L'AUTRE QUOTIDIEN

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Frédéric Moulin : la consommation comme valeur ajoutée de la domination politique

Le collage pop culturel ultime pour exprimer le fantasme vain de domination politique par la consommation effrénée. Joliment fou et savoureux.

Jugement. À quoi comparer cette génération ? Elle ressemble à des gamins qui, adossés aux murs vautrés près des fontaines du centre commercial, en interpellent d’autres en disant : « Nous avons joué de la musique et vous n’avez pas dansé ! » – « Nous avons craché notre malheur et vous n’avez pas pleuré ! » Paul a changé six fois son statut aujourd’hui et pas un commentaire. « Vous avez un message » – le premier de lui depuis une éternité – trois fois, dans la cour, il fait mine de ne pas me reconnaître. Tu parles que j’ai quelque chose de personnel contre ta face, mais là n’y suis pour rien tu as choisi : attendre. Regarde bien sur tes écrans à l’en creux auditif à ta ceinture à ton poignet s’élargir le stigmate e l’indifférence. La leur. La tienne, finalement. Mon silence a lui une autre signification. Je sais ce qu’on dit de moi – absent de corps, mais présent d’esprit, j’ai déjà jugé.
Mais il semble bien que les hommes d’affaires, les étudiants, les mères de famille, et les célébrités – c’est-à-dire des individus appartenant à toutes les couches de la société – reçoivent, eux aussi, dans leur vie de tous les jours, de mystérieuses impressions concernant le futur.

Expérience de clairvoyance pénétrante. C’est loupé.
Il aime utiliser la vieille langue, dite « maternelle », pour énoncer le Nouveau. La Nouvelle Alliance qu’a choisi d’ignorer, dès trois ou quatre siècles en amont, le Nouveau Monde – n’en conservant, pense-t-il, que l’image, le rose, le bleu pastel, sourd sauf à la voix du Père. Théorie un rien trop belle, servant son but obscur, le Pari, compilée de notices, d’exergues de romans.
Il s’est lassé – à son corps défendant l’enfance à lui attachée – de la rafraîchissante naïveté du satanisme, s’est écorné racorni sentait-il à mesure qu’il décrochait les posters des murs de sa chambre, ses parents imbéciles applaudissaient.
Il a défendu à sa mère d’ôter les étoiles fluo d’au-dessus de son lit, héritage d’enfants qu’il espère morts. Dernière et coupable nostalgie, proverbiaux clous d’argent à la tapisserie du ciel.

Guide d’exploration des maisons hantées. Papa maman parlent de leur pays perdu à la loterie. L’ont gerbé ne parlent plus que de ça. Ce pays-ci immense d’autres pays fantômes. La planète entière, désormais. Le monde qu’encore vous rêvez de transformer : une empreinte résiduelle sur la rétine.
Ce n’est plus que lorsqu’il lit les pensées des parents, astreinte quotidienne joyeusement consentie, qu’il parvient encore à rire.

Neuf ans avant leur fructueuse collaboration en tant que co-auteurs de l’excellent « Agora Zéro »Frédéric Moulin et Éric Arlix avaient déjà collaboré pour produire en 2010 ces « Valeurs ajoutées », écrites par le premier (c’est son début de romancier) et publiées par le second dans la collection Et hop qu’il dirigeait alors aux éditions imho. Imaginez un instant que, soucieux d’assurer le meilleur à ses enfants, un brave père de famille succombe à l’envie d’une manipulation génétique tous azimuts pour faire produire un garçon (qui deviendra très vite un adolescent) destiné à incarner plutôt très tôt que très tard l’un de ceux à qui tout sourit, l’un de ceux qui maîtrise tous les codes du capitalisme tardif pour asseoir sa domination, tout en haut, là d’où cela, naturellement, ruisselle. C’est ce cauchemar de collages identitaires insensés, tordus et jouissifs en diable, qu’a imaginé ici, à cent à l’heure, Frédéric Moulin, en allant chercher les briques individuelles ad hoc chez Giorgio AgambenMichael AzerradDaniel BoorstinDennis CooperFédor DostoïevskiVassili KandinskyRudyard KiplingGreil MarcusRobert MusilJeremy RifkinSteven Soderbergh, mais aussi le catalogue Ikea, le Nouveau Testament et une bonne mesure d’articles de journaux ou de sonneries de téléphones mobiles, pour ne citer que quelques-unes des sources qui se déversent à torrents tumultueux au long de ces 200 pages.

