leur corps entier entrait en nécrose alors qu’ils s’obstinaient dans la maladie. La Maladie du Vide. (Tristan Bultiauw)

Tristan Bultiauw (« Aszgôn ») et Théodore Koshka (« Fall ») utilisent tous deux l’arsenal classique science-fictif, en détournant le déplacement dans le temps et dans l’espace pour explorer deux motifs essentiels en matière de politique de santé au long cours. Sur les prémisses du moment historique de l’avidité (à-vidité) triomphante et de la révolte massive qui s’ensuivit (où l’on retrouverait en couche mince certains travaux de Kim Stanley Robinson), Tristan Bultiauw questionne avec une ardeur richement imaginative la concorde et la dissonance, au plan socio-psychologique, ou plutôt la possibilité et la mémoire de la violence au sein d’une société réputée « saine », tandis que Théodore Koshka, jouant d’une cité des mille planètes où évolueraient nombre des thématiques du « Cycle de l’Élévation » de David Brin ou du formidable « Canopus dans Argo : Archives » de Doris Lessing, travaille une psychiatrie relativiste comme un métaphore ramifiée de l’acceptation pleine des contraintes de l’altérité.

Trois autrices et auteurs ont collé de beaucoup plus près aux évolutions en cours des technologies de management de la santé, de la généralisation de la médecine préventive et de la veille corporelle à la digitalisation tous azimuts, de la gouvernance mondiale en souffrance aux progrès de l’intelligence artificielle de diagnostic et de contrôle.

Raphaël Granier de Cassagnac (« FeelGood ») propose un optimisme raisonné dans la gestion mondialisée des systèmes de santé convergents, par la grâce d’une subversion des entreprises privées et des fondations à qui auraient été confiées les manettes pour des raisons technologiques et budgétaires. Dans un élan utopique de sortie par le haut et de bienveillance in fine, on retrouve une partie du charme rêveur et pourtant minutieux qui présidait, dans de tous autres domaines, à la fabuleuse nouvelle « Sierra Maestra » (1975) de Norman Spinrad.

Hors les inévitables survivants de la vieille école, les instances médicales déconseillaient formellement aux généralistes la pratique de l’examen clinique. Autant demander à un présentateur d’infos 24/24 de résoudre la gravité quantique ! Personne n’escomptait plus qu’une expérience acquise sur le tas par un unique individu – fût-il diplômé de McGill – pût conduire aussi vite et aussi précisément que l’inveillance à pénétrer un état physiologique. Aucun médecin sensé n’aurait traqué la vérité d’un corps par ce filet de déductions plus ou moins solide qu’était au fond l’examen clinique, bon pour un Hercule Poirot ou pour un juge Ti. On avait changé de lunettes et un continent immense avait surgi. Ni plus ni moins qu’une nouvelle révolution copernicienne. Cette fois, c’était la centralité de la cellule, de l’organe et même celle du corps entier que l’on avait fichue au rebut, au profit d’un système bien plus vaste : le liant numérique et les champs de probabilité dynamiques. Pour la médecine, les êtres vivants avaient perdu cette unité si exactement détourée, perdu la sûreté de la frontière. Ils étaient devenus des nuées, des nébuleuses, des océans. Des galaxies de vecteurs et de chiffres.
« Tu vois, ma petite Laura, résuma Sébaste, ce n’est pas à la peau que les corps s’arrêtent. D’ailleurs, ils n’existent même pas ! Parce que nous sommes des nuages. »
Tout le monde y avait gagné. Grâce aux captations des implants et des terminaux robiotiques, grâce à une attention continuelle et grâce à la sagacité artificielle du Whole Data, l’inveillance tramait en temps réel l’histoire de chaque organisme avec ses équilibres biochimiques, son homéostasie, ses capacités dissipatives, ses échanges avec l’environnement. Biones et toTems n’inveillaient pas seulement le corps mais aussi ce qu’il ingérait, ce qu’il respirait, ce qu’il touchait.
« Quand je revois mes cours ! Si tu savais, ah, si tu savais le beau fatras d’inconséquences ! » (Norbert Merjagnan)

Norbert Merjagnan (« De nos corps inveillés viendra la vie éternelle »), avec son inveillance, examine avec son brio habituel l’interaction entre les data et le ressenti, entre la médecine préventive informatisée et l’apport historique de l’examen clinique, entre la gestion de la réalité et le recours onirique marchandisé (avec comme un écho lointain du « Temps du rêve » (2012) de Norman Spinrad), tout en mesurant avec subtilité les différences concurrentielles entre diverses propositions potentielles de digitalisation médicale par le marché imaginé, mais résolument en gestation aujourd’hui.

