Au BAL, Sigmar Polke détruit consciencieusement les images
Aucune hiérarchie n’existe entre les 300 images dans cet ensemble exceptionnel établi entre 1970 et 1986. Polke y brouille à l’envi les taxinomies, les classifications et les oppositions consacrées : documentaire et fiction, archive et mythologie personnelle, art et publicité, amateur et professionnel, expérimental et populaire... Pan dans le pop art !
Avec cet ensemble photographique inédit, le BAL dévoile un ensemble produit entre 1970 et 1986, révélant un Polke alchimiste de la matière photographique. A la fois poète du presque rien, tout en s’affranchissant des régles du médium en vogue à l’époque- et surtout - critiquant avec acidité son époque.
« Sans titre », c’est ainsi que Sigmar Polke a nommé son exposition de 1986 à la galerie Schmela. On pourrait décrire de manière tout aussi laconique l’ensemble de photographies qui seront présentées au BAL cet automne : des centaines de tirages sans titre ni date. Des prises de vue restées de longues années dans une caisse chez Georg, le fils de Sigmar Polke, et peu à peu tombées dans l’oubli.
— Fritz Emslander, co-commissaire, directeur adjoint du Museum Morsbroich, Leverkusen
Très tôt, Polke utilise le medium photographique, à la fois de manière documentaire pour réaliser ses peintures, mais aussi de façon autonome. Il existe chez lui une contamination réciproque de ces deux domaines, au point qu’il est autant possible d’évoquer la dimension photographique de ses peintures que la dimension picturale de ses photographies. Son approche de la photographie est, dès le départ, artisanale et amateur. Polke a toujours tenu à développer et à tirer lui-même ses photographies, au mépris des règles en la matière (temps de pose hétérodoxes, usage de papiers et de produits périmés), pratiquant avec désinvolture la sous-exposition, la surexposition, comme la double exposition.
Polke est affamé d’images, de toutes les images. Il reste attentif à leur grandeur comme à leur faiblesse, s’arrogeant le droit de les manipuler, de les maltraiter même, pour leur faire rendre ce qu’elles possèdent, du plus profond de leurs plis, de leurs textures et de leurs significations... Tous les moyens sont bons, jusqu’aux plus vils, jusqu’aux plus contestables : la copie, le télescopage, le plagiat, le pillage et le sabotage... Son oeuvre se moque de la permanence et de la pérennité, il met joyeusement en avant l’altération, la conversion, l’instabilité, la transmutation des sujets et des formes. Tout ici est susceptible de se retrouver recouvert, dilué, oxydé, taché, pollué, corrompu, empoisonné...
Ses photographies, de la même manière, ne sont pas réductibles à un « style ». Elles en abolissent même la notion, avec une jubilation et une ivresse confondantes. Elles occupent au travers de leur hétérogénéité la totalité du spectre de la pensée photographique. Tout se passe comme si Polke minait de l’intérieur chacun des grands régimes modernes et contemporains de l’image : du formalisme post-Bauhaus, à l’approche documentaire d’un Walker Evans ou d’un August Sanders, de l’esthétique de la contre-culture (Fluxus, Punk, « trash ») à la tradition humaniste d’un Henri Cartier-Bresson.
Tout l’art de Sigmar Polke est dans ce plaisir à se saisir de ce qui arrive, d’être à l’affût de ce qui survient dans un processus. Vouloir l’accident, c’est reconnaître simplement que la « vérité » n’est pas à chercher dans les profondeurs de ce qui se cache, mais dans les balbutiements, les fêlures et les accrocs de ce qui se donne à voir. Les défaillances et les lapsus de l’image intéressent Polke, non sa relation à une quelconque vérité ou transcendance. Polke se fait un plaisir de renvoyer dos à dos aussi bien l’irrationalisme qui se targue d’être le seul à pouvoir exhiber la face cachée des choses, que le positivisme prétendant rendre raison de tout.
On saisit mieux son humour quand on se souvient, qu’avec Richter et Konrad Lueg, il avait monté en Allemagne de l’Ouest, un groupe artistique à la fin des années 60 ( le Réalisme capitaliste) pour se moquer effrontément du pop’art, une école qui, pour eux, affadissait le propos de l’art moderne en le vidant de son contenu politique pour n’en laisser que le décor … Une belle revanche à l’œuvre, en quelque sorte, genre de doigt d’honneur géant au beau qui plaît et se vend aujourd’hui sous les appellations Koons ou autre. Le côté anarchique du travail de Polke a été en grande partie guidée par son approche critique paradoxale de l’histoire, des valeurs de la société occidentale, mais aussi du rapport que nous entretenons avec le temps, et son œuvre reste encore largement énigmatique tout en étant éminemment stimulante, « un champ de bataille où s’affrontent matières et sujets dangereux » pour reprendre la formule de Bernard Marcadé.
« Tout évènement, plastique ou même historique, peut se retourner contre lui-même, au point de signifier le contraire exact de ce qu’il était censé primitivement exprimer. » Sigmar Polke
En mixant les techniques, il les renvoie l’une à l’autre, de la peinture ou du dessin à la photographie, et pas dans un but de les glorifier en les amplifiant, mais dans le but plus avoué de les abâtardir pour qu’elles rendent gorge et disent enfin autre chose qu’attendu. Réussite d’un mouvement conçu dans l’œuvre- et comme œuvre.
Jean-Pierre Simard le 13/09/19
Les Infamies photographiques de Sigmar Polke -> 22/12/19
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