L'AUTRE QUOTIDIEN

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Ordo Sexualis : quand le progrès est trop lent… refusez la pénétration !

Ces derniers mois, deux livres interpellent la morale et l’ordre sexuel en les grattant dans le sens de la réflexion. Le premier, signé Martin Page s’interroge sur un possible au-delà de la pénétration, quand le second, d’Alain Brossat et Alain Naze ouvre le champ de la pensée sur un progrès qui se fait trop lent pour être visible - tout en en cachant un maximum sous le tapis. C’est “Ordo Sexualis” versus “Au-delà de la pénétration”.

Alain Brossat s’en explique dans un texte intitulé En marge d’Ordo Sexualis, dont nous reproduisons quelques extraits : “La question générale qui se pose à nous, à l’heure, entre autres, du dérèglement climatique, est bien de savoir non pas tant si le progrès existe ou non (au sens courant, il existe massivement, manifestement - travaillant sur un campus situé à deux pas du Science Park de Hsinchu, paradis ou enfer de l’innovation technologique, je sais de quoi je parle), mais tout simplement jusqu’à quel point ce progrès qui nous enveloppe et nous emporte est vraiment progressiste.

It happens, cela ne fait aucun doute, mais il se pourrait aussi bien que, non content de nous décevoir, il nous jette dans carrément droit dans le mur, comme on dit en bon français. Ce qui pourrait se dire autrement, en prolongeant une autre formule célèbre que j’emprunterai cette fois-ci à Walter Benjamin (Thèses sur l’histoire) : que les choses se poursuivent sous le signe du progrès tel que nous le connaissons, c’est cela la catastrophe du présent – non pas une menace reléguée dans un avenir plus ou moins proche ou lointain, mais bien la condition historique, le régime général sous lesquels sont placées nos vies dans notre à-présent (Jetztzeit, Benjamin). Le progrès-catastrophe – c’est bien cette forme amphibologique et même carrément monstrueuse qui, dans notre actualité historique, fait époque.

Un diagnostic (ou, plus prudemment, une hypothèse) sur le présent pourrait être celle-ci : les raisons de se méfier ou se détourner de la sphère du (des) progrès dits matériels, techniques (mais c’est une simplification – tout progrès matériel, technique affecte le mode de vie, les relations sociales, les subjectivités et la sphère politique elle-même) se multipliant, nous serions poussés à déplacer notre espérance (notre foi ?) dans le progrès du côté de domaines pratiques où celui-ci constitue un enjeu en termes de sensibilités et de conduites en premier lieu – ce qu’on appelle aujourd’hui, couramment, le sociétal. Dans cette configuration, ce ne serait donc non pas la dimension matérielle du progrès qui prévaudrait, mais plutôt ce qui en constitue(rait) la marque dans l’ordre de la civilisation morale plutôt que matérielle et technique, sur le front de la pacification des mœurs, des sensibilités, des conduites, du mode de vie, des relations entre les sexes, les générations, les cultures, etc.

Le sociétal va donc, dans les sociétés du Nord global, tendre à devenir le refuge de la notion de progrès mise à mal dans les domaines où, traditionnellement, elle se trouvait associée à la science, la technique, l’innovation technologique, l’accélération de la vitesse, la croissance économique, etc. Plus l’inquiétude, le doute, voire la panique (voir la montée du discours collapsologique) gagnent du terrain dès lors que sont en question les formes classiques du progrès associé à la civilisation matérielle, et plus va s’accélérer le repli sur le mode de vie comme milieu (et terrain d’expérimentation) dans lequel pourrait se maintenir, envers et contre tout, l’évidence d’une continuité, de la persistance d’une dynamique progressiste dans la vie de nos sociétés. D’où l’importance prise ces dernières années par des motifs comme le mariage pour tous, les luttes contre les discriminations subies par les minorités, quelles qu’elles soient, des violences faites aux femmes, de la lutte contre des fléaux comme le tabagisme, de la condition animale, et d’une façon générale, tout ce qui porte atteinte à l’intégrité des corps, tous les corps.

