L'AUTRE QUOTIDIEN

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Les mille et un passages (historiques) de Sally Mann au Jeu de Paume

Organisée en cinq parties et dotée de nombreuses œuvres inconnues ou inédites, cette rétrospective Sally Mann constitue une vue d’ensemble sur quatre décennies et une vraie analyse de la manière dont le legs du Sud, à la fois patrie et cimetière, refuge et champ de bataille, transparaît dans son travail comme une force puissante et troublante qui continue de modeler l’identité et le vécu de tout un pays.

Easter Dress (1986) Sally Mann Patricia and David Schulte. © Sally Mann

Il est quand même étonnant qu’il aura fallu attendre l’élection d’un crétin à moumoute à la tête des USA pour que des citoyens parlent clairement du ressentiment vis à vis de leur histoire au Sud du pays, là où, de guerres d’anéantissement des populations indiennes en Guerre de Sécession, puis en ségrégation vis à vis des noirs qui perdure économiquement, il semblerait que tout soit resté inscrit dans le paysage. Et c’est à ce titre qu’on peut louer le travail de Sally Mann qui, depuis 40 ans, fait œuvre en ne l’oubliant jamais. Les vidéos de l’expo étant assez parlantes à ce propos - et méritent d’être toutes vues pour cela.

The Turn (2005) Sally Mann Gelatin silver print. Private collection. © Sally Mann

Sally Mann (née à Lexington, Kentucky, en 1951) réalise des photographies tout à la fois expérimentales, élégiaques et d’une beauté obsédante, qui explorent les thèmes fondamentaux de l’existence : la mémoire, le désir, la mort, les liens familiaux et l’indifférence souveraine de la nature à l’égard des entreprises humaines. Ce qui assure l’unité de ce vaste ensemble, c’est son ancrage au sein d’un seul et même lieu, le Sud des États-Unis. Sally Mann a longtemps écrit sur ce que signifie vivre dans le Sud et être identifiée à cette région. Forte de son amour profond pour sa terre natale et de son intime connaissance de son histoire tumultueuse, elle soulève dans son travail des questions incisives – relatives à l’histoire, à l’identité, au racisme et à la religion – qui résonnent au-delà des frontières géographiques et nationales. « Sally Mann. Mille et un passages » examine comment les relations de la photographe avec ce territoire ont façonné son œuvre et en quoi le legs du Sud des États-Unis, à la fois patrie et cimetière, refuge et champ de bataille, continue d’exercer son influence sur l’identité américaine.

Sally Mann

Structurée en cinq sections – «Famille», «La terre», «L’ultime et pleine mesure», «Demeure avec moi», « Ce qui reste » –, l’exposition inclut de nombreuses photographies qui n’ont encore jamais fait l’objet d’une publication ou d’une présentation au public. Son titre est inspiré d’un vers du poète écossais John Glenday : « L’âme opère mille allers et retours, le cœur, un seul », qui évoque le profond attachement de Sally Mann à sa région du Sud tout en faisant allusion à sa conscience des intrications complexes qui en caractérisent l’histoire.

On s’est particulièrement intéressé à la section “l’Ultime et pleine mesure” où, considérant les incidences de l’histoire sur sa terre natale, Sally Mann s’est interrogée en ces termes : « La terre s’en souvient-elle ? Ces champs qui furent le lieu d’un carnage indescriptible, qui ont enseveli un nombre indéfinissable de corps, sont-ils des témoins possibles ? Et s’ils le sont, avec quelle voix parlent-ils ? Y a-t-il une présence numineuse [c’est-à-dire qui relève de l’expérience du sacré] de la mort dans ces champs de bataille si placides aujourd’hui, ces lieux où le temps s’est figé ? »

De 2000 à 2003, cherchant à répondre à ces questions, elle photographie les «recoins ordinaires [...] bâtards, broussailleux [...] orphelins » des champs de bataille d’Antietam, Cold Harbor, Fredericksburg, Manassas et de la Wilderness, entre autres, qui tous se trouvent à bonne distance de canon de Lexington. À l’instar de tant de photographes de la guerre de Sécession, elle crée ses négatifs en recourant au procédé du collodion humide en vogue au XIXe siècle. Toutefois, à la différence de ses prédécesseurs, elle s’empresse d’accueillir les défauts, les rayures, craquelures et autres écaillements de l’émulsion dus à ses manipulations du collodion, qui ajoutent à ses images une résonance métaphorique. Ces imperfections lui offrent le moyen de suggérer la manière dont la mort «a modelé ce paysage enchanteur et [...] fera valoir ses droits sur lui de toute éternité ».

Deep South, Untitled (Scarred Tree) (1998) Sally Mann Gelatin silver print National Gallery of Art, Washington, Alfred H. Moses and Fern M. Schad Fund. © Sally Mann

Véritable travail sur le temps, l’œuvre Sally Mann réfère souvent au fait que la mort a « modelé ce paysage enchanteur » qu’elle observe quotidiennement dans sa propriété. La mort a également modelé plusieurs séries de photographies qu’elle a réalisées dans la première décennie des années 2000, méditations sur la condition de mortel, la vieillesse, la fragilité de la vie et la famille. Ces images reflètent la conviction de Sally Mann selon laquelle on ne peut pleinement apprécier la vie qu’en regardant la mort en face. La mort, a-t-elle déclaré, est « l’élément catalyseur d’une appréciation plus intense de ce qui nous est offert ici et maintenant ». Si les titres donnés par Mann à ses photographies sont principalement descriptifs, ceux qu’elle choisit pour les images de Larry s’inspirent souvent de sources littéraires et artistiques – de la mythologie grecque à l’art classique, la Bible, en passant par ses auteurs favoris, dont T. S. Eliot, Ezra Pound et Eudora Welty. Toutes ces œuvres évoquent l’instabilité de la mémoire, la vulnérabilité du corps, les ravages du temps et le fossé indicible creusé entre la matière et l’esprit.

Elle accompagne la publication de plusieurs de ses photographies d’une citation d’un poème d’Ezra Pound: « Ce que tu aimes bien demeure, / Le reste n’est que cendre / Ce que tu aimes bien ne te sera pas arraché. »

Battlefields, Antietam (Starry Night) (2001) Sally Mann Gelatin silver print. Alan Kirshner and Deborah Mihaloff Art Collection. © Sally Mann

Tout cela nous fait penser à Erskine Caldwell, son Petit Arpent du bon dieu, comme son Tobacco Road, pour la matérialité des choses montrées, la profusion des corps et de la vie et une énergie propre à la région - en allant beaucoup plus loin que William Faulkner… Et ce rapport à la matière, au vivant, cette sensualité affichée qui se dévoile dans les tirages (d’enfer !) au collodion, comme ce regard de mère qui photographie à poil ses enfants (en créant un scandale … et en s’en tapant royalement). Et surtout, pour la vie intense qui sourde de l’œuvre, multiple, présente, diverse et en mouvement. Bref, on a aimé.

Jean-Pierre Simard le 21/06/19

Virginia #6 (2004) Sally Mann Gelatin silver print. National Gallery of Art, Washington, Promised Gift of Stephen G. Stein Employee Benefit Trust. © Sally Mann

Sally Mann. Mille et un passages -> 22/09/2019
Jeu de Paume, Concorde, 1, place de la Concorde 75008 Paris