L'AUTRE QUOTIDIEN

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La radicalité à la racine - A propos du "Jeune Ahmed" de Luc et Jean-Pierre Dardenne et d'autres films sur la “radicalisation”

A propos du "Jeune Ahmed" de Luc et Jean-Pierre Dardenne, "L'Adieu à la nuit" d'André Téchiné et "Mon cher enfant" de Mohamed Ben Attia

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On entend sous le terme générique de radicalisation le processus social par le biais duquel un individu, souvent jeune, décide de s'engager dans des formes d'activisme politique ou religieux allant jusqu'à l'extrémisme homogène au narcissisme des causes perdues décrit par Jacques Lacan. Depuis les attentats français de 2015, la radicalisation est généralement rapportée aux militants enrôlés sous la bannière du djihadisme suturant islamisme et terrorisme. Des enquêtes sociologiques participent à soutenir la validité scientifique d'un terme faisant consensus pour les sphères parlementaire, judiciaire et médiatique, à l'instar des ouvrages respectifs de Farhad Khosrokhavar (Radicalisation, éd. Maison des sciences de l'homme, 2017) et de Laurent Bonelli et Fabien Carrie (La Fabrique de la radicalité. Une sociologie des jeunes djihadistes français, éd. Seuil, 2018 ; Radicalité engagée, radicalités révoltées : une enquête sur les mineurs suivis par la protection judiciaire de la jeunesse, éd. La documentation française, 2018).

Dans les faits, la radicalisation comme énoncé récemment imposé pour caractériser l'engagement individuel d'une fraction de la jeunesse occidentale dans des causes extrêmes jouit d'un certain consensus qui, pourtant n'existe pas franchement parmi les chercheurs en sciences humains et sociales travaillant la question problématique des rapports entre islamisme et terrorisme. Le terme est même diversement contesté au point que le dissensus règne en offrant une grande source interne de discussions et d'oppositions. D'un côté, un politologue comme Olivier Roy et un anthropologue comme Alain Bertho posent qu'il y a moins « radicalisation de l'islam » qu'«islamisation de la radicalité », le djihadisme se présentant ici comme le répertoire d'actions hégémonique pour une génération révoltée en manque d'idéal. De l'autre, l'islamologue François Burgat et le politiste Gilles Kepel critiquent le terme de radicalisation jusqu'à en contester et rejeter l'usage mais selon des perspectives opposées sinon antagoniques. Quand le premier y voit la dépolitisation de l'islam politique encouragée par les approches culturalistes, le second y reconnaît pour sa part une prénotion apparue aux États-Unis dans la suite des attentats du 11 septembre 2001 qui, appareillée à la crainte supposément politiquement correcte de l'islamophobie, empêcherait de comprendre les buts politiques de l'islamisme à l'heure de la mondialisation.

La lucidité reste en tous les cas requise, préservant contre tout amalgame le fait que le fanatisme n'est pas un caractère exclusif de l'islamisme et que l'islam n'explique à lui seul pas la propension au martyr et à l'absolu sur l'autel duquel sacrifier l'autre, à l'enseigne de l'analyse proposée par Edgar Morin : « Tout cela s'est sans cesse manifesté et n'est pas une originalité propre à l'islam. Il a trouvé depuis quelques décennies, avec le dépérissement des fanatismes révolutionnaires (eux-mêmes animés par une foi ardente dans un salut terrestre), un terreau de développement dans un monde arabo-islamique passé d'une antique grandeur à l'abaissement et l'humiliation. Mais l'exemple de jeunes Français d'origine chrétienne passés à l'islamisme montre que le besoin peut se fixer sur une foi qui apporte la Vérité absolue. » ( « Éduquer à la paix pour résister à l'esprit de guerre » in Le Monde, 5 février 2016). Mais le constat d'Edgar Morin ne sort pas du cadre d'un radicalisme inquestionné et strictement confondu avec l'extrémisme. Enfin, le chercheur affilié au CNRS Antoine Jardin va pour sa part jusqu'à qualifier le terme de radicalisation de « mort fourre-tout [et de] label hasardeux des politiques publiques dans un contexte de montée des violences djihadistes » (« Non, il n'y a pas 28% des musulmans qui sont "radicalisés" en France » in Le Monde, 29 septembre 2016), tandis que le journaliste Pierre Rimbert analyse avec l'imputation de radicalisation « un outil de disqualification à large spectre » dont aura d'ailleurs fait les frais la CGT durant sa mobilisation contre la loi travail du printemps 2016 (« "Radicalisation", un mot qui tue » in Le Monde diplomatique, 1er février 2017).

