L'AUTRE QUOTIDIEN

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La Corse d’une radicale indocilité de Laure Limongi

Dans la cruauté impénétrable des secrets de famille délétères, une Corse surprenante et les racines d’une radicale indocilité.

L’eau est claire, animée de vaguelettes. Tout est nimbé de bleu. Bouées, mosaïques, signalétique. Avec ce parfum de chlore caractéristique, qu’on finit par aimer ; il se diffuse en attaquant les résidus abandonnés par les corps. C’est le mariage du chimique et de l’organique qui donne son odeur à la piscine. Je suis haute comme trois pommes et terrorisée d’être là parmi une horde affublée de maillots bariolés, de bonnets trop serrés, de petits sacs en nylon. La dernière fois, j’ai fini par expérimenter le fait qu’on ne tombait pas à pic quand on lâchait le bord, les doigts fripés agrippés aux carreaux comme si on cherchait à enfoncer les ongles dans les interstices. J’ai lâché prise, le cœur battant, poussé le mur avec mes pieds, et atteint les bras du moniteur qui me souriait. L’eau est donc bien différente de l’air. On peut y survivre sans nageoires, sans branchies. Tout du moins en surface. Cette fois-ci, il faut plonger. S’élancer et crever la pellicule plane, brillante, se laisser immerger. Pour qui a l’impression de mouvoir difficilement son corps, de ne pas bien en connaître les contours, c’est un problème. Une terreur. On se tortille dans son maillot dont on regrette déjà l’imprimé, on s’en lasse si vite, alors qu’on avait dédaigné les couleurs unies, faisant fi des conseils maternels. On avait même fait un caprice. Motifs aux tons bleu turquoise. Tentative de camouflage ? Surtout pas de rose. Le maître nageur dit qu’il faut y aller maintenant. Tous les camarades l’ont fait. Sauf celui qui se remet d’une otite. L’otite, j’aurais dû y penser, la brandir en bouée salvatrice. Ils s’ébattent à présent, gais, fiers d’eux, s’aspergent en riant. Ils ont vaincu l’épreuve. Quelque chose en eux est passé dans la cour des grands. De l’autre côté du miroir de l’eau. Je me dis que la parole me sauvera de l’événement. Tant que je parle, tant que je déroule le fil des histoires, je ne peux pas mourir. Je raconte les poissons-globes que j’ai vus à la télévision l’autre jour, jolis ballons parfois mortels ; à la moindre alerte, ils se transforment en sphères dérivantes, recouvertes de piquants. C’est bien pratique. (…) Je dis que je ne peux pas sauter tant qu’on ne m’explique pas la composition de l’eau, la vitesse à laquelle mon corps va y pénétrer, ce n’est pas sérieux : qui s’élance, comme ça, sans données, dans le vide ? Le maître nageur, fatigué, me regarde l’air narquois depuis dix minutes, les mains sur les hanches, soupire et finit par me pousser. Je tombe, avale un peu de chlore, tousse, les yeux qui brûlent, sous les rires de mes camarades. Ce n’était donc que cela. La baudruche de la peur se dégonfle tel le fugu détendu, elle fait place au malaise d’appartenir. Je suis membre d’un nouveau groupe, ceux qui crèvent la surface, s’arrogent le droit d’occuper l’espace des poissons, un peu vexée mais soulagée d’avoir franchi, même malgré moi, la frontière de ce moment. Puisqu’on ne nous autorise pas à vivre à l’orée des épreuves qu’on ne veut pas vivre. Puisque les lignes sont faites pour être traversées. Étonnée que cela soit si anodin, après tout. Il faut savoir déambuler dans les territoires effrayants d’un mouvement léger.

Le couvent Saint-Dominique à Corbara et le vieux port de Bastia. Photos Rita Scaglia

« Il faut savoir déambuler dans les territoires effrayants d’un mouvement léger. » : c’est à parcourir cet effroi souverain de l’enfance, lorsque le sens s’y dérobe, par trop, noyé qu’il est dans les faux-semblants, les folies familiales et les secrets dont il faut à tout prix préserver la façade, que Laure Limongi nous invite, avec ce roman ancré dans sa Corse natale, mais poussant ses redoutables pseudopodes à La Ciotat, dans le Morvan, à Paris ou à Porto-Rico. Publié en septembre 2019 chez Grasset« On ne peut pas tenir la mer entre ses mains » réfute avec adresse le piège autobiographique (et se permet de jolis clins d’œil autour du pacte de lecture, évoquant discrètement à l’occasion aussi bien « Anomalie des zones profondes du cerveau » que « Soliste », voire « Ensuite j’ai rêvé de papayes et de bananes », tous de la même autrice). Il faut se laisser guider dans l’enchevêtrement des flashbacks innocents ou rusés de la (de moins en moins) petite Huma – ainsi prénommée du fait d’un rêve de sa mère, comme « la petite fumée dont on doit aspirer le « h » en le prononçant, tellement difficile pour les bouches françaises » – pour goûter le sel, le fiel et le miel de cette histoire familiale aux ramifications à la fois insensées et puissamment humaines.

