L'AUTRE QUOTIDIEN

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Un doigt de thriller et deux pincées de cuisine littéraire avec le "Manaraga" de Vladimir Sorokine

Un fabuleux et hautement métaphorique thriller d’anticipation, à base d’art de cuisiner la littérature, (presque) stricto sensu.

Vladimir Sorokine

Soir : Brochettes d’esturgeon grillées à L’Idiot. Roman bon poids, 720 grammes, du massif, 509 pages, papier vélin, reliure pleine toile. A largement suffi pour huit brochettes.
Comme convenu, le client et ses sept invités avaient solennellement pris place autour du grill. Pas seulement, bien sûr, pour se convaincre que j’utilisais vraiment l’édition originale comme combustible, un volume à 8 700 livres sterling, que je ne lui avais substitué je ne sais quel polar nordique du XXIe siècle, étalant cent cinquante nuances de médiocrité. Ils voulaient de l’art. Ils ont été servis.
Tout était pile poil. Et moi, j’étais au top. Évidemment, il n’y a qu’un book’ n’ griller averti pour connaître toutes les chausse-trappes qu’il doit éviter dans son job. Ça, c’est notre tambouille interne. Au temps où on imprimait les romans, on usait, comme chacun sait, de différents types de papier. Qui brûlent de diverses façons. Parfois, le feu s’étouffe, parfois il fait des étincelles, du coup les pages flambent et se collent à la viande ou volettent au-dessus de la tête des clients. Nos grills sont équipés de groupes filtrants, qui empêchent le papier de s’enflammer ou de se calciner. Généralement, ils ne servent qu’aux débutants. Un vrai chef doit faire travailler ses mains et sa tête. Les groupes de filtration réduisent la flamme autant que l’ampleur du spectacle. En aspirant l’air, ils rendent les choses moins présentables. Or, le livre doit être éclatant, il doit flamboyer, subjuguer. Un chef expérimenté a l’obligation de préparer l’ensemble du processus comme une partie d’échecs, de garder son sang-froid, alors qu’il joue les funambules au-dessus de l’abîme. Reliure, bande d’extrémité, toile, carton, gaze, ficelle de chanvre, signets, colle à la caséine, fleurs séchées, poux punaises, cafards, qui ont pu se loger dans le dos du livre – autant de menaces secrètes qu’il est indispensable de prendre en compte. Un jour, un cuisinier a vu s’enflammer un microfilm qui, au milieu du XXe siècle, avait été inséré dans la tranchefile. Un autre a eu des problèmes avec une reliure anthropodermique des Cent vingt journées de Sodome. Tout peut arriver, absolument tout. Le moindre faux pas, pas assez ou trop d’assurance, et c’est la catastrophe. J’exerce un métier à risque. Dans le meilleur des cas, je perds de l’argent, on me balance un verre de vin à la figure ou on m’assomme avec ma vaisselle de luxe. Dans le pire, le cuisinier se prend une balle molle, voire – bien souvent – dure, dans la tronche. De nos jours, les criminels sont de plus en plus friands de festins bouquinistiques. Et, depuis la guerre, les armes pullulent en Europe. Il y a, chez les Allemands d’aujourd’hui, un écho de l’âge d’or d’avant les hostilités.

Geza, spécialiste avéré de littérature russe, est un cuisinier d’un genre un peu particulier : dans ce monde quelque peu futuriste (où l’on retrouvera quelques-uns des motifs familiers de l’auteur, tout particulièrement certains de ceux formant l’intense mosaïque de « Telluria »), après une série de guerres mafio-religieuses qui ont déchiré l’Europe, il est devenu book’ n’ griller. Armé de quelques instruments très spécifiques et d’un savoir-faire acquis à l’arrache, il offre à celles et ceux qui peuvent se payer ses services hors de prix un délice rare : des grillades au feu de livre, aux vertus de gourmet et d’esthète insoupçonnées. Il ne s’agit bien entendu pas de n’importe quels livres : comme Geza l’explique avec un très solide sérieux, dans ce monde où la chose imprimée est devenue résolument obsolète face aux divers objets connectés, le livre du tout-venant a disparu, et le carburant de ces grillades hautement illégales ne peut être composé que d’éditions originales, ou presque, pieusement conservées par les musées et autres bibliothèques sécurisées. L’organisation clandestine et ramifiée mise en place par Reza et ses nombreux collègues (et néanmoins souvent concurrents) rappellera sans doute aux initiées et initiés les sombres réseaux obsessionnels dont se tissait la trilogie de la Glace(« La Glace » en 2002, « La Voie de Bro » en 2004, et « 23 000 » en 2005), l’humour tongue-in-cheek étant toutefois beaucoup plus développé ici, en léger décalage avec la tonalité puissamment farceuse qu’affectionne habituellement Vladimir Sorokine. Cette affaire de barbecue interdit pour millionnaires ou assimilés semble bien être une affaire qui tourne, malgré ses hauts risques, lorsque certaines menaces inattendues, à base de machines de réplication moléculaire, semblent apparaître à l’horizon culinaire et marchand…

