L'AUTRE QUOTIDIEN

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19/35 L'Homme-Sang voyage en Zeppelin et déjeune maigre

Sa dégaine d’épave produisait toujours son petit effet. Par coquetterie, Biaise n’avait pas mis de chaussettes. Les poils de ses chevilles avaient besoin de prendre l’air. Le chauffeur a eu un léger sourire, pas moqueur, amusé, en le voyant arriver, l’air tranquille. Il attendait Biaise devant une berline datant de l’ancienne Egypte, mais dans un état irréprochable.


- Vous ne risquez pas de passer à côté, avait dit le factotum en charge des détails du rendez-vous.

- Dites à votre gars que c’est pareil pour moi, on peut pas me rater.

Quelle idée de se trimballer dans un tel bijou de luxe. Biaise n’aime pas les pauvres, mais l’arrogance des nantis, tels des foutus pharaons, fiers de posséder des machines extravagantes et hors de prix et de les exhiber sans tabous ni trompettes, est une insulte jetée à la face de ceux qui n’arrivent plus à joindre les deux bouts. Ça et tout ce qu’ils se permettaient. Ce genre d’exhibition obscène aurait indigné les Indiens du Nouveau Monde. Montaigne avait rapporté les trois choses qui les avaient le plus frappés dans notre Vieux Monde. Biaise avait retenu la seconde : « ils avaient aperçu qu’il y avait parmi nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnez de faim et de pauvreté ; et trouvaient étrange comme ces moitiés si nécessiteuses, pouvaient souffrir une telle injustice, qu’ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons. » Notre Monde manque de Montaigne et encore plus d’Indiens.

Le jeune homme a salué Biaise d’un hochement de sa figure post-pubère, grêlée de traces d’acné précoce. Il n’avait pas l’air à l’aise dans son costume, qui lui allait comme un gant de toilette.

- Monsieur Biaise ? Enchanté de faire votre connaissance, je m’appelle Patrick.

- Salut, Patrick. (Il s’est empressé de lui ouvrir la portière arrière. ) Si ça ne vous ennuie pas, Patrick, je préférerais voyager à l’avant.

Il a eu l’air surpris, a cherché à dire quelque chose, mais n’a pas trouvé quoi. Biaise s’est installé. Patrick s’est mis au volant et a démarré en douceur.

-C’est quoi, ce modèle ? Les bagnoles et moi, c’est comme un partisan de la non-violence à un salon de l’armement.

Patrick a souri.

- C’est une Maybach Zeppelin, monsieur. Fabrication allemande. Mon patron vient de l’acquérir. Il n’en existe que cent exemplaires dans le monde. Et tous ne sont pas en état de rouler.

Biaise a sifflé entre ses dents.

- On ne se refuse rien.

Patrick conduisait avec calme et brio. Laissant derrière eux la ville, Biaise lui a dit, souriant :

- Faites-vous plaisir, Patrick. Montrez-moi ce que cet engin a dans le ventre.

Patrick l’a regardé de biais, a souri, et enfoncé la pédale d’accélération.

La dizaine de kilomètres les séparant de Sainte-Catherine a paru très courte. Patrick a dit que dans l’habitacle insonorisé et aromatisé à l’arrière, il y avait une sphère en plexi qui diffusait deux senteurs au choix et on pouvait se servir une coupe de champagne disponible dans une console centrale. C’est pour cette raison qu’il avait proposé à Biaise d’y grimper. Il a dit aussi que l’engin coûtait un peu plus de 500.000 eurofrancs et que le V12 bi-turbo développait 640 chevaux. Une paille. Ses yeux brillaient. Il en parlait comme des mensurations de Miss Monde. Biaise comprenait. On a tous nos vices. Les avouables, et les autres.

- Vous aimez conduire. Ça se sent.

- C’est uniquement pour cette raison que j’ai accepté le job. Parce que pour le reste…

Il a soufflé et n’a pas achevé sa phrase.

- Ça fait longtemps que vous bossez pour Burton Sr. ?