Dix ans, vingt ans plus tard, comme si la vie n’était faite que de commencements, je n’arrête pas de chercher à raconter cette histoire, sans trouver un angle adéquat. Mille petits sauts variés dans la piscine d’enfance. Et je continue à voire la tasse. Ça brûle toujours, jusqu’au tréfonds. Je me demande ce qui m’effraie à ce point, pourquoi le chemin est si tortueux. Comme si raconter allait guérir quelque chose que je ne voulais pas guérir. Il faut peut-être le reconnaître. On chérit certaines souffrances. La petite plaie rouverte sans cesse. Les ongles rongés jusqu’au sang. Les courbatures soigneusement travaillées. Les doigts qui appuient sur les touches du piano jusqu’à la douleur. Le manque. L’amour mort. Peut-être un air sans astreinte est-il irrespirable, pour certains.

Il peut suffire du détour d’une photographie presque oubliée, repêchée parmi d’improbables objets abandonnés, pour que l’illumination survienne, et que les choses jusqu’alors cachées apparaissent, à la narratrice comme à la lectrice ou au lecteur, et l’on songera alors, peut-être, à la magie qui sourd aussi ailleurs, chez le Derek Munn de « L’ellipse du bois » ou chez le Daniel Arasse de « On n’y voit rien » ou du « Détail ». C’est par la superposition patiente, volontaire ou involontaire, pernicieuse, malicieuse ou au contraire protectrice, de plusieurs lois du silence, que se tisse cette étoffe proprement extraordinaire dont sera enveloppée, longtemps, la vie d’Huma, avant qu’elle ne puisse, enfin, séparer l’éventuel bon grain de l’ivraie manifeste, révoquer les mensonges cuits et recuits, et accéder aux non-dits nécessaires.

Vue d’un trésor insulaire, le canestrelli

Pour les citadins – la majorité de la population depuis plus de cinquante ans -, la vie est rythmée par le rituel des week-ends au village. En Corse, tout le monde a un village. On vomit ses tripes le vendredi soir pour y arriver avant de recommencer le dimanche soir pour rentrer à la ville ; c’est sans doute pour cela que malgré le régime imposé par leurs mères, grands-mères et arrière-grand-mères (polenta, figatelli, migliacci, fritelle, pastizzu, frappes, canistrelli, fiadone…), les Corses ne sont pas obèses. La vie est bien faite. Le fief des Pietri se trouve en Castagniccia, à un peu plus d’une heure de Bastia. Certains mettent jusqu’à quatre heures, aller-retour,  pour effectuer ce pèlerinage  hebdomadaire dans un village plus reculé, parfois davantage lorsque tout le monde décide de rentrer en même temps le dimanche soir. Ce sont alors des files statiques de voitures embuées, avec des autoradios beuglants et beaucoup d’impatience, les enfants ne cessent de demander quand on arrivera. Le stress de la semaine reprend ses droits. En dehors des embouteillages, les parents conduisent vite en fumant sans discontinuer. L’été, on moque les touristes qui prennent leur temps à regarder le paysage, en caricaturant leurs traits de caractère supposés – comme souvent les visiteurs caricaturent le caractère corse. Les sièges en cuir sont bien vus. L’odeur de la peau tannée chauffée par le soleil mêlée aux cigarettes a quelque chose d’écœurant et entêtant. Quand on y ajoute une radio qui ne sait pas choisir, selon les virages, entre une fréquence française et italienne, cela donne davantage une expérience aux limites de la conscience qu’un modeste trajet en voiture.

Dansant avec grâce entre l’intime et l’universel, jouant du quotidien, du surmontable et du fatal, « On ne peut pas tenir la mer entre ses mains » est un roman d’une impressionnante puissance réticente, comme à retardement – et son souffle n’en est que plus explosif.

« C’était juste une grande histoire d’amour » dira un cousin, à La Ciotat, un jour d’enterrement.

Laure Limongi - On ne peut pas tenir la mer entre ses mains - éditions Grasset
Charybde 2 le 19/09/1