Contre les pièges de la radicalisation,

la relève de la radicalité

Avec le bébé de la radicalisation, ce terme dont l'usage fait consensus mais seulement parmi le personnel des professionnels de la politique et chez les éditocrates des grands médias, c'est l'eau du bain de la radicalité qui est jetée, peut-être délibérément obscurcie. Pourtant, radical est un mot important, il est même décisif quand il est ressaisi à sa racine rappelée en 1843 par Karl Marx à l'occasion de son introduction à sa « Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel » : « Être radical, c'est prendre les choses par la racine. Or, pour l'homme, la racine, c'est l'homme lui-même. » (in Philosophie, éd. Gallimard-coll. « folio essais », 1982, p. 99). Il y a ainsi une authentique « misère de la radicalisation » à laquelle Alain Bertho oppose dialectiquement un « éloge de la radicalité » prolongé par la philosophe Marie-José Mondzain à l'occasion d'un ouvrage de combat pour l'époque contemporaine, intitulé Confiscation (éd. Les Liens qui libèrent, 2017). Des mots importants comme radicalité se retrouvent en effet confisqués par des usages négatifs comme des prises d'otage idéologiques qui empêchent de penser le pire qu'il nous faut redonner. Et c'est pourquoi il faut leur redonner la vitalité native des commencements comme autant de recommencements nécessaires pour lesquels l'« appel au courage des ruptures constructives et à l'imagination la plus créatrice » doit s'effectuer sans la moindre« complaisance à l'égard des gestes meurtriers de ceux qu'on se plaît à nommer "radicalisés" » (opus cité, pp. 14 et 18). C'est ainsi que Marie-José Mondzain rend compte des conséquences désastreuses de la confuse subsomption de la radicalité sous l'extrémité, tout en œuvrant à la relève d'un affect politique dont les artistes sont d'importants gardiens en en rappelant à notre indétermination première.

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L'énigme de notre liberté est ainsi rappelée au principe de toutes les imaginations créatrices, au fondement de toutes les délibérations et de toutes les décisions sur fond d'indécidable. Et cette énigme, les artistes en sont les gardiens : « les artistes donnent sa forme au désordre en créant la scène de sa visibilité dans le respect d'une indétermination radicale, celle qui offre sa liberté à l'intelligence et à la sensibilité du spectateur. » (op. cit., p. 104-105). La radicalité esthétique est une politique du sensible non partisane, engageant des prises de position plutôt que des prises de parti. La radicalité d'un artiste en cinéma consisterait : a minima à faire du sujet contemporain ouvert à la violence extrême la figure divisée entre sa liberté radicale et les captures réductrices de la radicalisation ; a maxima à relever l'indétermination du sujet disposé au meilleur comme au pire dans le domaine de l'indécision. Le cinéma n'est authentiquement radical qu'à entrer et faire entrer le spectateur dans la zone de notre indétermination, dans cet « espace transgénérique » qui est ouverture à ce qui arrive, dans ce site intermédiaire dévolu à l'écart et l'entre, dédié à l'hospitalité pour l'autre qui vient (ibidem, p. 167-171). Et entrer dans la zone pour en préserver la dimension de réserve des possibles consiste à y reconnaître « chôra », ce « triton genos » ou troisième genre de l'être par où passe, diaphane et atopique, l'alliance renouvelée de l'idée et du sensible (cf. Platon, Timée, 27d, 5). Redonner toute sa dignité à la radicalité, mise à l'épreuve redoublée de la question de la violence extrême et de la radicalisation qui en porte par extension le discrédit épistémique et la confiscation systématique, peut être le fait de films contemporains désireux d'entrer dans la zone en affrontant la nécessité de penser de façon critique notre contemporanéité.

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Le Jeune Ahmed des belges Luc et Jean-Pierre Dardenne, L'Adieu à la nuit du français André Téchiné et Mon cher enfant du tunisien Mohamed Ben Attia s'y sont essayés avec des bonheurs inégaux (le troisième film est le plus réussi, les autres sont diversement ratés mais le ratage demeure toujours problématique). Cette inégalité est justement ce qu'il faudra montrer pour penser comment le cinéma d'auteur, saisi par les urgences des opinions sur la radicalisation, peine à penser son propre défaut de radicalité.

 Des nouvelles du front, le 24 mai 2019


L'Autre Quotidien collabore avec la revue en ligne Des Nouvelles du front autour du cinéma, mais pas que, puisque nous partageons avec elle d'autres passions et prises de position. Nous la laissons se présenter elle-même :

CONTRE L'ENVERS DU CINÉMA, LE CINÉMA CONTRAIRE

Avec la conjonction de l'esthétique et de la politique, se pose l'affirmation d'une nécessité d'essayer de penser les images à l'endroit même (le cinéma) où elles seraient paradoxalement, à la fois les plus faibles peut-être (en termes de rapports de force faisant l'actuel capitalisme médiatique et culturel) et peut-être aussi les plus fortes (en promesses de sensibilité, de pensée et d'émancipation). Et il n'y aurait là rien de moins politique dès lors que l'on refuse de cantonner, ainsi qu'y travaille par ailleurs la doxa, les choses (cinématographiques) de la sensibilité et de l'esprit dans les marges de luttes qui, où qu'elles se produisent, ne le font que depuis l'esprit et la sensibilité de ses acteurs et de ses actrices. Donc, des nouvelles du front, comme autant de prises de positions.

Des Nouvelles du Front