L'AUTRE QUOTIDIEN

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La revue Terrain explore la diversité des apocalypses et des mondes qu’elles vouent à l’annihilation

Parce que l’invention de l’arme atomique a confronté, pour la première fois, l’humanité à l’éventualité de sa destruction totale ; elle a matérialisé la possibilité d’une apocalypse imminente, et absolue. Ce numéro de Terrain, entre fins de mondes et renaissances, explore la diversité des apocalypses et des mondes qu’elles vouent à l’annihilation.

The Edge of Tomorrow, Marion Detournay, 2018 - L’attente apocalyptique rend les sociétés que nous avons confortablement habitées peu familières, voire étranges. © PEnnInghEn 2018

En introduction, Matthew Carey propose un fil conducteur à ce numéro de Terrain : deux thèses entrelacées : la fin d’un monde est toujours, en premier lieu, la fin du monde pour ceux qui la conçoivent. Toute fin du monde par ailleurs, quelle que soit son envergure, admet la possibilité d’un monde à venir. Dans ce cadre, temporalités de la fin, dénaturalisation du monde et Heimatlosigkeit sont parmi les principaux opérateurs des imaginaires apocalyptiques contemporains. Et, cela ouvre la porte à des collaborations qui s’aventurent dans toutes sortes de direction.

Ainsi, Lucas Bessire décrit la topographie sociale du futurisme apocalyptique chez les Ayoreo du Paraguay, récemment contactés, afin d’examiner les nouvelles manières d’être au monde qui émergent dans un contexte post-contact très difficile. Il montre que le futurisme apocalyptique dépasse les limites temporelles à la fois de la « culture traditionnelle » et du « christianisme ». Fondé sur les spectres de la violence, ce futurisme procède de la certitude que la survie biologique exige une redéfinition profonde de l’humanité. Les sensibilités apocalyptiques ne se réduisent pas à des valeurs locales ou à la transcendance de la mort. Elles redessinent plutôt le seuil qui oppose humains et non-humains.

Plus loin, Jean Chamel a étudié le collapsologie qui se mêle ses derniers temps d’écospiritualité : un réseau franco-suisse de « collapsologues » qui anticipent non pas la fin du monde mais la fin d’un monde ouvrant sur une nouvelle civilisation. Ils insistent sur la nécessité de mener une transformation intérieure, au croisement de l’écologie et des spiritualités alternatives, en explorant des pratiques de reconnexion à soi, au vivant et à la Terre associées au New Age. Cette écologie spirituelle peut en effet être interprétée comme une résurgence apocalyptique de ce courant, dont la dimension millénariste était présente dès l’origine. A lire en résonance avec le papier publié ici-même il y a peu.

Autre voie pour la fin du monde - Miner la vie de Sine Kroijer et & Mike Kollöffel - Depuis 2015, Ende Gelände est le slogan d’un mouvement anticharbon en pleine expansion en Allemagne. Celui-ci réunit tous ceux qui protestent contre le développement continu de l’extraction de lignite dans le pays. Ce slogan joue sur le double sens d’« une région touchant à sa fin » et de « la fin d’une pratique dans une région donnée », soulignant à la fois le principal problème de l’exploitation minière et sa possible résolution. Cet article dépeint les paysages dévastés d’une région minière allemande qui apparaissent comme une synecdoque de l’apocalypse. Il traite des expériences des villageois locaux qui ont vu leur cadre de vie disparaître du fait des mines à ciel ouvert et des préparations des militants écologistes radicaux au Jour J et à son scénario postapocalyptique.