Avons-nous conservé la connaissance de ces médications ?
– Oui, mais jamais nous ne les utilisons. Elles étaient issues des mêmes paradigmes qui coupaient les À-vides de leur Terre et de leurs semblables. Des pensées réductrices, parcellaires, qui ne concevaient de forme d’existence qu’à travers la quantification, basées sur des modèles trop simples et des cartes de pensée lacunaires.
– Mais ils utilisaient les savoirs techniques qui les avaient élevés à des strates inouïes d’existence…
– La panacée d’une ère est le venin de la suivante.
– Pourtant, c’est sur leurs technologies que sont basés les quatre Dons.
– Nous n’en faisons pas les mêmes usages. Avant notre humanité, les eÀ-vides s’étaient désynchronisés du monde, et l’arrachement que cela provoqua eut deux conséquences : il les rendit malades et les poussa loin du Système, après nous avoir causé de nombreux tourments. La fin de la rentabilité du Système nous libéra, après des siècles de pénuries orchestrées par ceux qui en avaient les moyens, pour conserver la tête de la hiérarchie qu’imposaient leurs propres conceptions. Les À-vides rêvaient de conquêtes. Ils voulaient exploiter les astres exo-solaires. Ils rêvaient de mines d’hélium-3 de la taille d’un monde. Ils rêvaient de transformer les étoiles en centrales électriques. Ils rêvaient en grand, de ces êtres qui peuplaient l’imaginaire des peuples d’antan : les dieux. Ils rêvaient en petit, leur horizon s’arrêtant aux performances de ceux qu’ils jalousaient. Cela les coupait de leurs semblables et ils furent incapables de faire société. Cela les coupait de la Terre et ils finirent de la brûler avant de l’abandonner, elle et son étoile, pour partir vers d’autres soleils, guidés par leurs mythes. Cela les coupait d’eux-mêmes, et ils étaient assaillis par la consomption spontanée de leurs neurones en attrition, empoisonnés par leurs hormones déréglées, portés vers l’agonie dans la révolte de leurs noyaux cellulaires devenus cannibales. Leur mal était comme un désert qui croissait sans cesse en eux et entre eux. Comme si leur corps entier entrait en nécrose alors qu’ils s’obstinaient dans la maladie. La Maladie du Vide. (Tristan Bultiauw)

Tristan Bultiauw (« Aszgôn ») et Théodore Koshka (« Fall ») utilisent tous deux l’arsenal classique science-fictif, en détournant le déplacement dans le temps et dans l’espace pour explorer deux motifs essentiels en matière de politique de santé au long cours. Sur les prémisses du moment historique de l’avidité (à-vidité) triomphante et de la révolte massive qui s’ensuivit (où l’on retrouverait en couche mince certains travaux de Kim Stanley Robinson), Tristan Bultiauw questionne avec une ardeur richement imaginative la concorde et la dissonance, au plan socio-psychologique, ou plutôt la possibilité et la mémoire de la violence au sein d’une société réputée « saine », tandis que Théodore Koshka, jouant d’une cité des mille planètes où évolueraient nombre des thématiques du « Cycle de l’Élévation » de David Brin ou du formidable « Canopus dans Argo : Archives » de Doris Lessing, travaille une psychiatrie relativiste comme un métaphore ramifiée de l’acceptation pleine des contraintes de l’altérité.

Trois autrices et auteurs ont collé de beaucoup plus près aux évolutions en cours des technologies de management de la santé, de la généralisation de la médecine préventive et de la veille corporelle à la digitalisation tous azimuts, de la gouvernance mondiale en souffrance aux progrès de l’intelligence artificielle de diagnostic et de contrôle.

