L'AUTRE QUOTIDIEN

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Handicap, t'es pas cap, ou arriver à la parole avec Alexis Jenni

Dans la durée, surmonter un handicap social maladif par la voie de l’écriture, avec humour. Une belle confidence d’un grand auteur.

Alexis Jenni nous a offert en 2011 un magnifique premier roman (publié), aussitôt récompensé par le prix Goncourt, pleinement justifié cette année-là, me semble-t-il. « L’art français de la guerre »est indéniablement un texte qui compte, par son écriture, par son entrelacement thématique à la fois rusé et profond, et par, détail qui comptait pour moi, l’audace joueuse de ses titres de chapitres, tels que « L’arrivée juste à temps du convoi de zouaves portés ». L’auteur a depuis publié trois autres romans et cinq essais, dont plusieurs d’entre eux attendent avec grâce que je vous en parle sur ce blog. Le sixième et dernier en date de ces essais vient de paraître, en février 2019, dans la superbe collection Ce que la vie signifie pour moi, dirigée par Martine Laval aux éditions du Sonneur.

J’ai été muet, puis bègue, puis embarrassé, et maintenant je parle sans frémir devant cent personnes, mille personnes, comme on voudra, je leur parle sans notes et sans crainte, sans hésiter, mais j’ai déjà plus de cinquante ans ; et je me demande si ce n’est pas un peu tard pour accomplir ce dont je rêvais lorsque j’étais un enfant muet, un adolescent bègue, un jeune adulte embarrassé, un peu tard vraiment pour parvenir à ce libre exercice de la parole que j’ai tant désiré, et eu tant de mal à réaliser.

Collection étonnante, qui parvient à extraire très directement des autrices et auteurs de fiction qu’elle choisit, l’intime à portée littéraire et humaine, Ce que la vie signifie pour moi nous a déjà proposés, entre autre textes captivants, « Un souffle sauvage » de Jérôme Lafargue« Depuis qu’elle est morte, elle va beaucoup mieux » de Franz Bartelt, ou bien entendu, la brève « autobiographie » de Jack London qui donne son nom à la collection de Martine Laval. La confidence d’Alexis Jenni  dans ce « Prendre la parole » repose sur un superbe paradoxe, celui du chemin de délivrance d’un enfant suprêmement mal à l’aise avec la parole articulée en société, jusque dans ses débuts de jeune adulte, devenant professeur (de sciences de la vie et de la terre), puis écrivain (« sur le tard », dit-il), finissant par maîtriser l’art de la conférence devant 100 personnes ou davantage. Sans « media training », mais par l’écriture, avant tout.

Il est heureux que je sois né à l’ère des objets mécaniques au fonctionnement sensible, la machine à écrire a été pour moi un appareil à résoudre, un détour métallique pour m’aider à sortir du marais organique, un caillebotis, un ponton, une planche de salut. Oser ne suffit sans doute pas à faire de la littérature, et tout ce qui est sorti de cette machine a disparu, tant mieux. Mais elle m’a lancé comme un moteur pétaradant, une mobylette de l’esprit qui m’a emporté là où le travail d’écrire était possible. Maintenant je ne m’en sers plus, je ne sais même plus où elle est, mais je lui suis reconnaissant d’avoir veillé sur mon adolescence, je rends grâce à cette petite Olivetti pimpante comme une secrétaire des sixties, Vespa, robe corolle et choucroute blonde, fraîche comme de la French pop pour danser le jerk, et qui m’aida sans barguigner à sortir de mon marasme.

Comme à son habitude, Martine Laval sait trouver les mots qui enchantent l’exercice de sincérité et de jeu qu’elle affectionne de nous montrer, et auquel Alexis Jenni s’est si superbement prêté ici : « Au commencement était le bafouillage. Les lèvres tétanisées, les mots qui s’entrechoquent, les paroles qui se bousculent, tambourinent et ne parviennent à se libérer qu’avec peine. Alexis Jenni s’est délivré d’un carcan, celui d’une enfance muette, presque recluse. L’écrivain et essayiste s’empare de notre collection et dit avec une sincérité toute pétillante : apprivoiser l’écriture afin que naisse la parole vivante. »

Alexis Jenni

Alexis Jenni - Prendre la parole - éditions du Sonneur,
Charybde2, le 28/04/19
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