Ce ne sont pas les exemples qui manquent : dans un pays comme la France, le harcèlement de rue, le fait, pour l’essentiel, d’interpeller les femmes, jeunes en général, dans les rue, de les importuner, est désormais entré dans la sphère de l’intolérable. C’est supposé violent, et, en conséquence, ceux qui s’y risquent encore, ceux qui n’ont pas compris qu’en matière de relations entre les sexes, les normes ont changé, que la montée des paradigmes immunitaires interdit désormais qu’on drague agressivement dans les espaces publics, ceux-là s’exposent maintenant aux foudres de la loi – à devoir payer de lourdes amendes, voire, s’ils insistent, à se retrouver devant un tribunal. Idem pour ceux qui n’ont pas compris que désormais, s’en prendre à un couple d’homosexuels, hommes ou femmes, dans la rue, c’est non seulement moralement répréhensible, mais c’est un délit susceptible de vous conduire jusqu’à la prison.
Mais le problème, c’est que dans le même temps où l’on assiste à cette poussée très forte, très rapide de l’intolérance aux violences et discriminations dans cette dimension de la vie ou sont en question les relations entre les sexes, les questions de genre, l’intégrité des corps sexués, dans ce même temps, d’autres formes de violence prospèrent et, avec elles, l’indifférence des gens des villes toujours plus blindés contre le spectacle de la misère du monde – familles sans domicile jetées sur les trottoirs, avec enfants en bas-âge, mendiants dans le métro, migrants installés par centaines sur les boulevards et sous les échangeurs d’autoroutes – ceci sans parler des milliers de migrants qui se noient en Méditerranée de par l’effet direct des politiques d’inhospitalité délibérément mises en place par des gouvernants mise en place par la plupart de ces même gens qui, décidément, trouvent que les frasques sexuelles et violences infligées aux femmes par de gros machos planétaires, c’est vraiment le comble de l’insupportable...

Michel Foucault disait que le propre de l’Occident, par opposition à d’autres cultures, c’est que la sexualité s’y est épistémologisée, c’est-à-dire est devenue objet de savoir, l’objet d’un inépuisable « discours ». Ce qui est à redouter aujourd’hui est qu’elle soit en train d’être policée aux conditions de la nouvelle époque, comme elle s’est jadis et naguère épistémologisée... 

Ce qui vient nous rappeler cette évidence massive mais constamment refoulée et masquée : il est absolument puéril, dans nos sociétés, de prétendre indexer la notion d’une dynamique progressiste persistant en dépit de tout sur l’extension lente mais obstinée de formes de vie soumises au paradigme démocratique, ceci donc, au-delà de la sphère de la politique institutionnelle à proprement parler. Or, c’est exactement l’inverse qui est vrai : ce qui caractérise en propre nos sociétés dans notre présent, c’est non seulement la persistance, mais l’extension des domaines pratiques rigoureusement allergiques à la démocratie – je ne parle pas tant ici d’institutions que de relations, de formes relationnelles : entre autres, les relations entre sujets humaines dans le domaine familial (le choix du lieu des prochaines vacances ou de la prochaine voiture s’y fait rarement au suffrage universel), les relations entre la police et les citoyens, entre responsables et exécutants dans le cadre de l’entreprise, entre gradés et subalternes à l’armée, entre enseignants et élèves dans le cadre scolaire, etc.
Et assurément, partout où l’on assiste au démantèlement de l’Etat social exigé par les doctrines ultra-libérales, l’évidence du progrès de la civilisation portée à bout de bras par les évolutions normatives en cours dans la dimension du sociétal vole en éclat : ce à quoi l’on assiste, c’est au développement d’une double dynamique : dans le domaine des violences faites aux femmes, des discriminations subies par les minorités sexuelles, toutes sortes de pratiques et de conduites qui, hier encore, étaient tolérées, voire acceptables portent désormais la marque de l’intolérable et sont à ce titre non seulement blâmées mais réprimées – et c’est ce passage d’un régime à l’autre qui, pour ceux-celles qui le promeuvent et pour le plus grand nombre porte la marque irrécusable du progrès. 

Or, il me semble bien que ce mouvement d’indignation contre le « encore possible », c’est exactement l’affect qui soutient pour l’essentiel les mobilisations et les mutations normatives qui sont aujourd’hui en cours dans la sphère du sociétal. On ne sera jamais trop attentif et circonspect lorsqu’il s’agira d’examiner les connivences secrètes entre les flux d’affects (« quelle honte ! » « comment des choses pareilles sont-elles encore possibles, de nos jours ! ... » et cette outre creuse, ce degré zéro de la philosophie qu’est l’idéologie progressiste.