Raphaël Granier de Cassagnac (« FeelGood ») propose un optimisme raisonné dans la gestion mondialisée des systèmes de santé convergents, par la grâce d’une subversion des entreprises privées et des fondations à qui auraient été confiées les manettes pour des raisons technologiques et budgétaires. Dans un élan utopique de sortie par le haut et de bienveillance in fine, on retrouve une partie du charme rêveur et pourtant minutieux qui présidait, dans de tous autres domaines, à la fabuleuse nouvelle « Sierra Maestra » (1975) de Norman Spinrad.

Hors les inévitables survivants de la vieille école, les instances médicales déconseillaient formellement aux généralistes la pratique de l’examen clinique. Autant demander à un présentateur d’infos 24/24 de résoudre la gravité quantique ! Personne n’escomptait plus qu’une expérience acquise sur le tas par un unique individu – fût-il diplômé de McGill – pût conduire aussi vite et aussi précisément que l’inveillance à pénétrer un état physiologique. Aucun médecin sensé n’aurait traqué la vérité d’un corps par ce filet de déductions plus ou moins solide qu’était au fond l’examen clinique, bon pour un Hercule Poirot ou pour un juge Ti. On avait changé de lunettes et un continent immense avait surgi. Ni plus ni moins qu’une nouvelle révolution copernicienne. Cette fois, c’était la centralité de la cellule, de l’organe et même celle du corps entier que l’on avait fichue au rebut, au profit d’un système bien plus vaste : le liant numérique et les champs de probabilité dynamiques. Pour la médecine, les êtres vivants avaient perdu cette unité si exactement détourée, perdu la sûreté de la frontière. Ils étaient devenus des nuées, des nébuleuses, des océans. Des galaxies de vecteurs et de chiffres.
« Tu vois, ma petite Laura, résuma Sébaste, ce n’est pas à la peau que les corps s’arrêtent. D’ailleurs, ils n’existent même pas ! Parce que nous sommes des nuages. »
Tout le monde y avait gagné. Grâce aux captations des implants et des terminaux robiotiques, grâce à une attention continuelle et grâce à la sagacité artificielle du Whole Data, l’inveillance tramait en temps réel l’histoire de chaque organisme avec ses équilibres biochimiques, son homéostasie, ses capacités dissipatives, ses échanges avec l’environnement. Biones et toTems n’inveillaient pas seulement le corps mais aussi ce qu’il ingérait, ce qu’il respirait, ce qu’il touchait.
« Quand je revois mes cours ! Si tu savais, ah, si tu savais le beau fatras d’inconséquences ! » (Norbert Merjagnan)

Norbert Merjagnan (« De nos corps inveillés viendra la vie éternelle »), avec son inveillance, examine avec son brio habituel l’interaction entre les data et le ressenti, entre la médecine préventive informatisée et l’apport historique de l’examen clinique, entre la gestion de la réalité et le recours onirique marchandisé (avec comme un écho lointain du « Temps du rêve » (2012) de Norman Spinrad), tout en mesurant avec subtilité les différences concurrentielles entre diverses propositions potentielles de digitalisation médicale par le marché imaginé, mais résolument en gestation aujourd’hui.

Trois autrices et auteurs ont collé de beaucoup plus près aux évolutions en cours des technologies de management de la santé, de la généralisation de la médecine préventive et de la veille corporelle à la digitalisation tous azimuts, de la gouvernance mondiale en souffrance aux progrès de l’intelligence artificielle de diagnostic et de contrôle.

Raphaël Granier de Cassagnac (« FeelGood ») propose un optimisme raisonné dans la gestion mondialisée des systèmes de santé convergents, par la grâce d’une subversion des entreprises privées et des fondations à qui auraient été confiées les manettes pour des raisons technologiques et budgétaires. Dans un élan utopique de sortie par le haut et de bienveillance in fine, on retrouve une partie du charme rêveur et pourtant minutieux qui présidait, dans de tous autres domaines, à la fabuleuse nouvelle « Sierra Maestra » (1975) de Norman Spinrad.