- Quelques mois. J’ai répondu à une petite annonce. J’étais dans la restauration avant. Mais entre les horaires de dingue, la paye pas terrible, l’humeur des clients et des patrons, j’ai pas hésité à me barrer. D’autant plus que le secteur s’écroule. On ne voit plus les touristes et les locaux n’ont plus les moyens de s’offrir un bon repas. Je préfère encore me taper Burton.

- Il est comment, au quotidien ?

- Glacial et il cause pas des masses. Il est pas sur la même planète que nous. Mais je le vois finalement assez peu. Je m’occupe surtout de ceux qui viennent lui rendre visite. Il aime bien les impressionner.
( Patrick a tapoté plusieurs fois le volant. ) Cette bagnole est idéale pour ça.

- Il reçoit beaucoup ?

- Oui, pas mal. Surtout depuis les élections. Un vrai défilé. Des anglais, des allemands, des suédois, que sais-je ? Même une russe. Une beauté incroyable.

Quelque chose a fait tilt sous le crâne de Biaise.

- Une russe ? demanda-t-il sèchement.

- Une femme pas banale, croyez-moi. Mieux que celles qu’on voit dans les magazines. Vous imaginez ça ? Elle parle très bien le français et elle a quelque chose d’un peu chinois, c’est dans les yeux, si vous voyez ce que je veux dire ( Biaise voyait très bien. ). Et ses tatouages, alors là, c’est du grand art.

Putain, Matriona ! La réalité avait plus d’un tour dans son sac à malices. Bien sûr que ses informations étaient de première main si elle fréquentait la maison de Burton Sr..

Sur la route en lacets, Patrick a doublé tous les véhicules. La campagne jaune et verte, mouchetée de quelques maisons, défilait sous les yeux, goûtant cette quiétude de symphonie pastorale où ne manquaient plus que les violons et les hautbois. L’impression que rien n’avait changé depuis des décennies. En franchissant le pont qui enjambe le Titus, de grosses gouttes se sont mises à tomber.

La pluie battante hachurait la façade de grès qu’on devinait à une trentaine de mètres et brouillait la vue. La voiture venait de franchir la grille de la propriété, laissant derrière elle la maison du garde et de sa femme et plus loin, à un kilomètre environ, le Titus et le plan d’eau artificiel de Sainte-Catherine. Les graviers ont crissé sous les roues, les gouttes martelaient la carrosserie et crépitaient sur les vitres, à peine remarquait-on la silhouette des saules qui pleuraient des rivières de larmes au bord de l’étang, la pelouse virait au gris, les roses pâlissaient dans les buissons et un chêne solitaire semblait implorer le ciel d’arrêter de verser ses torrents de flotte. Des images de poète romantique contrarié et de danseur sous la pluie, « Gene Kelly, mon cul. »

Une poignée de feuilles mortes empiétait sur le passage. Le jardinier, qui devait les ratisser quotidiennement avec soin, ne s’était pas encore acquitté de sa tâche. Encore un qui allait se faire virer, intempéries ou pas. Burton Sr. détestait tout ce qui ne touchait pas à la maniaquerie, le genre de mec à exiger qu’on taille les pelouses à la pince à ongles.

Patrick stationna à proximité d’une collection de bagnoles rangées dans leur box. Une housse siglée recouvrait une Rolls Royce, le seul modèle à bénéficier de ce traitement de faveur. L’orgueil anglais. Un maître d’hôtel attendait Biaise sur le perron de la demeure, immobile devant la porte d’entrée. Il en est descendu, un parapluie à la main, pour l’empêcher de se détremper. Il a ouvert la portière et lui a offert sa protection.

- A votre service, monsieur. Je m’appelle James.

-  Enchanté, James. Moi, c’est Boudu ( James a fait la grimace. ) Boudu sauvé des eaux. Chouette baraque ! On dirait que le temps qui passe n’a pas de prise sur cet endroit. Il y a un secret ?

-  Le travail, monsieur, le travail, je ne vois que ça.

-  Evidemment, le travail. J’aurais dû y penser.

Patrick avait dit à Biaise que l’expression favorite de ce brave homme était « Il a de la branche ». Elle ne s’appliquait qu’aux convives qu’il appréciait, soit la totalité des relations de Burton Sr., qui ne recevait que le gratin. Sauf ce jour là. A en juger par sa moue, visiblement, la branche de Biaise était pourrie. James lui a néanmoins ouvert la porte, ancienne et patinée.