Six mois plus tard néanmoins, alors que le pillage des musées et des bibliothèques à travers le monde était devenu monnaie courante, l’humanité dut décréter que le book’ n’ grill était un crime non seulement contre la culture, mais aussi contre la civilisation. La hache de la loi ne fut plus suspendue au-dessus des seuls cuisiniers, des voleurs de livres et des clients, mais encore des invités simplement désireux de tester le carré d’agneau rôti au Don Quichotte ou le steak de thon grillé au Moby Dick. Il va de soi que les premiers procès furent retentissants et s’achevèrent par des condamnations exemplaires : l’humanité préservait son patrimoine culturel. Sa part éclairée craignait que, sans les livres des musées, l’Homo sapiensne se changeât définitivement en singe, un i-Phone dans la patte. C’est ainsi que le livre fut inscrit sur la Liste rouge des espèces menacées.
Et c’est tant mieux ! La valeur du book’ n’ grill en fut aussitôt décuplée. Il en résulta une sélection qui éjecta les dilettantes. Il n’y eut plus pour lire que de vrais professionnels. Une Cuisine naquit, avec ses rites, ses traditions, sa hiérarchie, ses finances, son service de sécurité. Mais les risques s’accrurent d’autant. On commença à écoper de peines de détention pas piquées des hannetons. On rangea les cuisiniers clandestins dans la catégorie des terroristes internationaux : cela ne dura pas, c’était franchement exagéré ; il n’empêche que nous traînons derrière nous, visiblement pour toujours, une réputation de criminels – une marque d’infamie dont nous ne nous débarrasserons pas, Messieurs ! Nous sommes les comètes du book’ n’ grill, tout retour en arrière nous est interdit. Je le dis d’expérience : ceux qui ont tenu un morceau de bœuf grésillant au-dessus d’un Shakespeare en flammes, acquis sous la menace d’armes à feu, ceux qui, coiffés de la toque d’un blanc de neige, ont contemplé la face de gros pleins de fric, d’aristocrates, de politiciens, de bandits, d’acteurs, jouant des mandibules avec componction, ceux qui ont touché pour leurs efforts une belle blanquette dans une enveloppe – ceux-là ne se mettront plus aux fourneaux d’un restaurant ordinaire.

Comme presque toujours avec Vladimir Sorokine, l’art du récit et de la parodie stylistique (la cuisine sert ici également de joli prétexte à quelques morceaux de bravoure largement à la hauteur de ceux de « Roman ») emportent lectrice ou lecteur dans leur rythme effréné, masquant avec une ruse souvent diabolique l’empilement de métaphores dissimulées à l’intérieur de métaphores. Comme dans « Le lard bleu », mais par une toute autre voie d’escalade, il s’agira bien ici de peser le caractère performatif de la littérature, et de pratiquer une mise en abîme d’une certaine sociologie de la réception artistique. « Manaraga », publié en 2017, traduit en 2019 par Anne Coldefy-Faucard dans une co-édition entre les Parisiens de L’Inventaire et les Moscovites de Nouveaux Angles, pratique avec un talent fou la mise à l’épreuve (usant même de commandos parachutistes et de montagnes glacées dans l’Oural) de la signification de l’art, et de son impact politique au quotidien, y compris sous les formes les plus subtilement gustatives.

Poignée de main à Walid. Auquel je tends l’argent. Marcel presse sa Futée et, quelques instants plus tard, déboule le Hummer blindé des facteurs. Les gardes sortent, toutes Futées piaulantes. Un facteur montre le nez. Ce ne sont jamais les mêmes, leur réseau postal couvre le monde entier. Celui d’aujourd’hui est un gars de petite taille, au type mexicain. Son visage est totalement inexpressif. Les facteurs sont des gens sûrs, parce qu’ils vivent grâce à nous, bouquinistes et cuisiniers. Leur impitoyable dureté envers les pirates de librairie est devenue légendaire. Ils ont écorché vif un Roumain qui avait bricolé dans sa cave une « édition originale de Don Quichotte« , l’ont transformé en reliure et on mis le bouquin sous la tête du malheureux, dans son cercueil. Sur toutes les pages, figurait la même phrase : Anathema maranatha. Mieux vaut être en bons termes avec eux…

Vladimir Sorokine

Vladimir Sorokine - Manaraga - éditions l’Inventaire
Charybde2

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