Les normes sont flexibles, elles évoluent, les pratiques et les conduites avec elles. Quant à placer tout naturellement ces processus sous le signe des Lumières et du Progrès, c’est une autre affaire. Lorsque Foucault nous incite à placer notre travail sous le signe de la « criticabilité des choses », cela inclut et le monde des normes et le procès de la civilisation, y compris les processus qui, vertueusement, se placent sous le signe de la pacification...”

A un niveau plus personnel, Martin Page s’interroge sur une autre approche de la sexualité qui ne serait pas uniquement vécue comme un rapport de domination masculin, centré sur la pénétration mais ouvrirait sur un possible au-delà de celle-ci. Un livre passionnant dans son questionnement, dont nous avons sélectionné quelques extraits, qui suivent.

“La rencontre de nos corps n’est pas isolée du reste de la vie sociale donc la question n’est pas: « La sexualité est-elle politique ? », après tout je ne vois pas comment quelque chose pourrait ne pas être politique, mais plutôt : « La sexualité doit-elle être (aussi) le lieu d’une critique et d’une invention ? » De mon point de vue, la réponse est oui. Comprendre que la sexualité est créative et politique est une excitante nouvelle je trouve. Ça n’empêche pas de prendre aussi son pied avec des schémas plus classiques et archétypaux en attendant d’avoir fait coïncider nos valeurs politiques et nos excitations. Changer nos représentations demande du temps. 

Ne pas pénétrer, c’est laisser la place à l’imagination : l’apparente contrainte nous délivre de nos rôles hérités d’époques où les hommes et les femmes n’étaient pas considérées comme égales. Ne pas pénétrer est le signe d’une sexualité artiste, car les artistes sont habitué-es à tirer libertés et idées de contraintes apparentes. 

Il ne s’agit pas de faire de la non-pénétration la nouvelle règle obligatoire, de remplacer une norme par une autre, mais de l’inclure dans les actes possibles de l’amour physique, avec la même importance que la pénétration. Que la pénétration vaginale (ou anale) ne soit plus l’alpha et l’oméga. Que l’absence de pénétration ne soit pas vécue comme un échec. Détendons-nous, donnons-nous du plaisir, prenons-en. Je me doute qu’il faudra encore quelques dizaines d’années avant que les choses changent. Les mots précèdent l’action. Nos corps sont encore des territoires à découvrir et la rencontre de nos corps un phénomène à peine pensé. 

Les hommes ne sont pas encore nés. Ils sont un territoire à découvrir (et à découvrir pour eux-mêmes). Ça ne sera pas simple. Ça prendra du temps. La subversion n’est pas dans ces hommes qui racontent leurs « conquêtes », elle adviendra quand un homme parlera de son bonheur à se faire pénétrer par sa compagne ou quand il racontera l’infini plaisir qu’il a à recevoir des caresses sur sa nuque, ses tétons ou ses jambes. Et que personne ne rira, que personne ne se moquera de lui. 

Ça changera tout. 

Je crois qu’un homme devrait avoir une obligation : apprendre des femmes. Leur poser des questions et évoluer. Est-ce que changer les pratiques sexuelles des hommes signifiera moins de plaisir pour eux ? Peut-être dans un premier temps. Le plaisir sera moins évident et facile. Et alors ? Renoncer à des privilèges a un coût. Mais il est négligeable s’il permet d’établir un monde sexuel plus égalitaire et imaginatif. Aux hommes d’accepter de perdre leurs privilèges avec le sourire. 

Dire à tous ceux dont la sexualité n’épouse pas les contours de la norme : vous êtes magnifiques et vous méritez d’êtres aimés et désirés, d’aimer et de désirer, et de ne pas désirer. Personne n’a le droit de vous faire honte, d’être déçu parce que vous ne correspondez pas aux quelques clichés simplistes installés dans les esprits, de vous culpabiliser ou d’exiger quoi que ce soit de vous. Si c’est le cas, parlez, défendez-vous, trouvez de l’aide et du soutien ailleurs, partez. 

En conclusion, le choix est toujours vôtre de vos pratiques et, pour vivre heureux, vivons couchés…” 

Jean-Pierre Simard le 29/0/2020

Alain Brossat et Alain Naze Ordo Sexualis, Réflexions sur l’ordre (et le désordre) sexuel - éditions Eterotopia
Martin Page - Au-delà de la pénétration - éditions Le Nouvel Attila