La maison était immense et offrait un confort royal. Mais en dépit des atouts de la modernité, ça restait une baraque froide, que ne réchauffaient ni le chauffage central, ni les cheminées, ni les croûtes accrochées au mur, ni ses occupants. Ce n’était pas une question de température, mais d’ambiance, que des générations de Burton avaient entretenue. Aujourd’hui, c’était la résidence principale de Burton Sr.. Richissime banquier à la retraite et veuf, il disposait aussi d’un hôtel particulier à Londres et d’un manoir austère dans le Berkshire, près de Reading.

En sus de Patrick et de James, au moins une dizaine d’employés de maison, femmes de chambre, valets, cuisinière, s’affairaient dans toutes les pièces en obéissant à une hiérarchie stricte et à des règles immuables. L’ensemble sentait la fortune à l’ancienne, et l’étouffement voire l’asphyxie de tout sentiment.

Après avoir débarrassé Biaise de sa veste dans le hall au marbre froid, James tira les deux battants de la porte du grand salon puis les referma doucement derrière lui.

La pièce était vaste, très haute de plafond, avec des fenêtres à vitraux, des fauteuils cossus, et un âtre dans quoi on aurait pu faire rôtir un bœuf, ou un homme, ou Burton Sr.. Il se tenait près de la cheminée, le profil droit éclairé par les flammes, lui donnant un teint de poivron rouge cuit en enfer.

Biaise l’a rejoint. L’homme, fidèle à des principes qui devaient dater d’une autre ère, était tiré à quatre épingles. Costard tombant pile-poil, chemise blanche, boutons de manchette, cravate, le tout très sobre. Aux heures ouvrables, personne ne l’avait jamais vu autrement qu’impeccable ( dans l’intimité, c’était peut-être une autre musique ). Le style martial. Il s’était toujours rêvé colonel ou général. Sa carrière militaire, il l’avait passée planqué derrière un bureau à donner des ordres insignifiants à des pouliches décérébrées et raides dingues de l’uniforme, et à repousser des attaques aériennes de punaises et de trombones. En public, il parlait toujours de son passage dans l’armée comme un théâtre d’exploits. Frimeur. Biaise avait lu son dossier que Bill lui avait transmis par fichier la veille.

Un rictus lui a plié un coin de la bouche. Il a serré la main de Biaise du bout des doigts. Service minimum des lois de la cordialité. Biaise a posé sur lui des yeux inquisiteurs.

Une longue silhouette maigre et sèche, une sorte de phasme humain. Le long visage sillonné de rides fines, les cheveux roux clairsemés, peignés en arrière et grisonnant, alors que ses dents se ternissaient entre les lèvres minces de sa bouche, qui ne savait plus sourire, et ses yeux noirs lui donnaient un air sévère et capable de cruauté. Signe particulier : son nez, gros et rouge, rappelait celui d’Alex Ferguson, l’ex-coach mythique de Manchester United. Un Sir lui aussi. Les titres de noblesse ne valaient plus grand-chose. Burton Sr. picolait. L’envie de foutre l’Europe à feu et à sang, de la dominer, était soluble dans le Scotch et le Bourbon.

Sa réputation de dureté, aussi impitoyable en affaires que dans le privé ( toujours le dossier, merci Bill ), certains la mettaient sur le compte du sexe sans cesse refoulé. Une rigidité, due à toute la testostérone accumulée dans les gènes mâles anglais depuis des siècles, qui conduisait les hommes au bord de l’explosion, ultimement différée par on ne sait quel miracle ou aberration de la nature. Le puritanisme anglo-saxon était une méchante tare. Burton Sr. avait passé l’âge des galipettes, mais les stigmates de la frustration étaient toujours perceptibles.

- Vous avez fait un agréable trajet ?

- Oui, très. Patrick est un as du volant.

- Tiens donc. Vous trouvez ?

- Je serais vous ( « Tout mais pas ça. » ), j’essaierais de le garder un petit moment.