Hors les inévitables survivants de la vieille école, les instances médicales déconseillaient formellement aux généralistes la pratique de l’examen clinique. Autant demander à un présentateur d’infos 24/24 de résoudre la gravité quantique ! Personne n’escomptait plus qu’une expérience acquise sur le tas par un unique individu – fût-il diplômé de McGill – pût conduire aussi vite et aussi précisément que l’inveillance à pénétrer un état physiologique. Aucun médecin sensé n’aurait traqué la vérité d’un corps par ce filet de déductions plus ou moins solide qu’était au fond l’examen clinique, bon pour un Hercule Poirot ou pour un juge Ti. On avait changé de lunettes et un continent immense avait surgi. Ni plus ni moins qu’une nouvelle révolution copernicienne. Cette fois, c’était la centralité de la cellule, de l’organe et même celle du corps entier que l’on avait fichue au rebut, au profit d’un système bien plus vaste : le liant numérique et les champs de probabilité dynamiques. Pour la médecine, les êtres vivants avaient perdu cette unité si exactement détourée, perdu la sûreté de la frontière. Ils étaient devenus des nuées, des nébuleuses, des océans. Des galaxies de vecteurs et de chiffres.
« Tu vois, ma petite Laura, résuma Sébaste, ce n’est pas à la peau que les corps s’arrêtent. D’ailleurs, ils n’existent même pas ! Parce que nous sommes des nuages. »
Tout le monde y avait gagné. Grâce aux captations des implants et des terminaux robiotiques, grâce à une attention continuelle et grâce à la sagacité artificielle du Whole Data, l’inveillance tramait en temps réel l’histoire de chaque organisme avec ses équilibres biochimiques, son homéostasie, ses capacités dissipatives, ses échanges avec l’environnement. Biones et toTems n’inveillaient pas seulement le corps mais aussi ce qu’il ingérait, ce qu’il respirait, ce qu’il touchait.
« Quand je revois mes cours ! Si tu savais, ah, si tu savais le beau fatras d’inconséquences ! » (Norbert Merjagnan)

Norbert Merjagnan (« De nos corps inveillés viendra la vie éternelle »), avec son inveillance, examine avec son brio habituel l’interaction entre les data et le ressenti, entre la médecine préventive informatisée et l’apport historique de l’examen clinique, entre la gestion de la réalité et le recours onirique marchandisé (avec comme un écho lointain du « Temps du rêve » (2012) de Norman Spinrad), tout en mesurant avec subtilité les différences concurrentielles entre diverses propositions potentielles de digitalisation médicale par le marché imaginé, mais résolument en gestation aujourd’hui.

Ils ont réactivé toutes les fonctionnalités de ma prothèse cérébrale. En conséquence, j’ai de nouveau accès à la Real et aux informations que j’avais sauvegardées dans un module de secours crypté, d’installation automatique au redémarrage. Je me souviens parfaitement de ce que j’ai tenté de faire. Tandis que je sors du bureau, je tremble de tout mon corps, pleinement consciente de risquer ma vie. Le couloir qui s’ouvre devant moi est tapissé de liens hyper-Real qui flottent, comme en apesanteur. Sur chaque porte un lien indique le nom du référent et sa spécialité. Par acquit de conscience, je me retourne pour consulter ce que dit la porte de Freeman Eon. Je pousse un long soupir en lisant : « Cyber-infection ». Une guirlande de mots fluorescents entoure une plante verte placée près d’une fenêtre. Je ne prends pas la peine de la lire. Au sol, une flèche rouge indique la direction du hall d’accueil, je presse le pas. (Li-Cam)

Li-Cam (« Protocole d’urgence ») joue aussi dans l’interstice irrésolu entre rêve et réalité, entre monde physique et construction virtuelle, mêlant les progrès d’intelligences artificielles oscillant fort logiquement entre assistance et contrôle, entre possibilités de résistance et impasses révoltées, dans un monde où les péripéties dickiennes seraient rapidement contaminées par les obsessions d’un « Vanilla Sky » ou d’un « Sarah Connor Chronicles », lorsque les prothèses immémoriales du cyberpunk dans son incarnation George Alec Effinger (« Gravité à la manque » et ses deux suites) se révèlent armes offensives aussi bien que défauts de la cuirasse.