« MARCHANDAGE »
La seule vertu (au sens moral, parfaitement) du Mémorial est l’étendue physique de son inutilité. Je tiens cette observation d’un franco-berlinois de longue date : l’irrationalité économique de la friche, d’après elle, vaut œuvre pie dans la mégapole rêvée par les architectes du Sony Center, où tout centimètre carré non rentable accéderait de facto au statut de terre consacrée. Mais que vois-je, qu’entends-je, d’où provient ce vacarme annonciateur d’un grand changement en cours ? Poulies, cordes et palans, ce sont les 1 000 tonnes et 2 étages de la Kaisersaal qu’on déplace sur un gigantesque coussin d’air afin de redessiner Postdamer Platz et que le matin en s’installant à son bureau le président de la banque Takedageld und Getdafuckraus puisse néanmoins, d’un simple coup d’œil à travers une baie vitrée ad hoc, s’emplir le cœur de la roborative vision de l’historique monument. (Extrapolerais-je tout cet appareillage et fracas, se pourrait-il que pour finir il ait suffi d’une pichenette ? ou comme pour les paquebots d’un magnum de champagne propulsé par une gironde mais fine hôtesse ?) Deux pans de mur cependant ont été laissés en place, leur décoration néobaroque étant par encore d’autres vitrages à la fois protégée de, et proposée à l’admiration de « l’homme de la rue » : au sens littéral du terme. Nous sommes le Peuple aussi nous le valons bien. Nous sommes le Peuple, non Honecker Markus Wolfe ou le lieutenant Stein , pour mieux l’affirmer on a démoli leur prétendu Palais du Peuple. Nous sommes le Peuple comme nous le valons bien à son emplacement sera prochainement rebâti le défunt palais du roi Frédéric II. Nous sommes le Peuple après deux siècles et demi nous continuons d’aimer notre roi. Voire celui du voisin. Je suis Français comme Voltaire vénérant le despote éclairé. Je sais que le temps n’est pas encore venu d’abolir le servage, mais j’ai bon espoir. Nous sommes le Peuple. C’est indéniable. Je suis le Peuple et voici ce que je vais faire. Vivre ici, où les loyers sont pas chers et les gens vont à vélo. En contrepartie, faire œuvre utile. Révolutionnaire, voire. Profaner la marque. En hommage à ma ville natale Disneyland® Paris™, ce pourrait être : la TÊTE DE MICKEY : Sur un support quelconque comme en ombre chinoise son portrait logo (moderne numismatique) noir sur blanc, inscrit dans un cercle noir l’ensemble naturellement sur fond rouge. Intégrée à cette réalisation apparaîtrait, bien lisible, la légende : FAMAS – la « tête de Mickey » désignant l’ensemble solidaire des pièces les plus délicates à manipuler du FUSIL D’ASSAUT DE LA MANUFACTURE D’ARMES DE SAINT-ÉTIENNE. Vous trouvez ça un peu outré ? Un rien complaisant ? Même pas tout à fait très courageux ? (+ déroulé dazibao géant sur la façade du Bundestag c’est vraiment trop facile, en hacking sur le site de Disney plus risqué mais potache.) Aussi seconde proposition : mosaïque de 19 photographies calquée exactement (grain, lettrage, charte graphique, couleurs : j’effectue une recherche et retrouve une nouvelle fois : noir-blanc-rouge) sur l’avis de recherche désormais classique de la Rote Armee Fraktion. En lieu et place des portraits des membres de la R.A.F. ceux de 19 directeurs de grandes entreprises et banques « touchées » par la crise et sauvées de la faillite par l’argent public. Placé en dessous du portrait de chacun, selon les cas le montant de son salaire annuel ou de ses indemnités de départ. Mon postulat est le suivant : dans un contexte autoritaire tout art authentique visera à transmettre son message (une parole : qu’on le veuille ou non toujours politique) par des moyens subtils évitant à l’artiste d’atterrir en prison. En démocratie de marché, à l’inverse, le message perd presque tout son poids (puisqu’aussi bien on retrouvera une rhétorique similaire dans de récents discours du président de la République française) et c’est à son véhicule, à la forme (s’il le faut) pachydermique, qu’il reviendra désormais de tester les limites de la liberté d’expression : c’est-à-dire les outrepasser, toutes sanctions administratives ou pénales encourues par l’artiste devenant, dès lors, la mesure unique de sa réussite. Bon, ça c’est pour l’idée générale. Avant de passer à la réalisation, ce n’est pas que j’hésite, il faudrait juste un peu encore comme qui dirait que je soupèse. Obtenir des garanties. Je sais pas moi. L’assurance de sortir de prison aussi intelligent que Bernard Stiegler. Sinon, là, tout de suite, ce que j’avais plutôt en tête, voyez, c’était une… hum, bourse ?