Burton Sr. a ignoré l’allusion aux fréquents renvois de domestiques. Seul James réussissait à garder ses faveurs. Biaise a souri intérieurement. Un peu de patience, et il ferait surgir la nature profonde de Burton Sr., qui faisait trop d’efforts pour se montrer aimable.

- Et si nous passions à table ?

- Excellente idée.

Biaise s’était goinfré avant de partir. Précaution. Cuisine n’est pas le premier mot qui vient à l’esprit quand on pense « anglais ». Les préférences gastronomiques de Burton Sr. n’étaient pas mentionnées dans le dossier de Bill. Un mec aussi vieux, taillé en haricot vert, devait se nourrir de plancton et d’algues.

Sur la table pouvant accueillir une bonne douzaine de personnes, les fleurs, disposées artistiquement dans les grands vases de cristal de Bohême taillé, jetaient de jolies taches de couleur sur la nappe en lin blanc d’Irlande. Burton Sr. a invité Biaise à s’asseoir au milieu et a pris place en face de lui. Une domestique sans âge, sexuellement identifiable à son bonnet et à son tablier amidonné, a commencé par servir du punch au champagne. Biaise s’est enfilé la coupe d’un trait, a fait claquer sa langue et poussé un long soupir de satisfaction. Première estocade. Burton Sr. l’a observé quelques instants en silence puis il a pris la parole.

- Il paraît que vous n’êtes pas très sociable et votre réputation n’est pas très bonne.

Il avait adopté un ton sarcastique. Il le savait et s’en délectait.

- C’est vrai, dit Biaise. L’âge venant, je pense que dès que je mets le pied dehors, le monde cherche à me détruire.

- Je partage votre opinion. C’est que le monde ne se porte pas très bien, en effet. La perte des repères, la perte des valeurs, la perte de l’effort, la perte du sacrifice. Que des pertes.

- Heureusement, le nouveau gouvernement remet de l’ordre dans tout ça. La lutte et le sacrifice, les tambours et les drapeaux, les démonstrations de force. Tout ça est au goût du jour.

- Comment vous le trouvez ?

- Quoi, le gouvernement ?

- Evidemment.

- Pas grand chose. Je ne comprends pas le nationalisme.

- L’occident se redresse, monsieur Biaise.

Deuxième estocade.

- Sans doute, sans doute. Mais je m’intéresse peu à la politique, c’est un jeu de cons. Le côté farce peut m’amuser ou me foutre en rogne. J’essaie de ne pas être dupe et de garder ma dignité. Je n’ai jamais voté de ma vie, et je n’éprouve ni honte, ni regret. La comédie humaine m’intéresse, les passions, les faux-semblants, les trahisons, mais un président, ou une présidente, c’est un pantin. Qui peut encore croire à cette mascarade ? Ce besoin de croire à un homme ou à une femme providentielle me dépasse.

Burton Sr. l’a regardé longuement, les sourcils levés.

- Je vois, finit-il par dire.

- Mais laissons de côté la politique. Vous étiez dans la banque ? ( Biaise n’a pas attendu sa réponse. ). Je suis sûr que vous n’avez pas complètement lâché les affaires.

- Je n’ai pas à me plaindre. Elles sont florissantes. Elles n’ont pour ainsi dire jamais été aussi bonnes. Pour qui sait y faire, la conjoncture actuelle est très favorable.

Il ne s’est pas frotté les mains mais c’était tout comme. Son œil pétillait. Il a monologué pendant des minutes à rallonge sur la Bourse, sujet qui a fini par gâcher le plaisir que prenait Biaise à engloutir la moitié du poulet rôti et les pommes de terre sautées garnissant son assiette en porcelaine de Limoges. Une fois sa dose de viande rouge ingurgitée, il ne crachait pas sur d’autres aliments, tout lui faisait ventre. Le calvaire, c’était de manger en compagnie de ce spectre, et ça le serait toujours. Pas foutu d’apprécier la bonne chair. Il a continué sur sa lancée. Le fric, le fric. Son attitude hautaine et ses propos à mourir d’ennui ont transformé le déjeuner en un long chemin de croix. Entre deux tirades, Burton Sr. mangeait du bout des lèvres. A l’issue de ses exposés, dont Biaise n’a rien retenu, il lui a demandé d’une façon presque distraite :

- Mais, dites-moi, en quoi consiste exactement votre travail ? Votre Boss m’en a bien touché deux mots, mais je ne suis pas certain d’avoir tout saisi. C’est que je ne lis pas votre journal.