Il reste dans ce recueil deux beautés beaucoup plus inclassables que les autres. Lauriane Dufant (« À crocs perdus ») mêle ruse et poésie acérée pour créer le détonant cocktail d’une médecine d’environnement, d’une gestion aux frontières de l’éthique des supposés « cas désespérés », d’une anti-psychiatrie retravaillée de très près par une écologie de l’esprit mutée depuis Gregory Bateson et d’un télescopage monstrueux digne de Jean-Luc André d’Asciano, pour créer un formidable hybride de tendresse improbable et de cruauté inexorable, tandis que Sabrina Calvo (« Considère le nénufar ») sublime le retour apparent au quotidien amorcé ailleurs par Ketty Steward en concoctant dans son hôpital-dispensaire un sulfureux et réjouissant amalgame de vocation médicale toujours réaffirmée, de privatisation de tout ce qui peut rapporter aux investisseurs ou permettre des « économies », de gestion gestuelle des entrepôts Amazon appliquée aux couloirs des services gériatriques, de mise en ruine plus ou moins rampante toujours sous couvert de modernisation, et de métaphorisation parfaite par la grâce d’un nénuphar (dont on verra pourquoi il faut lui préférer nénufar, le moment venu) à la progression réjouissante et envahissante.

Le médecin chef passe nous voir tous les lundis entre 10 heures et 11 heures, pour vérifier que les patients dans les couloirs sont bien rangés. Il s’assure qu’on a rempli nos rapports et que personne n’est mort. L’administrateur, lui, s’occupe de la facturation à l’acte. On n’a jamais trop compris ce dont il s’agissait mais, paraît-il, à la fin des années 80, on est passé d’un modèle global de soin à celui du geste individuel. C’est-à-dire qu’on facture tout : quand on bouge le bras, quand on regarde, même – on a des lunettes spéciales qui permettent de mesurer l’étendue du champ de vision, avec des restrictions en cas de problème budgétaire – ça arrive assez souvent, alors on compense par des rotations de hanches, moins chères. Des fois, mesurer le petit doigt c’est chaud mais on a développé des techniques à nous, avec des attelles graduées et des règles d’écolier cassées en deux. On a des podomètres automatiques dans nos bipeurs Tam-Tam®, ceux qui nous servent à pointer en arrivant et en partant, qui permettent (ou pas) nos pauses pipi et qui enregistrent chaque souffle pour rentabiliser l’air consommé. Pareil : chaque lit est envisagé comme une unité à part entière et tous les gestes de la patiente et de la soignante sont enregistrés. Ça permet de garder un contrôle très fin de la progression des maladies, des fichiers, des papiers imprimés, des outils, des minutes-secondes machine. C’est forcément de la paperasse en plus mais ça aide vraiment la direction à faire des choix. C’est fou comme la technologie facllite la vie quand on met les priorités aux bons endroits. (Sabrina Calvo)

À côté de l’évident talent des autrices et des auteurs ayant contribué à ce recueil, il faut saluer à nouveau l’impressionnant travail de l’anthologiste Stuart Calvo pour assembler ce corpus signifiant, dompter le foisonnement des imaginations, ordonner subtilement les flux thématiques et proposer à notre émotion et à notre réflexion un ensemble déterminant, salutaire, émouvant et entraînant, alors que les bouleversements en cours dans le monde des politiques de santé et la gestion cahin-caha d’une pandémie à échelle mondiale bousculent nos quotidiens comme nos imaginaires.


Collectif ( Sabrina CALVO , Tristan BULTIAUW , Raphaël GRANIER DE CASSAGNAC , Benno MATÉ , Théodore KOSHKA , Lauriane DUFANT , Chloé CHEVALIER , Ketty STEWARD , Norbert MERJAGNAN , Lise N. , Ellio POSOZ , Mélanie FIEVET , Jean-Charles VIDAL , Sylvain PALARD , LI-CAM) - Sauve qui peut. Demain la santé - éditions de la Volte
Hugues Charybde le 17/11/2020

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