En jouant sur une configuration fatalement thérapeutique, car ces agencements de machines désirantes qui sont libérés ici, même soutenus par les meilleurs études marketing du monde, se révèlent une fois livrés à eux-mêmes pour ce qu’ils sont, au profond – des boucles macabres et totalitaires -, Frédéric Moulin propose plusieurs modes de lecture éclatée, du faussement linéaire au sauvagement hypertextuel, du saute-moutons de marque déposée en copyright et de droits réservés en propriété privée au catalogue de vente par correspondance (réseaux sociaux et ventes à distance confondus en leur essence la plus authentique). Le médium est ici définitivement le message, et son creux même le plus signifiant de toute l’accumulation qui menace.

Extracurricular activities : (Extra pour le dossier. Extra pour la socialisation. Extra pour grappiller des points en +, même si pas prévu pour. Extra pour y traîner un pote qu’on devine plus réceptif à ce genre de conneries et, une fois mordu, habilement l’amener à se taper tout le boulot…)

Le sens de la formule déployé par Frédéric Moulin, tout au long de cette quête – ou de ce jeu vidéo à enjeux ô combien essentiels, peut-être -, est redoutable. Les ballons volètent, les pipes tournent, les cibles furètent, sans aucun hasard malgré les apparences contraires, et le collage fait mouche à tout coup, déployant sa glu pour attraper ce qui sinon se déroberait trop aisément à nos yeux si facilement inattentifs.

(Apprendre en s’amusant.)
Jouer est facile. Ce qui est difficile, c’est de comprendre les règles. Neuf villageois shootés d’une rafale de fusil d’assaut, dont une femme âgée de 88 ans – fou comme ça conserve une alimentation simple et saine : 5 000 points de PÉNALITÉ. Frappe aérienne réussie, nombre des victimes non confirmé : BONUS, 20 000 points. Explosion d’une bombe artisanale en centre-ville, 4 morts et 15 blessés : PÉNALITÉ MAXIMALE, veuillez signaler ce contenu. Avions de ligne, tours de bureau : veuillez signaler ce contenu. Aviation militaire, école primaire : PÉNALITÉ seulement à partir du troisième prime-time. Mentir sur un cambriolage c’est mal. Mentir sur une fellation c’est très mal. Mentir pour faire entrer le pays en guerre, dans le but inavoué mais louable d’assurer ses approvisionnements en pétrole: Bravo ! Vous êtes réélu  ! Empochez vos dividendes et ne passez pas par la case prison : PAS DE PÉNALITÉ. Bombardement stratégique : au gaz, PÉNALITÉ ; agent biologique, PÉNALITÉ ; charges conventionnelles, PAS DE PÉNALITÉ – BONUS uniquement si requalifié tactique. Nucléaire…

Déployant un fantasme parental ordinaire dans toutes ses directions, des plus logiques aux plus inattendues, englobant tout ce qui nourrit au quotidien ce qui tient lieu de ciment social au capitalisme tardif, « Valeurs ajoutées » se joue des mots avec une délectation rageuse, démonte les storytellings contemporains en retournant leurs significations et en mettant leurs tripes nauséabondes à l’air libre, déploie la farce à l’échelle stratégique et le scalpel au niveau sub-atomique, pour notre plus grand plaisir inquiet de lectrice ou de lecteur. On ne peut qu’espérer vivement que cet ouvrage épuisé trouve prochainement une réédition méritée.

Frédéric Moulin - Valeurs ajoutées

Charybde2 le 6/09/19