Il aurait pu dire torchon, l’intonation aurait été identique. Et sans avoir l’air d’y toucher, il glissait qu’il connaissait le Boss. Ils étaient peut-être intimes. Le dossier de Bill ne le précisait pas. Méfiance. Le milieu des riches est un nid de vipères consanguines.

- Je ne travaille pas au sens que vous donnez certainement à ce mot. Je me contente de faire ce que je fais de mieux.

- Et ?

Troisième estocade.

- Je m’amuse à déverser des tombereaux de merde sur ceux qui le méritent. Et, croyez-moi, ça représente un paquet de monde.

Le regard de Burton Sr. a viré méchant. La crudité du langage choquait ses oreilles de gentleman alcoolique. Il avait mordu à l’hameçon. Biaise voulait savoir ce qu’il était prêt à encaisser pour le mettre dans sa poche. Pas grand-chose. Susceptible, le requin.

- Monsieur Biaise, on ne prononce pas de gros mots à ma table, dit-il en crispant les mâchoires.

- Ah oui, j’oubliais. L’éducation anglaise ! Vous savez ce qu’elle a formé votre fameuse éducation anglaise ?

- Erudit et malin comme vous l’êtes, vous allez me l’apprendre.

- C’est une machine à fabriquer en série des cons prétentieux. Un ramassis de sadiques, qui n’ont que le passé, sa sainte mère l’église, l’armée et le fric à la bouche.

- Taisez-vous ! Je ne peux tolérer de tels propos sous mon toit.

Les ex-pensionnaires d’une public-school réputée ne proféraient jamais d’insultes. L’exemplaire public-school vous avait forgé le caractère. On se maîtrisait. Burton Sr. avait été à bonne école. Il avait été couronné public school man. Ce qui l’avait mis à l’abri des coups durs. Dès lors vous bénéficiiez d’une solidarité à toute épreuve. On essayait de vous sauver par tous les moyens même si vous aviez tous les vices. Oubliés les coups de férule, la discipline de fer que vous faisaient suivre les prefects, les élèves plus âgés, qui passaient à tabac les plus jeunes, et l’enfant devait baiser le fouet de celui qui allait la battre. Burton Sr. en avait bavé. On lui avait fait payer cher d’être le rejeton d’un des pères les plus riches dans un lieu qui ne manquait pourtant pas de jeunes gens très aisés. Burton Sr. en était sorti inflexible, dur, dépourvu d’empathie. A Cambridge, il s’était fait connaître en tenant des propos qui le situaient à la droite de Margaret Thatcher ( ils étaient sensiblement de la même génération ). Intransigeant, borné, dans les nombreuses discussions se déroulant sur le campus, il avait le chic pour ne pas répondre aux questions qui dérangeaient ses certitudes, ou qui le gênaient aux entournures. Il affectait un air supérieur qui tapait sur les nerfs de la majorité des étudiants et de ses professeurs. On reconnaissait que c’était un orateur malin, un meneur manipulateur, mais personne n’aimait ça non plus. En farouche individualiste, enfant unique, gâté, pourri, Burton Sr. s’appuyait sur ceux qui lui permettaient de tirer les marrons du feu.

- Il y a longtemps que tu n’es plus un gentleman, John ( le passage au tutoiement et l’usage de son prénom était le coup d’estoc ). Le vernis a craqué. Tout ça, c’est de la foutaise. De la merde en branches. Mais à quoi d’autre pourrais-tu donc te raccrocher ? Tu n’as plus que cette illusion à chérir. Ton temps est passé, John, t’es une putain de relique. A ma connaissance, les seuls gentlemen sont tous noirs.

Burton Sr. n’avait pas cillé, mais ses mains s’étaient crispées sur les couverts. Il les a reposés brutalement.

- Des nègres, j’aurais dû m’en douter.

Il a prononcé la phrase avec un accent si snob, si méprisant que Biaise s’est retenu pour ne pas lui balancer l’os de sa cuisse de poulet à la figure. Sa voix s’est faite alors haineuse. Enfin.