Et dans le cours postapocalyptique de Fukushima, Sophie Houdart et Mélanie Pavy ont mené l’enquête sur les populations qui sont restées avec : On sort donc les tripes, petit à petit. Dans la petite ville de Tôwa, préfecture de Fukushima, au Japon, à une cinquantaine de kilomètres de la centrale nucléaire éponyme, les habitants sont restés vivre après qu’une catastrophe, en mars 2011, a modifié substantiellement la composition de leur environnement. Un tremblement de terre de magnitude 9 au large des côtes du Tôhoku a déclenché un tsunami qui a causé plus de 18 000 morts et disparus et engendré un accident nucléaire de niveau 7. Le panache radioactif échappé des réacteurs endommagés s’est étendu jusqu’à plus de 100 km, créant des poches de contamination aléatoires sur le territoire. Criblée de ces « taches de léopard », la vallée de Tôwa n’a pas été jugée suffisamment contaminée, toutefois, pour qu’une évacuation de la population ait été envisagée. Composé à deux voix, sur la base d’une enquête partagée, ce récit tente de restituer les bribes d’expériences de vie diffractées dans ce territoire incertain.

On y parle aussi de singularité technologique, sous la plume d’Emmanuel Grimaud et son Silicium prophétie : La singularité technologique est-elle vraiment « la moins pire des prophéties » comme le dit Vernor Vinge ? L’alliance du genre humain avec la technologie ne peut-elle que conduire à sa propre dissolution ? Faut-il souhaiter sa disparition ? Telles sont quelques-unes des questions que soulève la théorie de Vinge qui a déclenché jusqu’ici soit l’adhésion naïve, soit le rejet violent ou bien l’indifférence. Ce commentaire du premier essai de Vinge sur le concept de singularité technologique cherche à saisir les mécanismes d’emprise paradoxale de la prophétie. Il la resitue de fait par rapport à d’autres scénarios (Point Omega, Digital Gaïa, etc.), variantes technoprophétiques qui extrapolent les seuils critiques de notre temps pour le meilleur et pour le pire.

Terrain ne se contente pas de formuler les apocalypses du futur à l’œuvre, la revue s’intéresse aussi aux pensées des siècles et religions précédentes avec les Options eschatologiques romanes, un portfolio de Elise Haddad et le retour actuel via l’art de la Fascination de Gog et Magog en Ethiopie par Jacques Mercier.

Enfin, avec un autre portfolio, la section qui nous parle le plus est l’Esthétique des ruines du futur d’Alain Musset : La science-fiction a fait de nos villes les plus célèbres les cibles idéales des cataclysmes amenant la fin du monde. Incarnant tous les maux de la société moderne, elles sont, à l’instar de la Babylone de l’Apocalypse de Jean, des boucs émissaires dont le sacrifice est inévitable. Romans, films, bandes dessinées et jeux vidéo d’anticipation s’acharnent donc sur leurs prodigieux cadavres de pierre et de béton pour mieux nous convaincre que notre civilisation connaîtra le même destin que celles, aujourd’hui disparues, qui nous ont précédés. Les ruines antiques de Thèbes, de Persépolis, d’Angkor ou de Tikal sont un miroir sinistre dans lequel se reflètent les ruines futures de New York et de Paris.

Apocalypse love, Margaux Leroux, 2018 Pour faire face à la disparition de leur monde, certains se rassemblent dans des ateliers pour libérer l’expression d’émotions comme la peur ou le désespoir. © PenningHen 2018

Encore un numéro qui pense les aspects les plus variés et parfois les moins connus des sociétés d’hier et d’aujourd’hui avec une vision critique et universitaire (mais jamais barbante!), La version en ligne accueille d’autres rubriques : « Terrains » offre une étude empirique fouillée d’un objet inattendu, « Questions » délivre sous une forme condensée et accessible l’état du savoir anthropologique sur une question donnée, « Portraits » s’essaie au portrait anthropologique ou rend hommage à ceux qui ont fait ou font les sciences humaines, « Lectures et débats » entend attiser les controverses toujours utiles à la recherche… Plus que conseillé, recommandé car on peut y revenir … 

Jean-Pierre Simard le 19/04/19

Revue Terrain N° 71 - Apocalypses ! éditions Association Terrain

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