- Vous savez que ce sont les juifs qui ont inventé le jazz ? Que ce sont eux qui ont inoculé le poison moral de la lubricité sale et indécente dans tous les arts. On ne peut plus voir une pièce de théâtre ou un film sans déceler leur empreinte putride.

Le travestissement de la pensée, la dissimulation et le mensonge élevés au rang des beaux-arts, c’était plus que ne pouvait supporter Biaise. Il avait l’impression de déjeuner avec le fils caché de Céline. Burton Sr. lui coupait l’appétit. Ça ne s’était jamais produit. Biaise ne les connaissait que trop bien, ces putains de pratique. Burton Sr. lui rappelait quelqu’un. Qui ? Une trappe s’est ouverte dans sa mémoire. Il est tombé dans ses oubliettes. Et qui se tenait tapi dans l’ombre ? Une silhouette familière, perdue de vue depuis des années. Son père ! Un as dans son genre, qui n’avait rien à envier à Burton Sr.. Son père. Putain. Le moment était mal choisi. Burton Sr. avait fait resurgir un spectre.

Ce qui débectait Biaise, c'est que ces gens se considéraient comme une sorte de club d'élite, reproduisant le monde de la public school. En fait, ils n'en étaient jamais sortis, ne connaissaient rien du monde et de ses réalités. Ils vivaient en vase clos, restaient entre eux, fiers de leur pedigree et de leur classe. Biaise haïssait leurs habitudes, leur accent hautain, leurs tics de langage, leurs conversations stupides, la force de leurs préjugés. Ils étaient irrémédiablement perdus. Des idiots en somme. Alors, qu’est-ce qu’il foutait encore là, à écouter ce vieux con déverser son poison ? Qu’est-ce qui avait bien pu le pousser à accepter de rencontrer cette momie ? Le plan, ah oui, le plan de Bill. Merde au plan. Un feu intérieur l’avait brûlé dans sa tête. Ne restaient que des cendres. L’entrevue était foutue d’avance.

- Tu ne ressens rien, John. Dans ta jeunesse, tu citais peut-être Tennyson, Keats, Housman, ce genre ( Ces noms, son père s’en gargarisait, il s’en souvenait à présent. ) Comme tous ceux de ta classe, la poésie t’apportait un semblant d’émotion. Ce temps est loin. T’es une pierre, un fossile.

Biaise s’est essuyé la bouche, a reposé sa serviette, s’est levé et a quitté la table.

- Vous finirez drogué et… pauvre, hurla Burton Sr..

- Pas possible, je le suis déjà.

Burton Sr. a continué de gueuler. Le dos tourné, Biaise ne l’écoutait plus. A table, il l’avait observé du coin de l’œil. Burton Sr. feignait de ne pas s’apercevoir que ses épaules commençaient à s’affaisser et que ses mains tavelées, agitées de soubresauts brefs et inattendus, il ne les contrôlait plus. Il avait déjà un pied dans la tombe. Quel âge avait-il ? Peu importe, en sortant du ventre de sa mère, il était déjà vieux. Biaise a levé la main, dressé le majeur, doigt d’horreur pour Burton Sr., et claqué la porte, non sans avoir au passage renversé la verrerie posée sur la crédence.

En reprenant sa veste dans le hall, Biaise a croisé un homme qui se précipitait dans le salon, alarmé par les cris. L’air de ressemblance était frappant. Son portrait craché, en plus jeune. Bill ne l’avait pas baratiné. L’homme qui se portait au secours de Burton Sr. ne faisait qu’un avec le con d’anglais que Biaise avait giflé avec ses steaks. Il en était convaincu. Il s’agissait bien de Burton Jr..

Biaise s’est planté sur le bord de la route, le pouce levé. La pluie avait cessé, ses traces faisaient luire l’asphalte. En attendant un véhicule providentiel, il avait encore dans les oreilles le fracas joyeux du cristal se pulvérisant sur le sol. Biaise a souri.

Jean Songe le 17/01/2020

19/35 L'Homme-Sang voyage en Zeppelin et déjeune maigre

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